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Critique de film
Le film
Affiche du film

Caïn et Abel

(Cain at Abel)

L'histoire

Madame Pina règne d’une main de fer sur la ferme familiale, gérée au quotidien par son fils aîné Lorenz. Méprisé par sa mère depuis sa plus tendre enfance, ce dernier vit dans l’ombre de son frère cadet, Ellis, parti faire des études à Manille. Lorsque celui-ci débarque avec sa fiancée venue de la ville en réclamant de reprendre la direction de la ferme, le destin de la famille va basculer dans l’horreur et la guerre fratricide...

Analyse et critique


Lino Brocka s’est avant tout fait connaître en Occident pour ses œuvres à grandes teneur sociale, et plus particulièrement les mélodrames urbains des bas-fonds que sont Manille (1975) et Insiang (1976). On y distinguait déjà par l’esthétique un attrait pour le cinéma de genre qui imprègne nombre de ses films et qui, sous les sujets brûlants, leur confère un certain attrait commercial. Caïn et Abel en est un bel exemple qui, en s’éloignant des couches miséreuses de Manille et d’Insiang, n’en est pas moins un violent brûlot. Le titre révèle bien sûr la transposition du mythe biblique de la fameuse tragédie fraternelle ; l’inspiration mélange celle des grands mélodrames philippins en milieu bourgeois, dont le scénariste Ricky Lee était le spécialiste, avec celle du cinéma hollywoodien et plus particulièrement Celui par qui le scandale arrive (1960) de Vincente Minnelli, autre grand drame rural sur fond de conflit familial.


L’antagonisme fraternel entre l’aîné Lorenz (Phillip Salvador) et le cadet Ellis (Chris de Leon) est nourri depuis leur enfance par l’irrationnelle et explicite préférence affichée pour Ellis par leur mère, Madame Pina (Mona Liza dans un nouveau rôle de mère indigne après Insiang). Ce faisant, elle a contribué à façonner les penchants les plus négatifs de leurs personnalités, le tempérament taciturne et chargé de ressentiment pour Lorenz, et la nature d’homme-enfant égoïste, lâche et capricieux d’Ellis. Cela déteint sur leur condition à l’âge adulte, Ellis ayant été privilégié et envoyé faire ses études à Manille, tandis que Lorenz a été retenu pour s’occuper du domaine fermier familial. Seulement, la santé fragile de la mère posant la question de la succession future, Ellis réclame l’héritage des terres familiales pour lui seul, ce que Madame Pina lui accorde sans hésitation. L’inimitié sous-jacente entre les deux frères va alors monter de plusieurs crans suite à cette injustice et entraîner nombre de tragédies.

Lino Brocka travaille cette spirale de violence physique et psychologique de l’intérieur comme de l’extérieur. L’intérieur, c’est la manière dont sa mise en scène illustre les échelles de pouvoir, de domination, d’affection et de détestation dans cette cellule familiale. Plusieurs fois dans les scènes au sein de la maison, Lorenz s’introduit dans le cadre en amorce, craignant et espérant l’attention de sa mère qui allongée dans son lit dispose de tout l’espace de l’image, symbole de son pouvoir et toisant avec mépris ce fils qu’elle noie sous les reproches. De manière générale, les autres protagonistes se font petits sous la tyrannie de Madame Pina puisque dans cette même image, la présence de Becky (Baby Delgado), épouse de Lorenz, et de Rina (Cecille Castillo), domestique et mère du fils illégitime d’Ellis, se réduit à un recoin de la pièce où elles servent la matriarche. Lorsque toute la famille est réunie, aux situations injustes (Ellis réclamant son ancienne chambre habitée par les fils de Lorenz) s’ajoute un travail de disposition par strates des protagonistes dans les compositions de plan pour bien situer la place de chacun en termes de domination sociale ou affective. Lino Brocka nous fait ressentir cela par l’image avant que les révélations sordides sur le passé de la famille nous le confirment, comme le fils illégitime d’Ellis résultant du viol de ce dernier sur Rina, étouffé par sa mère qui a même refusé l’avortement à la victime en la maintenant à son service.


Si cette notion d’intérieur exploite la tension contenue entre les membres de la famille, le rôle de l’extérieur est de la faire exploser après la terrible décision de Madame Pina. L’horizon de Lorenz se réduit lorsque, humilié, il décide de quitter le domaine familial et passe de la demeure bourgeoise spacieuse à un logement exigu pour sa famille et lui. Cet extérieur est donc là pour stimuler ses bas instincts avec son groupe d’amis d’enfance, des vauriens qui ne cessent de l’inciter à se venger par la violence. Aux pièces vastes et illuminées du domaine succèdent celles stylisées (les couleurs rouges du cabaret, les rais de lumière créés par les volets dans l’appartement) des environnements au sein desquels Lorenz est poussé à la vengeance par les autres, où il rumine ses griefs. Plus tard, le lâche Ellis se montrera encore plus aisément corruptible à cette loi du talion lorsque des protagonistes extérieurs le pousseront aussi à répondre par la force. Lino Brocka dénonce ainsi par les codes du cinéma d’action (les fusillades sanglantes s’enchaînant dans la dernière partie) le machisme, la masculinité toxique qui règne au sein de la société philippine et déjà largement évoquée dans Manille et Insiang.


A l’inverse, les figures féminines et juvéniles constituent les personnalités fortes, conciliantes et résilientes qui s’opposent à cette violence masculine, à la nature malfaisante de la mère. Becky tente de raviver la fierté de son époux Lorenz, abattu et spolié, Zita (Carmi Martin), fiancée d’Ellis, essaie de faire comprendre à ce dernier l’injustice dont est victime son frère, et Rina par son caractère bienveillant et en retrait est la vraie boussole morale du film. Becky et Zita s’opposent aux agissements de Madame Pina et essaient d’émanciper ses fils de son joug, Rina, par sa dévotion désintéressée, finit par culpabiliser la matriarche. En passant de l’intérieur à l’extérieur, le conflit familial charrie à la fois les maux intimes des personnages et ceux plus vastes de cette société philippine sous le régime du président Marcos. La symbolique se fait assez explicite, la mère représentant Marcos qui choisit de diviser pour mieux régner entre la droite assujettie au pouvoir (Ellis) et la gauche qui prend les armes - l’allure des chiens fous prêtant main forte à Ellis renvoient aux images connues des opposants armés de Marcos - pour retrouver son libre arbitre (Lorenz), les deux conduisant à un cercle de violence sans issue né d’un pouvoir défaillant. Comme souvent dans ces cas-là, le tyran s’éteint paisiblement sans avoir payé pour ses crimes tandis que ses décisions conduisent à un bain de sang - dont les plus injustes victimes sont les femmes.

Le crescendo dramatique est d’une noirceur et d'une efficacité sans faille, nous conduisant à une conclusion attendue et implacable pour ce grand film qu'est Caïn et Abel .



 

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La fiche IMDb du film

Par Justin Kwedi - le 10 avril 2023