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Critique de film
Le film
Affiche du film

Carnet de notes pour une Orestie africaine

(Appunti per un'Orestiade africana)

L'histoire

Adapter l'Orestie d'Eschyle dans le Sud-Est de l'Afrique au tournant des années 1960 et 70 : bonne ou mauvaise idée ? Comment en être sûr sans s'y être rendu en filmer un prototype sur place ?

Analyse et critique

« Rien n’oblige autant à regarder les choses que de faire un film. Le regard d’un écrivain sur un paysage champêtre ou urbain peut exclure une infinité de choses, en découpant de leur ensemble uniquement celles qui émeuvent ou qui sont utiles. Le regard d’un metteur en scène sur le même paysage ne peut pas, à l’inverse, ne pas prendre conscience, en dressant quasiment une liste, de toutes les choses qui s’y trouvent. En effet, alors que chez un écrivain les choses sont destinées à devenir des mots, c’est-à-dire des symboles, au contraire, dans la manière de s’exprimer qui est celle d’un metteur en scène, les choses restent des choses : les « signes » du système verbal sont donc symboliques et conventionnels, tandis que les « signes » du système cinématographique sont justement les choses elles-mêmes, dans leur matérialité et leur réalité. Elles deviennent, il est vrai, des « signes », mais ce sont les « signes », pour ainsi dire vivants, d’elles-mêmes. » (1)

Il y a dans ces mots de Pier Paolo Pasolini une grande part de la dialectique de son œuvre, celle d’un écrivain qui, se faisant cinéaste, voit la parole mise en concurrence avec l’image… et celle-ci l'emporter sur la première. Cette relation tendue, de l’homme de lettres rattrapé par le filmeur, est particulièrement visible dans Carnet de notes pour une Orestie africaine (le titre italien a recours au terme mal traduisible d’appunti) où son hypothèse selon laquelle le destin du continent africain dans les années 1960 pourrait se voir illustré par le mythe de la naissance de la démocratie athénienne entre en carambolage avec le réel, ce dont il est contraint de prendre acte, sinon en paroles, « du moins » (c’est-à-dire fatalement) à l’image. C'est là un conflit central du cinéma moderne, dont le logos sort rarement victorieux.

Comme le plus court Notes pour un film sur l'Inde, ce Carnet de notes est un documentaire préparatoire pour un film de fiction que Pasolini compte faire, où l’Orestie d’Eschyle serait, tel Œdipe Roi, ou Médée, adapté au cinéma. Il s’agit dans l’absolu de repérages et d’hypothèses pour l’œuvre à venir. Tel homme rencontré ne pourrait-il pas incarner Oreste de retour à Argos ? Ce groupe de femmes chantant et dansant traditionnellement (le mythe appelle le cliché (2)) ne pourraient-il pas figurer les Érinyes ? Des arbres de la savane ne seraient-ils pas eux-mêmes à même de symboliser les furies divines ? L’Université de Dar es Salam ne pourrait-elle pas représenter le temple d’Appolon ? Quel rapport entre la guerre du Biafra et celle de Troie menée par Agamemnon ? Gare aux vertiges de l'analogie. La logique est symbolique, donc facilement stéréotypique. Elle en vient immédiatement à plaquer des idées préconçues sur un réel qui n’en demande pas tant. Des images du Biafra, raisonnablement effroyables, ou d’exécutions comme on pouvait en voir d’autres réelles dans Profession : Reporter, n’appellent pas un commentaire métaphorique, encore moins un recours au mythe (occidental qui plus est, quoiqu’il y ait là l’idée humaniste que la violence politique est familière à toutes les sociétés humaines). Si la voix-off de l’auteur plane sur l’essentiel (une digression exceptée) du film, celui-ci pris dans son ensemble est un constat d’échec. L’Orestie en Afrique ne se fera pas… à ceci près qu’elle vient d’être faite, que ce film préparatoire est bien évidemment le film fini. Ce Carnet devient ce drôle d’objet, alors assez inédit, du film à faire, ou pas fait, qui de fait est le film accompli. Si la notion d'art et d'essai saurait souvent prêter à caution (Picasso : je ne cherche pas, je trouve), c'en serait en l'occurrence un exemple pertinent.

Pasolini est coutumier des récits de voyage mais c’est paradoxalement en prenant la caméra pour s’y essayer à ce genre déjà pratiqué à l’écrit qu’il part d’un axe plus théorique qu’à l’habitude. Il s’agit de trouver sur ces terres, entre le lac Victoria et Dar es Salam, l’Ouganda et la Tanzanie (soit l’Afrique de l’Est, ce qui peut indirectement faire sens pour un citoyen italien) des images allégoriquement illustratives, et de se référer à ce récit pour appréhender les images qu’il y filme. La  trilogie théâtrale d’Eschyle traite du combat entre forces de la rationalité et de l’irrationalité, de l’entrée dans une certaine forme de civilisation (et du devenir de puissances archaïques au sein de celles-ci), où le pouvoir est conféré par le peuple et non un décret des dieux. C’est ce passage à la démocratie et l’abandon (pour Pasolini heureux par certains points, malheureux par d’autres) des codes archaïques des sociétés tribales qui intéressent celui-ci. L’entrée de pays en développement dans la modernité est un thème qui intéresse le cinéaste, nourrissant chez lui des sentiments complexes et partagés. Ces propres difficultés intellectuelles vont s’achopper à la réalité de ce continent : d’une part parce que les indépendances et l’accession (au moins relative) à la démocratie n’y datent pas de la fin des années 1960, mais de la décennie précédente ; de l’autre parce que, contrairement aux ambivalences que peut éprouver un petit-bourgeois européen éduqué regardant en arrière, les Africains qu’ils rencontrent n'ont semble-t-il qu’une envie, à savoir aller de l’avant.

Ce différent est rendu très clair quand, dans un geste courageux voire téméraire, Pasolini expose, images à l’appui, son projet à des étudiants africains à Rome (pas nécessairement des pays filmés : l’un d’entre eux est par exemple Somalien ; un autre francophone, soit plutôt de la côte ouest) chez qui tout cela engendre une certaine perplexité. Il y a d’abord une accusation de naïveté au fait de vouloir parler de l’ « Afrique » en général, quand ce continent qui s’étend de l’Hémisphère sud à la Méditerranée et de l’Océan Atlantique à l’Indien est fait de différentes nations. Un étudiant profère l’évidence : se sentir ressortissant de son pays, pas de son continent. Mais cela appelle immédiatement en réponse une complexité propre à ce continent-là et ses citoyennetés : le caractère arbitraire de ses frontières, de ses nations, qui ne correspondent pas aux identifications ethniques. On touche alors à la difficulté du groupe à parler des conflits inter-ethniques, quand il s’agit de présenter au reste du monde une image tiers-mondiste où les Africains feraient front commun dans la course au développement. De plus, de quoi ces étudiants sont-ils représentatifs ? Ils sont les fils (aucunes filles alors) de membres d’une élite locale et les sentiments un peu ou beaucoup partagés qu’ils peuvent éprouver à perdre culturellement quelque chose pour y gagner autre chose ne sont pas nécessairement ceux de l’ensemble de leurs compatriotes (Pasolini lui-même séparait à vue d’œil filles modernes et traditionnelles dans une file féminine allant vers son usine). Les clivages ne sont pas que d’origines, mais plus encore de classes.

L’échec de ce Carnet de Notes est passionnant, parce qu’il est rendu visible, qu’un cinéaste volontiers idéologue dans ses prémisses expose une vue de l’esprit qu’il va, cruellement pour lui-même, confronter au réel. Et sans surprise, le second gagne. Le forçage théorique chez Pasolini ne sert qu’à se lancer. Une fois lui-même piégé par ses propres idées, il devient le plus réflexif, et le plus observateur, des cinéastes. Il y a une exception à cette réflexivité. Ironiquement, c’est soudainement en se taisant (momentanément plus de voix-off), donc en mettant de côté le caractère personnel de son commentaire, qu’il aboutit à une séquence sans auto-critique. À Rome également, il filme une session de free jazz au Folkstudio, où sont entre autres présents le saxophoniste argentin (blanc) Gato Barbieri, ainsi qu’Archie Savage pour le chant, acteur afro-américain ayant dérivé vers le pan Cinecittà des productions hollywoodiennes du moment. Le chœur antique ne chante plus alors que l’africanisme, mais un tiers-mondisme qui devrait unir les damnés de la terre, dans une expérience étrange, pensée simultanément comme spirituelle et aliénée, en-deçà et au-delà de celle moderne occidentale (leur royaume n’est pas de notre monde, mais nous en recevons l'écho). Comme si même devant le démenti que le réel apportait à ses hypothèses (l’Orestie n’a à vrai dire jamais porté chance à Pasolini, comme en témoigne la mauvaise réception italienne de sa traduction personnelle), il conservait ce souhait mystique.

L’hémisphère cérébral droit de ce rêveur tellurique continuait visiblement à cogiter, tandis qu’il rentrait d’un exercice parfois brillant de sémiologie sur le terrain - tel ce passage à l’Université de Dar Es Salam, où une plaque explique au-dessus de la librairie universitaire qu’elle est financée par la République populaire de Chine, tandis que la vitrine propose des ouvrages de vulgarisations pour la plupart américains, tous occidentaux en tout cas… montage simple qui synthétise le conflit d’influences extérieures pas à égalité en termes de soft power. C’est ici une culture de masse qui paraît l’emporter sur le sonnant et trébuchant, mais il s’avérera que l’équation est réversible. (3) Pasolini n'était pour son compte guère optimiste quant à ce produirait le nouveau capitalisme en Afrique. Dans l'ensemble ce Carnet est cependant encore (et malgré ses perplexités) porté par l’optimisme des indépendantismes. Ce que l'observateur semble ne presque pas rencontrer alors en Afrique est le sentiment du tragique qui, lui, l’anime (mais sur place, il écoute peu, il regarde surtout). Ici, c’est le réel qui sera depuis allé vers son sentiment, faisant de lui un homme en avance ou en retard, les deux dans un double-mouvement, sur son temps. C’est une beauté de son cinéma, et de son œuvre (eût-elle dû parfois l’affaiblir théoriquement) : le refus, ou l’incapacité, artistiquement identiques, d’être de son temps... même et surtout quand on s'y confronte directement.

(1) in Lettres luthériennes, éd. du Seuil,  2000 (1976 pour parution italienne), p.47.
(2) Cinéaste moins porté sur la mythologisation, Kiarostami est allé dans ABC Africa à la rencontre d'une image que l'histoire occidentale est parvenue à rendre grinçante : celle de petits enfants noirs dansant joyeusement.
(3) Comme l'exprimait le président kenyan Uhuru Kenyatta, avec une formule de plus en plus fréquente sur le continent africain : quand une délégation occidentale nous rend visite, on a le droit à une leçon, avec une chinoise, à une usine.

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La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 1 février 2023