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Critique de film
Le film

Carmen Jones

L'histoire

Jacksonville durant la Seconde Guerre mondiale. A la caserne militaire locale est couplé un atelier de confection de parachutes où travaille notamment la volcanique Carmen Jones. A la suite d’une violente altercation entre la jeune femme et l’une de ses collègues, le caporal Joe, futur élève pilote, reçoit l’ordre de son sergent qui le jalouse, de prendre la route pour Masonville afin d’y remettre Carmen aux autorités civiles. Mais la Jeep s’embourbe dans une mare et le couple fait halte dans le village natal de Carmen. Là, Joe succombe aux charmes de la séductrice, laquelle prend la fuite après une nuit de passion, non sans lui avoir confessé qu’elle l’aimait. Il est emprisonné quelque temps et rompt avec sa fiancée, la jeune et douce Cindy Lou. Libéré et à nouveau promis à l’avenir doré des aspirants pilotes, il rejoint Carmen au bar de Billy Pastor. Il y est provoqué par le sergent Brown, qu’il assomme. Il fuit avec Carmen vers Chicago. Joe est désormais un déserteur cantonné dans sa chambre d’hôtel. Carmen ne tarde pas à se lasser de cette vie miteuse et l’abandonne bientôt pour le champion de boxe poids lourds Husky Miller. A l’issue d’un combat triomphal de ce dernier, Joe rejoint Carmen, qui en dépit de ses menaces, le provoque et l’humilie. Il l’étrangle avant d’être emmené par la police militaire. La corde de la potence l’attend...

Analyse et critique

Pour le public français, Carmen Jones reste aujourd’hui encore l’un des titres les plus méconnus de la filmographie d’Otto Preminger. Méconnu, et même mal-aimé, d’une part parce qu’il se rattache à un genre, le musical, qui n’a jamais suscité l’enthousiasme des foules dans l’Hexagone, d’autre part et surtout parce qu’il est resté longtemps invisible sur nos écrans nationaux. Sorti à la fin de l’année 1954 dans les salles américaines, Carmen Jones ne fut projeté officiellement en France qu’en 1981, ne bénéficiant à cette date que d’une distribution en salles des plus confidentielles. Jusque-là, son exploitation française avait été gelée par la procédure intentée par les ayants droits de Meilhac et Halévy, librettistes de l’opéra de Bizet, qui accusaient Oscar Hammerstein, l’auteur du spectacle dont est adapté le film, de "détournement" de l’œuvre originale.

Cette procédure est d’autant plus absurde que le film de Preminger ne représente pas, loin s’en faut, une adaptation fidèle de la pièce musicale du créateur de Show Boat ou The Sound of Music, donnée en représentation pour la première fois à Broadway en 1943. Et même si par certains points l’histoire de Carmen Jones s’éloigne un peu plus encore que la pièce de Hammerstein du livret original (dans l’adaptation cinématographique par exemple, Carmen n’est plus directement responsable de la querelle opposant Joe à son sergent ni de la bagarre qui s’ensuit), il n’en reste pas moins vrai que Preminger et son scénariste, Harry Kleiner, ont opté pour un retour aux sources. Du spectacle original, ils ont éliminé l’aspect fantaisie parodique pour tendre vers le drame original de la nouvelle de Mérimée, mais transposé dans une Amérique - presque - contemporaine et ils ont retenu le parti pris de la pièce ; tous les interprètes de cette adaptation seront noirs. Pour le reste, Kleiner et Preminger n’ont conservé du spectacle que les chansons écrites par Hammerstein et mises en musique sur des arrangements créés autour des airs les plus populaires de l’opéra de Bizet. Alors, certes, il ne reste plus grand chose de l’œuvre de Meilhac et Halévy dans cette version de Carmen...

Aujourd’hui le Carmen Jones de Preminger est généralement référencé dans les ouvrages thématiques du septième art parmi les comédies musicales. A y regarder de plus près, c’est une erreur. Le spectacle imaginé par Hammerstein tenait de la comédie musicale. Son adaptation cinématographique est avant tout un drame de la passion, ponctué de performances lyriques. C’est d’ailleurs Hammerstein lui-même qui a rendu le plus bel hommage au travail d’adaptation entrepris à partir de son spectacle par le metteur en scène viennois. Petit-fils d’un producteur de spectacle, Hammerstein avait très tôt constaté que son aïeul était passionné d’art lyrique, mais qu’à chaque fois qu’il finançait un opéra, l’entreprise se soldait par un échec commercial. Il imputait ces échecs successifs au fait que le grand public restait imperméable aux livrets de langue étrangère. L’art lyrique n’étant décidément pas entré dans les mœurs anglo-saxonnes, Hammerstein estimait qu’il était presque impossible de trouver aux Etats-Unis des artistes polyvalents. Il fallait privilégier soit le talent dramatique, et dès lors s’orienter à sa manière vers la comédie musicale, soit le talent lyrique mais sacrifier derechef toute représentation dramatique digne de ce nom. Le compositeur saluera la démarche de Preminger, qui sut tirer le meilleur parti des ressources offertes par le cinéma, en optant pour un doublage systématique de chacun de ses comédiens (exceptions faites de Pearl Bailey et Olga James) pour toutes les performances vocales, ne sacrifiant dès lors ni le réalisme dramatique ni la puissance lyrique de l’œuvre.

Le terme doublage semble d’ailleurs inapproprié ici, puisque les lyrics du film ont été enregistrés par Marilyn Horne (Carmen), célèbre mezzo-soprano alors tout juste âgée de vingt ans, LeVern Hutcheson (Joe) ou Marvin Hayes (Husky Miller), notamment, au cours de véritables sessions dirigées par Otto Preminger lui-même avant le début du tournage, et que ce sont les comédiens qui ont dû se conformer au rythme de leurs équivalents lyriques afin de synchroniser les mouvements de leurs lèvres. A cette fin, et non sans quelque ironie, Preminger choisira d’ailleurs des artistes de cabaret chevronnés tels que Dorothy Dandridge ou Harry Belafonte - qui n’était au moment du tournage encore jamais paru à l’écran - pour les rôles principaux, leur expérience de chanteur leur permettant d’appréhender plus facilement le tempo de leurs doubles sur la bande musicale.

Dès lors, quiconque appréhenderait Carmen Jones comme une comédie musicale traditionnelle s’exposerait à de graves désillusions. Ici, point de numéros faisant progresser l’action, point de tableaux au rythme extatique : chaque chanson est avant tout une respiration, une petite parenthèse en forme de représentation lyrique que l’on ne saurait juger au regard des critères habituellement appliqués aux intermèdes de la comédie musicale traditionnelle, sous peine de n’y déceler que statisme et ennui (ainsi un morceau tel que l’exalté Dis Flower interprété par Harry Belafonte / LeVern Hutcheson n’est presque qu’un très long plan-séquence fixe de plus de quatre minutes). Seule importe l’émotion que véhiculent les voix et la retenue fébrile des arrangements musicaux troussés par Herschel Burke Gilbert, particulièrement inspiré. En revanche, la manière dont chacune de ces séquences est intégrée au récit est un miracle de précision et d’intelligence. Plus que la virtuosité formelle, c’est ici la fluidité de découpage que l’on louera avant tout.

Entendons-nous bien, comme tous les grands réalisateurs de l’époque - y compris les plus réfractaires au format tels que Fritz Lang (Moonfleet), John Ford (The Long Grey Line) ou Howard Hawks (Land of the Pharaohs) -, Preminger témoigne d’emblée d’une maîtrise innée des ressources offertes par les dimensions du Cinémascope. Le cinéaste, dont c’est le deuxième recours au format juste après River of No Return, sait ainsi tirer parti du gigantisme du cadre qu’il accentue par une recherche particulièrement bienvenue de la profondeur de champ pour asseoir les séquences à forte figuration précédant le combat de boxe de Husky Miller, ou tout aussi bien jouer de son étirement asymétrique pour nous livrer l’une des séquences chorégraphiques les plus originales du septième art : le Beat Out Dat Rythm on a Drum chanté par Pearl Bailey au Billy Pastor’s, qui cadre la comédienne au premier plan, en ne nous offrant que les affleurements de bribes de corps désarticulés par la chorégraphie exutoire d’Herbert Ross (on s’amusera à reconnaître parmi les danseurs le grand Archie Savage, qui fut dix ans plus tôt le chorégraphe de Cabin in the Sky de Minnelli, autre production entièrement interprétée par une troupe afro-américaine, et qui reste pour le grand public le Ballard de Vera Cruz d’Aldrich), générant chez le spectateur un irrépressible sentiment d’immersion sensuelle. Vous avez dit sens de la mise en scène ?

Nous ne saurions non plus passer totalement sur la fluidité discrète et réellement inspirée des mouvements de caméra, dessinant des plans-séquences admirables pour appréhender un décor et une ambiance, comme cette ouverture sur l’arrivée de Cindy Lou, sa descente du bus et sa progression en un long travelling vers la caserne, donnant à voir l’effervescence du camp comme la détresse cachée du petit peuple environnant (les enfants en haillons) ; ce sont là des qualités communes à toutes les réussites de Preminger qui culmineront dans cette expérience de cinéma subjectif inégalée qu’est Bunny Lake Is Missing.

Mais Carmen reste avant tout un spectacle musical, et c’est par le son et la musique que le drame du film doit se nouer et se dénouer. Chacune des chansons de Carmen Jones renvoie à un air que le public, instinctivement, replace dans le contexte dramatique de l’opéra original de Bizet, dont il a une connaissance innée. Preminger et Herschel Burke Gilbert tirent profit de cette projection presque inconsciente pour établir des transitions par le montage sonore. Chaque séquence musicale de Carmen Jones se clôt sur des arrangements tissés par Gilbert (que Preminger venait d’imposer grâce au succès de The Moon Is Blue) autour du thème de l’air à venir, air que le spectateur, intuitivement, associe à un épisode significatif de l’opéra, et par voie de conséquence de l’histoire originale. L’exploitation de cette connaissance permet alors au cinéaste de se dispenser de lourdes transitions par le biais de récitatifs, chaque dissolution de séquence en fondu permettant au récit de progresser en hors champ. Cette mécanique d’orfèvre permet au découpage du cinéaste de gagner en expressivité et en fluidité et de s’affranchir de la théâtralité d’une construction en quatre actes. Chaque fin de séquence marque ainsi une gradation inexorable dans la représentation de ce drame de la passion dévorante, comme le préfigure le générique, le premier créé par Saul Bass pour Preminger, pour qui il avait déjà néanmoins conçu la campagne d’affichage publicitaire de The Moon Is Blue : une flamme rougeoyante se détachant sur fond noir pour venir lécher et incendier la rose de la passion.

En ce sens, il est difficile d’imaginer Carmen plus en adéquation avec le sujet et le traitement de son personnage que Dorothy Dandridge. La comédienne, enfant de la balle, fit des pieds et des mains pour obtenir le rôle, mais Preminger, qui envisageait d’engager Elizabeth Foster ou Joyce Bryant, la trouvait trop élégante et distinguée ("un joli papillon") pour incarner sa Carmen, placée sous le signe d’une sensualité provocante et agressive. Se transformant physiquement pour apparaître devant le réalisateur, très en retard et insolente, telle que nous la voyons à l’écran, elle sut lever ses réticences. Lointaine héritière des héroïnes du film noir, et particulièrement de la Stella de Fallen Angel, autre séductrice de province promise à un sort funeste incarnée par Linda Darnell dans cet autre classique écrit par Harry Kleiner et dirigé par Preminger (qui fut son professeur à Yale) neuf années plus tôt, son interprétation échappe pourtant aux stéréotypes de la femme fatale, garce généralement manipulatrice et cupide conduisant un amant conscient mais fataliste à sa perte. Sa Carmen Jones n’est en aucun cas manipulatrice, simplement un personnage un peu frustre et animal, tout entier tourné vers la satisfaction de ses sens, impulsif et passionné, mais aussi empreint d’un fatalisme et d’une morbidité fascinants.

Dans River of No Return, Preminger avait témoigné d’une franchise assez rare pour son époque dans la représentation de la sensualité à l’écran. Tirant parti du physique sculptural de ses deux comédiens vedettes, il se surpasse encore cette fois. Carmen Jones est parcouru de moments plus que suggestifs ; ainsi de la troublante séquence de séduction qui voit Carmen se coller, lascive et arrogante, au corps de son futur amant pour réajuster son ceinturon qu’elle défait, dans un geste des plus évocateurs, avant de s’agenouiller insolemment entre les jambes de son homme pour entreprendre de brosser le bas de son pantalon ; ainsi des rapports du couple dans la chambre d’hôtel de Chicago, évoluant sûrement vers un rapport de soumission à peine voilé lorsque Joe, éperdu, baise avec dévotion la jambe nue que lui offre sa maîtresse, déjà lasse. Il est étonnant que le caractère plus que suggestif de telles scènes ne se soit a priori attiré ni les foudres de la Motion Picture Association ni celles de la Ligue Catholique pour la Décence. Et il n’est pas interdit de se demander si l’une et l’autre de ces deux institutions se seraient montrées aussi permissives si l’œuvre avait été interprétée par une troupe de comédiens blancs en lieu et place des acteurs afro-américains...

Quoi qu’il en soit, Carmen Jones obtint un grand succès, donnant tort aux dirigeants de la United Artists vers lesquels Preminger s’était initialement tourné (ils avaient été les seuls à accepter de braver la censure en finançant et distribuant l’adaptation non édulcorée telle que voulue par Preminger de la pièce La Lune était bleue, grand succès du box office en 1953) et qui repoussèrent le projet, trop risqué selon eux. Ironie du sort, c’est Darryl Zanuck, dirigeant de la 20th Century Fox que Preminger venait de quitter à l’issue du tournage de Rivière sans retour, qui eut vent du projet et décida de financer et de distribuer cette production indépendante - une première pour le studio - portée par celui dont il fut, dix ans plus tôt, l’adversaire acharné. Preminger dut se contenter d’un budget de 750 000 dollars, des plus modiques pour un film musical, mais parvint à mener à bien son affaire en quatre semaines, en recourant aux répétitions préalables. Le film récupéra trois fois sa mise et prouva une nouvelle fois à ceux qui avaient la mémoire courte après Green Pastures de Keighley et Connelly, Stormy Weather d’Andrew L. Stone et le superbe Cabin in the Sky de Minnelli, qu’une œuvre entièrement interprétée par des artistes noirs pouvait gagner les faveurs du public. L’accueil critique fut également très chaleureux et Dorothy Dandridge obtint la distinction, alors exceptionnelle, d’une nomination (non transformée) à l’Oscar 1954 de la meilleure actrice. Quant à Preminger, ce second succès consécutif asseyait définitivement son statut de réalisateur producteur indépendant, ouvrant la brèche dans laquelle allaient s’engouffrer ses contemporains Joseph L. Mankiewicz et, un peu plus tard, Billy Wilder. Ce n’est que justice.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Film réédité en salle par Swashbuckler Films

Date de sortie : 21 décembre 2011

La Page du distributeur

Par Otis B. Driftwood - le 28 septembre 2003