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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Galettes de Pont-Aven

L'histoire

Henri Serin (comme un serin), VRP en parapluies, a pris l'habitude, pour échapper à l'ennui de son quotidien conjugal, de fréquenter quelques maîtresses au gré de ses déplacements professionnels... Lors d'un déplacement en Bretagne, à proximité de Pont-Aven, sa voiture heurte un sanglier ; il fait alors la connaissance d'Emile et surtout d'Angela, jeune québécoise peu farouche dont Henri s'éprend...

Analyse et critique

Il n’est pas si simple de placer Joël Séria dans l’histoire du cinéma français de la deuxième moitié du vingtième siècle, à tel point que pour une grande partie des exégètes, il ne semble même pas nécessaire de chercher à le faire : la faiblesse des ressources biographiques ou analytiques à son sujet est assez éloquente du dédain dont le cinéaste fait encore aujourd’hui institutionnellement l’objet, quand bien même une (très) brève rétrospective à la Cinémathèque de Paris lui aura été consacrée au début de l’été 2018. Pour autant, certains de ses films – Les Galettes de Pont-Aven en premier lieu – ont passé l’épreuve du temps, avec des images ou des répliques entrées dans l’imaginaire collectif, et un panel de laudateurs qui se réclament en partie de son héritage (par exemple, Gustave Kervern et Benoît Delepine, amateurs revendiqués de longue date, et qui lui confieront un petit rôle en forme d’hommage en 2018 dans I Feel good).

Alors, que faire de Joël Séria ? Lui faire partager la cellule d’indignité d’un Michel Lang, après tout lui aussi auteur de « comédies provinciales polissonnes » dans les années 70 (avec d’ailleurs bien plus de succès public) ? Ou œuvrer à sa réhabilitation en en faisant l’un des fers de lance d’un mouvement libertaire post-soixante-huitard, grivois et inspiré, aux côtés d’un Bertrand Blier ou d’un Pascal Thomas (dans des registres assez différents) ? Comme souvent, il convient d’adopter une position intermédiaire, en observant toutes choses égales par ailleurs sa filmographie pour ce qu’elle est : avant de rencontrer des grandes difficultés de production qui nuiront considérablement à sa carrière, Joël Séria a débuté sa carrière avec, de 1970 (Mais ne nous délivrez pas du mal) à 1977 (…Comme la lune) un corpus extrêmement cohérent de cinq films qui ne ressemblent guère à quoi que ce soit d’autre qu’à eux-mêmes, et qui suffisent à pouvoir le considérer comme l’ « auteur » d’une œuvre cinématographique singulière. Mais compte tenu de la brièveté du dit corpus, de l’absence notable de suite (malgré des travaux honorables pour la télévision) et de la nature intrinsèque des films en question (disons-le ainsi malgré toute l’estime qu’il convient de porter à chacun de ces films : en termes d’esthétique ou de "pensée" cinématographiques, Séria n’est pas Blier), il semble difficile d’accorder quoi que ce soit d’autre à Joël Séria qu’un statut de marqueur, fort, de son époque. Il y a eu, durant les années 70, un passionnant « instant Séria ». Et c’est déjà considérable.

Cet « instant Séria » est, par essence, fortement contextuel : les années 70, bien au-delà de la question cinématographique, sont marquées par un mouvement de libération des mœurs qui rend l’approche de bien des questions sociales beaucoup plus crue, mouvement dont Les Valseuses (1974) reste l’un des plus flagrants symptômes. Sémillant trentenaire anar aimant la bagatelle et la provocation, Joël Séria est alors le fruit de son temps, se plaisant à revendiquer le goût du verbe haut et du galbe rond. En ce sens, Les Galettes de Pont-Aven est particulièrement prodigue en aphorismes paillards, depuis le « T’es moche mais je vais te fourrer ! » (adressé à une danseuse nue par l’ordure haute en couleurs incarnée par Bernard Fresson) jusqu’au « Tu sens la pisse, toi, pas l’eau bénite », forme insolite de compliment adressé par Monsieur Henri à son amante pour la comparer positivement à sa femme trop bigote… Sans oublier ce mémorable "Oh nom de Dieu d'bordel de merde" qu'il est difficile de lire sans entendre la voix de Jean-Pierre Marielle.

S’il faut insister sur l’inscription très spécifique des Galettes de Pont-Aven dans sa décennie de production, ce n’est pas tant pour alimenter la vieille antienne du « C’était mieux avant ! » ou du « On ne pourrait plus faire ce genre de films aujourd’hui » (ce qui est probablement vrai, mais quel serait l’intérêt, sinon celui de la nostalgie ou de l’anachronisme, de faire un film transpirant à ce point son époque en dehors de celle-ci ?) que pour éviter, dans un élan symétriquement absurde, les relectures du film à l’aune de préoccupations morales essentiellement contemporaines. Oui, on ne s’exprime plus nécessairement de la même manière aujourd’hui, oui les rapports hommes-femmes ont évolué, et puis tiens, les modèles de voitures ne sont plus les mêmes, mais, tout bien considéré, quelles clés d’appréciation cela fournit-il sinon celles de nos présupposés ? En l’occurrence, limiter Les Galettes de Pont-Aven aux tirades salaces d’un quadragénaire s’extasiant sur les culs de femmes beaucoup plus jeunes que lui (et oui, il y a cela dans le film) induit une lecture partielle et passablement incorrecte de ce que l’œuvre raconte, en particulier sur la question des rapports hommes-femmes.

Les Galettes de Pont-Aven est aussi souvent présenté comme une comédie, et l’assez solide ancrage de sa réputation « culte » repose sur ce malentendu. Il y a dans le film d’assez régulières raisons de sourire, ce n’est pas le problème, mais le film raconte surtout l’histoire d’un homme en crise, qui fuit l’aliénation de sa cellule familiale pour aller d’échecs en échecs et s’effondre dans une déchéance alcoolique. Le film s’achève sur une note optimiste, sur l’idée vivifiante d’une « renaissance » (sous forme de bandaison), mais qui a bien regardé le film remarque nécessairement un écho entre la jovialité de Monsieur Henri lors des dernières séquences et la joie profonde qui l’habitait, quelques dizaines de minutes plus tôt, lors de sa fuite avec Angela, c’est-à-dire avant qu’il ne sombre. Ce que le film décrit, c’est donc un dépressif en sursis, qui demeure toujours à la lisière de rebasculer. Le film montre surtout la manière dont cet homme en crise a construit son existence sur la projection qu’il opère sur les femmes, indépendamment de ce qu’elles sont réellement : il les fantasme, les commente abondamment, les place dans une forme de « sur-réalité » idéalisée qui ne fait qu’alimenter son mal-être profond. Notons d’ailleurs que – de canadiennes en bretonnes, de jeunes en vieilles, de filles probes en filles de joie, d’ingénues en perverses – le film offre un panel suffisamment large de profils pour qu’on puisse difficilement l’accuser d’établir une quelconque « taxonomie de la féminité », si ce n’est à travers une aspiration à la liberté, à l’affranchissement, qui mérite d’être soulignée.

À ce sujet, rappelons que Monsieur Henri se rêve en peintre, c’est-à-dire dans le rôle non pas de celui qui éprouve la réalité mais de celui qui la figure, la représente conformément à son regard. Son épopée pontaveniste fait ainsi écho à celle d’autres peintres ayant écumé la cité bretonne, en premier lieu desquels Paul Gauguin, dont il est bien mentionné dans le film que lui aussi avait une forme d’obsession pour la gente féminine… Monsieur Henri est ainsi un obsédé, mais il faut impérativement, en l’occurrence, débarrasser le terme de sa connotation morale pour l’envisager de façon précise : il court, de façon illusoire, derrière une obsession, qui est celle de toucher à la perfection esthétique telle qu’il la perçoit dans le corps féminin (« Je vais peindre tes yeux, ta bouche, ton front, ton corps, tes cuisses, ton cul… Ah oui, ton cul surtout ! »). En ce sens, il y a un cousinage positif à établir, dans l’absurdité de sa tragicomédie, avec certaines figures du cinéma italien de la même époque, par exemple le Capitaine Consolo, incarné deux ans plus tôt par Vittorio Gassman dans Parfum de femme de Dino Risi.

Et comme Vittorio Gassman aura incarné pendant les plus belles années de la comédie italienne un archétype satirique du mâle italien, Les Galettes de Pont-Aven marque l’apogée de la figuration du bonhomme franchouillard tel que Jean-Pierre Marielle le sublimera dans la deuxième moitié des années 70, de Calmos à Un moment d’égarement, de Dupont Lajoie à On aura tout vu. Avec sa voix chaude et sa faconde inimitable, son torse poilu et son œil malicieux, il compose un personnage à la tendresse rustaude plus nuancée qu’il n’y paraît, dissimulant une fragilité presque enfantine derrière son arrogance virile de façade. Sa force, indiscutablement, est de parvenir à maintenir le personnage au premier degré, dans sa grossièreté comme dans sa sincérité, sans y ajouter une once de commentaire ironique : si la scène du duo sur Kenavo fonctionne si bien, c’est que la drôlerie folklorique et l’émotion pure y cohabitent de façon équilibrée, sans que l’une ne prenne le dessus de l’autre.

Il faut, à ce titre, envisager l’apport majeur de Jean-Pierre Marielle à cet « instant Séria » dont nous parlions précédemment : dans les trois films où il apparaît (Charlie et ses deux nénettes ; Les Galettes de Pont-Aven ; …Comme la lune), il dépasse l’archétype scénaristique du beauf de province pour lui conférer les heures de gloire vacillantes de quelque chose qui tiendrait d’un glorieux et vain crépuscule. Car, en somme, le grand sujet des cinq films de Joël Séria qui sont évoqués ici, sujet très fortement contextuel lui aussi, c’est la description (peut-être en partie non consciente d’ailleurs) du vacillement du modèle séculaire du mâle français, ébranlé par le bouleversement des mœurs qui s’opère alors à travers, notamment, le changement de statut de la femme. Ce vacillement peut être brutal (les hommes tués par les deux héroïnes de Mais ne nous délivrez pas du mal) ou d’une grande douceur (la relation d’une bienveillance inouïe qu’entretiennent Charlie et les deux nénettes, son film le plus paisible), il peut s’opérer dans l’aveuglement (la fin de …Comme la lune) ou la perversion (le personnage d’André Dussolier dans Marie-Poupée), mais il mène toujours au constat que les femmes n’ont pas nécessairement besoin des hommes pour être elles-mêmes (ce qui les rend plus fortes que les hommes, qui demeurent eux toujours dépendants).

Pour appuyer encore un peu sur la sensibilité féminine à l’œuvre dans les films de Joël Séria, et pour revenir un instant à la métaphore picturale, il semble ainsi qu’il faille envisager le travail du cinéaste comme celui d’un impressionniste : chaque touche en elle-même (telle saillie grossière, tel plan un peu cru…) importe moins que le tableau d’ensemble, voire même que les variations opérées d’une œuvre à l’autre. Ses cinq films des années 70 tiennent ainsi de la série (au sens pictural), et sa cathédrale de Rouen a dès lors des airs de muse : rencontrée dans la préparation de Mais ne nous délivrez pas du mal, Jeanne Krier (Goupil pour le cinéma) deviendra très vite la compagne du réalisateur, tenant un des rôles principaux dans ses quatre premiers longs-métrages. Dans Les Galettes de Pont-Aven, elle n’apparait que très tard dans le rôle décisif de Marie, mais elle irradie de son charme juvénile, innocent et futé à la fois. Surtout, c’est à sa main que sera confiée la confection des œuvres de Monsieur Henri, ces tableaux naïfs et colorés qui confèrent au film leur gaité mélancolique, et qui font d’elle, en partie, une deuxième autrice du film.

Finissons avec un dernier point qui tient, lui aussi, au parcours personnel de Joël Séria et renforce l’idée que le cinéaste a, durant ces cinq films, tiré sa corde d’auteur : Joël Séria a, durant ses jeunes années angevines, subi une éducation religieuse assez stricte, de laquelle il a tiré en réaction une partie de son esprit libertaire et provocateur. Là aussi dans un esprit très spécifique à leur époque de production, ses films n’hésitent jamais à railler la morale catholique et l’hypocrisie petite-bourgeoise qui lui est associée, illustrés dans le cas spécifique des Galettes de Pont-Aven par le frère et la sœur incarnés dans le film par l’inénarrable Claude Piéplu (en colporteur volubile) et Martine Ferrière (plus taiseuse mais non moins inquiétante). Mais là encore, il trouve son propre ton, qui est bien moins chargé en vitriol que celui d’un Claude Chabrol, autre observateur notoire, dans les années 70, des notables des bords de Loire.

Voilà ainsi, là encore par petites touches, la place que l’on pourrait finir par accorder à Joël Séria dans l’histoire du cinéma français des années 70 : celle d’un observateur souriant, sans méchanceté mais à l’esprit volontiers insolent, et qui sera parvenu, au gré de quelques films très aimables, à définir son art à lui, bien plus délicat qu’il n’y paraîtrait à premier abord. Celui, empreint de truculence et de mélancolie, d’une véritable poétique de la vulgarité.

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Par Antoine Royer - le 26 janvier 2023