Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Bunny Lake a disparu

(Bunny Lake Is Missing)

L'histoire

Ann Lake, jeune Américaine, dépose sa fille de 4 ans, surnommée Bunny, dans sa nouvelle école londonienne. Elle est en retard, les institutrices sont introuvables, des déménageurs l’attendent : elle finit par laisser Bunny seule dans une pièce... A son retour, non seulement Bunny est introuvable mais personne ne l’a vue, et les policiers chargés de mener l’enquête se mettent même à douter de l’existence réelle de la petite fille...


Analyse et critique

Fils d’un important magistrat viennois, Otto Preminger avait - comme beaucoup d’artistes parmi les plus importants du cinéma hollywoodien de l’âge d’or - quitté l’Europe dans le courant des années 30, à la fois pour fuir le climat extrêmement tendu de l’époque (il était juif) mais aussi pour profiter de l’opportunité professionnelle offerte par les studios américains, en l’occurrence la 20th Century Fox. S’il mène dans un premier temps de front des activités de metteur en scène de théâtre ou de comédien, le succès de Laura (1945), film noir à l’ambiance vaporeuse, l’impose comme un cinéaste de premier plan : à partir de là, et pendant plus d’une vingtaine d’années, Otto Preminger, devenu qui plus est son propre producteur, mènera une carrière quasi exemplaire, affirmant un style visuel singulier et développant des thématiques personnelles fortes. Rétrospectivement, il est permis de considérer Bunny Lake a disparu comme la dernière œuvre majeure d’un cinéaste autrefois encensé (notamment par les Cahiers du Cinéma de la fin des années 50) mais aujourd’hui parfois traité avec un injuste dédain.


Bunny Lake a disparu débute dans l’approche quasi réaliste de ce que l’on pourrait décrire comme la pire hantise d’une mère : la disparition de son enfant. Au cœur de Bunny Lake a disparu, il y a donc avant tout une de ces figures de jeune femme, fragile et trouble à la fois, comme Preminger les affectionnait tant, qui prend ici les traits de Carol Lynley (actrice qu'Otto Preminger avait déjà dirigée deux ans plus tôt dans Le Cardinal), mais qui, de film en film, se seront vues incarnées de façon extrêmement similaires (dans la blancheur de la peau, la tristesse du regard ou la fébrilité du jeu) à travers les si doux visages de Gene Tierney, Jean Seberg ou Jean Simmons. L’évocation de cette dernière nous permet d’ailleurs de remarquer que le postulat mystérieux de Bunny Lake a disparu (la disparue a-t-elle vraiment existé ?) rappelle celui d’un film de Terence Fisher, avec Jean Simmons donc, intitulé Si Paris l’avait su (So Long at the Fair - 1950), lui-même en partie inspiré par Une femme disparaît (The Lady Vanishes - 1938) d’Alfred Hitchcock. (1)

Par ailleurs, le nom d’Alfred Hitchcock étant lâché, on ne peut s’empêcher de penser que la résolution de Bunny Lake a disparu - dont on ne révèlera rien, si ce n’est qu’elle est très différente de celle du roman d’Evelyn Piper que le film adapte - doit beaucoup  au traumatisme général provoqué par la fin de Psychose (Psycho - 1960) : au début des années 60, on ne compte plus les productions - certaines honorables, d’autres franchement honteuses - tentant de surfer sur la vague du "suspense psychiatrique" initiée par cette matrice de génie.

Pour autant, ce ne serait pas faire justice à Bunny Lake a disparu que de se limiter à dresser un catalogue d’influences ou d’analogies éventuelles ; pour tout dire, ce serait même la pire erreur que l’on pourrait commettre. Car comme le dit si bien l’éminent Jacques Lourcelles dans son Dictionnaire du cinéma, la force de Bunny Lake a disparu vient de la manière dont « le film se dépouille progressivement de ses enveloppes - celles du film policier, du film à suspense, du film psychiatrique, voire du film d’atmosphère fantastique - pour révéler en son centre, en son noyau, quelque chose qu’à défaut d’autre appellation on nommera poésie. » Une poésie assez envoûtante, sombre et dépouillée, portée par l’élégance du style autant que par la rigueur de la forme.

Pour peu que l’on y ait prêté une attention suffisante, le film nous a d’emblée invités, dans ses premières minutes, à ne pas nous soumettre trop aisément au règne de l’apparence, à considérer que les choses ne sont pas forcément telles que nous les avons vues, ou plutôt que nous n’en avons vu qu’une insuffisante partie. Comme pour nous alerter par l’exemple, Otto Preminger nous exhibe ainsi bien vite une fausse piste que nous avions pourtant volontiers - et malgré nous - empruntée, en nous révélant que Steven n’est pas le père de Bunny, mais son oncle... Ainsi, très tôt, le cinéaste amène le spectateur à s’interroger sur ce qu’il a vu, et sur ce qu’il a perçu : lorsque se mettent en place les premiers éléments mettant en doute l’existence de Bunny (mais au fait, l’avons-nous vue ?), on se rend compte que l’on avait, sur la seule foi de son apparence douce et fébrile, bien vite accordé notre confiance à Ann Lake... Mais avant même de découvrir ses protagonistes ou son intrigue, le film nous avait mis en garde par le biais de son remarquable générique, signé du mythique Saul Bass (Preminger et Bass collaboreront en une quinzaine d’occasions, toutes plus notables les unes que les autres) et dans lequel une main sans corps déchire les lambeaux d’un fond noir, pour faire apparaître les noms des crédits sur fond blanc : sur cet écran obscur ne nous est montrée qu’une partie de la réalité, celle que la main veut bien nous faire voir. Finalement, quel est le travail d’un metteur en scène de cinéma sinon celui, volontiers démiurgique (2), qui consiste à ne montrer que ce que l’on consent à montrer ?

Pour ce faire, le style visuel d’Otto Preminger se caractérise une nouvelle fois dans Bunny Lake a disparu par la précision au cordeau autant que par la discrétion de ses nombreux mouvements de caméra, intégrés à l’intérieur de plans très longs, et qui participent au découpage extrêmement fluide du film. Les cadrages se succèdent ainsi à l’intérieur de plans mobiles, comme si nous regardions - ou plutôt suivions du regard - l’action qui nous était montrée. Sont ainsi favorisées l’implication physique autant que la mise à distance du spectateur (le film évite consciencieusement la mise en place d’un processus d’identification qui aurait, compte tenu du sujet, été un peu complaisant) dans un film qui, plus que par les péripéties de son intrigue, vaut pour son atmosphère assez fascinante de folie nocturne. En effet, plongé pendant toute sa deuxième heure dans l’obscurité d’une nuit d’angoisse, et habité de figures périphériques spectrales, insolites ou inquiétantes (l’institutrice retraitée qui collecte les cauchemars d’enfants ; le propriétaire, poète lubrique incarné par Noël Coward ; le réparateur de poupées...), Bunny Lake a disparu devient progressivement un film aux allures d’insomnie, une sorte de rêve éveillé, une dérive poétique aux confins de la déraison. Les adultes ne sont finalement que des enfants masqués, et sous leurs lits se tapissent encore les formes obscures et monstrueuses de leurs névroses.

(1) Plus récemment, on pourrait citer Flight Plan, de Robert Schwentke (2004), qui circonscrit qui plus est le cadre de l’action à l’intérieur d’un avion.
(2) Rappelons d’ailleurs qu'Otto Preminger avait la réputation d’être, en tournage, un véritable tyran
.


En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 24 juin 2014