Critique de film
Le film
Affiche du film

Cette sacrée vérité

(The Awful Truth)

L'histoire

Jerry et Lucy Warriner s'aiment, mais ils ont pris l'habitude de se mentir, et leur confiance réciproque s'en trouve étiolée. Ils décident donc, d'un commun accord, de divorcer. Mais l'arrivée, de part et d'autre, de nouveaux prétendants, les amène à repenser leur décision...

Analyse et critique

On peut d’emblée décrire Cette sacrée vérité comme l’une des plus importantes comédies de l’histoire du cinéma américain. Cela n’induit pas un aveuglement béat qui en ferait la « meilleure » (et quel sens cela aurait-il, d’ailleurs ?) mais la réputation du film est à ce point établie qu’elle oblige parfois ses commentateurs à devoir préciser d’emblée leur retenue : ainsi, à titre d’exemple, dans la mise à jour de leurs 50 ans de cinéma américain, Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon affirment que le film leur a « toujours semblé surestimé ». Tout en pouvant donc légitimement émettre des réserves vis-à-vis du film tel qu’il est (une certaine confusion parfois ; des effets comiques trop mécaniques ; et une forme de vaine agitation sans doute...), il faut donc lui reconnaître une inscription durable dans la postérité, une cote certaine qui possède plusieurs raisons.

La première d’entre elles tient à la manière dont le film incarne de façon quasi quintessentielle une certaine idée de la « screwball comedy », genre très spécifique à la production hollywoodienne de la deuxième moitié des années 30, et que l’on peut caractériser par une triple vivacité : de rythme (avec une réutilisation des codes du burlesque dans le contexte d’une comédie de mœurs), d’écriture (avec des dialogues qui s’enchaînent sans temps mort) mais aussi d’esprit chez les protagonistes principaux, en particulier du côté de personnages féminins aux personnalités affirmées. Outre ses qualités spécifiques, si le genre (qui court sur une période assez brève, de 1934 à 1943 globalement) a conquis une telle notoriété, c’est notamment parce qu’il avait particulièrement été mis en avant lors des premières cérémonies des Oscars, et l'on peut ainsi encore aujourd’hui trouver le nom de Leo McCarey, coincé entre deux autres récompenses attribuées à Frank Capra (pour L’Extravagant Mr Deeds en 1937, pour Vous ne l’emporterez pas avec vous en 1939), en temps que récipiendaire de l’Oscar du meilleur réalisateur 1938. Pour l’anecdote, Leo McCarey reçut le prix en considérant que ce n’était pas « pour le bon film » qu’il était récompensé : il avait quelques mois auparavant réalisé un très beau film qui n’était pas une screwball, Make Way for Tomorrow (Places aux jeunes), probablement plus personnel et plus caractéristique de son propre style, mais qui n’avait pas trouvé son public.

La deuxième raison, dans la continuité de cette légende hollywoodienne en cours d’écriture, est que Cette sacrée vérité est aujourd’hui considéré comme le film ayant révélé Cary Grant, voué à devenir l’une des plus emblématiques stars américaines (1) des deux décennies à venir. Pour être plus précis - puisqu’on avait déjà remarqué cet élégant jeune homme aux côtés de Mae West, notamment - son rôle dans Cette sacrée vérité constitue la matrice de l’archétype masculin pour lequel Time Magazine le décrira comme « the world’s most perfect male animal », ce personnage de séducteur canaille qui ne se prend jamais tout à fait au sérieux qu’on retrouvera avec délectation, dans les années suivantes, dans L’Impossible Monsieur Bébé ou La Dame du vendredi de Howard Hawks, Vacances ou Indiscrétions de George Cukor ou encore Arsenic et vieilles dentelles de Frank Capra.

Mais au-delà des honneurs qui, régulièrement, ont contribué à raviver sa notoriété (un remake - en réalité une réadaptation de la pièce d’Arthur Richman - sous forme de comédie musicale, en 1953, réalisé par Alexander Hall avec Jane Wyman et Ray Milland ; l’entrée du film au Registre National de la Bibliothèque du Congrès, en 1996, pour son « importance culturelle, historique et esthétique » ; une place dans la liste des 100 films américains les plus drôles, en 2000, établie par l’American Film Institute...), le film est aujourd’hui largement identifié parmi les objets d’étude centraux des travaux théoriques du philosophe américain Stanley Cavell, parmi lesquels Pursuits of Happinness : The Hollywood Comedy of Remarriage (1981 - édité en France sous le titre A la recherche du bonheur - Hollywood et la comédie du remariage). Pour résumer les choses sommairement (la pensée de Cavell est remarquablement structurée mais souvent complexe, en ce qu’elle convoque toute une histoire de l’art ou de la philosophie modernes), le philosophe décrit, à travers un corpus de sept films (de New York-Miami à Madame porte la culotte), la manière dont le genre empirique de la « comédie du remariage » (2) a contribué à réinventer les motifs narratifs de la comédie romanesque shakespearienne, et ainsi œuvré à définir une nouvelle morale du couple. Pendant des siècles (et quelques décennies pour ce qui est du cinéma), les histoires d’amour ont obéi à une logique structurelle dans laquelle l’union (en l’occurrence le mariage) était une finalité, la conclusion heureuse d’un récit mouvementé. Tant de films s’achevaient sur un baiser scellant l’union des amoureux, abandonnant leurs spectateurs à une interrogation, un « et après ?... », qui - quand bien même elle entrait en écho avec l’expérience réelle de la vie à deux - n’était jamais vraiment traitée à l’écran. Les films de la « comédie du remariage » identifiés par Cavell, et en particulier Cette sacrée vérité qui est probablement le film le plus exemplaire du corpus, ont ainsi ceci de novateur qu’ils abordent cette question, avec le passionnant bout de leur lorgnette : il s’agit, schématiquement, de couples de gens jeunes sans être des jeunes gens (la trentaine plutôt que la vingtaine, ce qui repousse un peu la question de l’assentiment des parents), qui n’ont pas (encore) d’enfants (éventuellement un chien, dont la garde peut faire l’objet d’une querelle, mais qui constitue moins, dans Cette sacrée vérité, un substitut d’enfant qu’un révélateur à l’immaturité des protagonistes) ; qui ont tous deux les moyens financiers de s’accorder une séparation voire d’envisager la perspective du divorce ; et qui font dans un premier temps, pour résumer, « l’épreuve d’un scepticisme », d’une insatisfaction à être ensemble. La perspective de la comédie du remariage, ce serait donc, en somme, une ré-union nourrie de l’expérience de la dés-union, renforcée non par la transformation des protagonistes (ils sont, à la fin du film, rigoureusement ceux qu’ils étaient au début) mais par la reconnaissance de ce qu’ils aiment chez l’autre et qu’ils avaient perdu de vue. Ainsi, ce dialogue final, vertigineux, sur le chemin de la réconciliation :

Lucy : « I mean, things could be the same if things were different. »
Jerry : « But things are the way you made them. »
Lucy : « Oh, no. No, things are the way you think I made them. I didn't make them that way at all. Things are just the same as they always were, only, you're the same as you were, too, so I guess things will never be the same again. »

Mais, comme souvent dans les grands films, la richesse philosophique (il faut préciser que, de son côté, Stanley Cavell ne s’intéresse qu’aux scénarios, jamais aux questions de mise en scène) est largement soutenue par des questions de forme : ainsi, dans cette logique d’une situation exclusivement conditionnée au regard que les protagonistes portent sur elle, Cette sacrée vérité est un film totalement subjectivisé par les perceptions du couple Warriner. Prenons plusieurs exemples.

Le film s’ouvre sur une vue de New York, suivie d’un plan d’horloge. Il s’achève sur ce gag du coucou suisse dans lequel le petit personnage masculin, plutôt que de retourner dans l’espace qui lui est mécaniquement attribué, prend l’initiative de suivre son homologue féminine. (3) La toute dernière scène, dans ce chalet du Connecticut (Stanley Cavell identifie le « retour à la nature » comme un autre point caractéristique du corpus), est toute entière soumise au compte à rebours menant à l’officialisation du divorce. Le film se présente donc, littéralement, comme une course « contre la montre », un compte à rebours, dont l’issue est le salut (ou non) du couple : cette « pause » que prennent Lucy et Jerry paraît constamment entrer en collusion avec le rythme effréné du film, qui semble leur crier que le temps presse (pour quoi, d’ailleurs ? dans le contexte de l’Amérique puritaine des années 30, on pourrait émettre l’hypothèse d’une injonction d’ordre social et culturel qui renverrait notamment au fait que Lucy n’a pas encore d’enfant).

Outre leur rapport au temps, il faut identifier le rapport du couple Warriner aux « autres », là aussi dans une perspective culturelle et sociale. Aussi remarquablement interprétés soient-ils, il faut reconnaître que les personnages secondaires du film (Armand, Dan, Dixie Belle, Barbara) sont vus à travers le regard du membre du couple Warriner qui n’est pas en relation avec eux, et que cette perception est essentiellement négative : le professeur de chant français est un rival; le courtisan oklahomien est un plouc ; la chanteuse de cabaret est vulgaire ; la famille bourgeoise est cul-serré... Le film ne dresse donc aucun constat objectif sur la bonne société new-yorkaise ou les provinciaux, il met en image, de façon très subjective, la réserve, la suspicion ou la menace ressenties par celle ou celui qui voit l’objet de son amour s’éloigner. De façon symptomatique, à chaque action est confronté le contrechamp du regard porté sur elle par son spectateur défiant, ce qui fait assez largement de Cette sacrée vérité une comédie du malaise.

Et plus globalement, car elle figure dans le titre du film, il faut faire ressortir le rapport très particulier entretenu par le couple Warriner avec la vérité, qu’elle soit « affreuse » (comme suggéré par le titre original) ou « sacrée » (selon les libertés prises par le titre français). Dans Cette sacrée vérité, les faits importent finalement bien peu : où était Jerry lorsqu’il affirme revenir de Floride avec des oranges californiennes ? et que s’est-il passé entre Lucy et Armand durant la panne de voiture ? A ces questions pourtant décisives au départ, le film n’apporte aucune réponse. Car ce qu’il décrit, ce n’est jamais la « vérité » mais la manière dont Lucy et Jerry la perçoivent, la transforment et l’adaptent à leurs propres besoins. Rarement, en somme, a-t-on vu deux personnages mentir avec un tel amour.

Et donc, pour que Cette sacrée vérité, reposant à ce point sur les comportements critiquables de deux personnages qui s’entredéchirent, s’humilient et se trahissent pour mieux faire renaître l’estime, la considération ou la confiance qu’ils se portent, puisse produire sur son spectateur l’effet euphorisant attendu, il fallait des comédiens à la hauteur. On a déjà mentionné Cary Grant qui exhibe ici, à travers ses mouvements d’yeux ou ses chutes à répétition, quel incroyable objet de comédie il savait être.

Mais le charme de Cette sacrée vérité provient en au moins égale partie d’Irene Dunne, dont la savante nonchalance et la virevoltante espièglerie forcent une nouvelle fois l’admiration : comment résister, par exemple, à son numéro contre-nature sur My dreams have gone with the wind ou à ses fous rires en cascade sur les motos des gendarmes ? Les deux comédiens se retrouveront trois ans plus tard pour une autre comédie du remariage (on se permet la catégorisation bien qu’elle ne figure pas dans le corpus de Cavell), la très sympathique Mon épouse favorite, que devait également réaliser Leo McCarey mais qui échut finalement (suite à un accident de voiture) à Garson Kanin, ainsi qu’en 1941 dans le plus sentimental Penny Serenade. En tout état de cause, il aura suffi de Cette sacrée vérité pour faire de leur association un couple de légende.


(1) Rappelons que Cary Grant était né britannique, qu’il était arrivé à New York en 1920 à l’âge de 16 ans et qu’il obtint la nationalité américaine en juin 1942.
(2) Empirique car limité aux films du corpus : un film qui possèderait toutes les caractéristiques théoriques propres au genre n’en ferait pas nécessairement partie pour autant.
(3) Le film, soumis aux règles de censure du Code Hayes, ne montre à peu près aucun contact physique entre deux personnages de sexes différents - ce qui ne l’empêche pas, comme l’illustre cet exemple, d’être volontiers égrillard, par symbolisme ou par sous-entendu...

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Par Antoine Royer - le 10 juillet 2023