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Critique de film
Le film
Affiche du film

Boire et déboires

(Blind Date)

L'histoire

Walter Davis est un jeune homme actif travaillant pour un très grand cabinet bancaire de Los Angeles. Un soir, à l'occasion d'un dîner organisé par son patron durant lequel un important contrat doit être signé, il demande à son frère Ted et sa belle-soeur Suzy de lui trouver une cavalière, et Walter fait ainsi la rencontre de Nadia, jeune femme délicieuse. La seule recommandation que lui fait Suzy est de ne surtout pas faire boire Nadia...

Analyse et critique

That’s life !, en 1987, avait achevé au sein de la filmographie de Blake Edwards un corpus, amorcé en 1979 avec Elle (Ten), de comédies dramatiques dans lesquelles des hommes mûrs étaient amenés à s’interroger, non sans désenchantement, sur le sens de leur vie et de leurs amours. L’échec cuisant du film vit le cinéaste se tourner, pour son film suivant, vers une recette plus fédératrice, et c’est ainsi qu’une comédienne alors au faîte de sa notoriété (Kim Basinger avait tourné Neuf semaines et demi l’année précédente, et le public en était encore tout chamboulé) fut associée à un acteur qui commençait à installer la sienne (la série télé Clair de Lune plaçait Bruce Willis, alors débutant au cinéma, parmi les jeunes acteurs à haut potentiel commercial) pour une comédie romantique burlesque, dont le postulat avait tout de l’implacable : que se passe-t-il lorsqu’une jolie fille qui ne doit pas boire boit ?

L’important succès du film au box-office pourrait suffire à valider cette lecture opportuniste, mais comme souvent avec Blake Edwards, les choses ne sont pas forcément si simples. Tout d’abord parce que Basinger et Willis n’étaient pas les premiers choix de la production, qui comptait dans un premier temps capitaliser sur la sulfureuse célébrité du couple Madonna-Sean Penn, mais dut faire face d’abord au désistement de Penn puis au refus de Madonna de partager l’écran avec Bruce Willis. Ensuite parce que l’alcoolisme - on le sait depuis Le Jour du vin et des roses (1962), le seul véritable mélodrame de sa filmographie - n’est pas un sujet que Blake Edwards prenait intrinsèquement à la légère : entre autres addictions, il avait lui-même dû affronter les démons de l’alcoolisme. Enfin parce que l’humeur eighties de Blake Edwards était disons-le passablement maussade : déjà perceptible dans certains des films antérieurs (S.O.B., pour n’en citer qu’un, est un chef-d’œuvre d’aigreur), évidemment corrélée à son propre parcours privé (la brouille avec Peter Sellers puis la disparition de celui-ci en 1980 ; son propre diagnostic d’encéphalomyélite en 1983...), elle l’amenait alors à ne pas se sentir en phase avec son époque. Pour ces raisons, Boires et déboires est un film qui, sous ses atours de comédie 80's (les costumes, les coiffures ou les chansons trahissent pour le meilleur comme pour le pire l’inscription dans une esthétique très spécifique), ne parvient jamais à dissimuler tout à fait sa grande mélancolie, sa nostalgie d’un âge d’or où les choses - et le cinéma en particulier - savaient être différentes.

Le scénario, écrit par Dale Lautner, avait été remanié par Leslie Dixon et Tom Ropelewski, puis de nouveau par Edwards lui-même - et jusqu’à ce que l’auteur original finisse par réclamer que son nom soit retiré des crédits... La structure générale du récit avait en effet été conservée, mais Blake l’avait edwardisée en y ajoutant un grand nombre de situations extravagantes. Sa première inflexion avait été vers le burlesque, en introduisant dans le scénario de nombreux gags pour certains directement hérités d’une tradition remontant au slapstick primitif : la vision insolite de la maison qui démarre, littéralement, quand on appuie sur sa sonnette ou le comique de répétition associé aux accidents de voiture de David, par exemple, auraient tout à fait pu autrefois survenir dans un Buster Keaton ou un Laurel et Hardy.

Plus globalement, Blake Edwards impose au rythme du film sa propre approche de la comédie, avec à la fois un rythme instantané qui sait s’accélérer jusqu’à la frénésie (le dîner au restaurant, les scènes avec David...), mais aussi une construction globale qui s’accorde le temps de construire un échafaudage élaboré, avec effets de slow burn (les conséquences comiques d’une action ne sont pas immédiates) ou de ricochets (un même gag se répète dans des situations différentes, par exemple celui de la poche de veste). La seconde partie, par exemple, si elle s’achève sur un happy-end (dont on pourrait discuter la nature ou la durabilité, d’ailleurs) qui pourrait sembler standardisé, organise en réalité un chassé-croisé permanent dans lequel les situations comiques comptent moins que la mécanique de l’organisation spatiale, assez ébouriffante. Ce faisant, Blake Edwards semble parfois ancré dans une tradition plutôt ancienne (lubitscho-wilderienne pour le dire vite) de la comédie américaine, sans chercher particulièrement à s’adapter à la nature de la production contemporaine (en 1984 ou 1985, sortaient par exemple sur les écrans américains Top Secret ! des ZAZ, Breakfast Club de John Hughes ou Les Goonies de Richard Donner).

Pour aller encore plus loin, on pourrait même dire que si, pour des impératifs de production, Blake Edwards intègre à son film des éléments caractéristiques de son époque, c’est presque pour pouvoir affirmer à quel point celle-ci l’écœure. Le portrait que le cinéaste dresse de cette génération de yuppies, obsédés par l’exhibition de leurs signes extérieurs de richesse ou l’affirmation de leurs prouesses sexuelles (le collègue de Walter incarné par Mark Blum fait parfois penser à Patrick Bateman), est assez impitoyable, et lorsque le frère de Walter - parfait filou auto-satisfait - récupère celui-ci dans sa nouvelle voiture, on peut penser que le vomi consenti par Walter est alors, par procuration, celui de Blake Edwards.

Car finalement, ce que décrit en sourdine Blake Edwards, c’est dans quelle mesure l’arrivisme social mène les individus à refuser d’assumer être ce qu’ils sont vraiment pour se dissimuler derrière la façade des convenances, des conventions, voire même de l’auto-soumission à des modèles préétablis. Ceci est évidemment le parcours central du film, celui de Walter, dont le rêve véritable est d’être musicien, mais qui joue jusqu’au renoncement de soi son rôle de parfait yuppie. Mais pensons également à cette Madame Yakamoto, qui endosse à la perfection son rôle de petite poupée japonaise muette et idiote... jusqu’à ce que le vernis ne craquelle. Dans un cas comme dans l’autre, c’est Nadia, sous l’emprise de l’alcool, qui fait office de vecteur libératoire, et le regard, délibérément insolent, de Blake Edwards se révèle ainsi partiellement : si l’excès d’alcool place, en effet, dans des situations extrêmement embarrassantes, l’absence de folie n’est guère plus souhaitable en ce qu’elle anesthésie les cœurs et voile les rêves. Dans ce rôle dual, où la timidité laisse place à la frénésie, Kim Basinger est parfaite : dans un numéro étonnant de "cabotinage émouvant", sa beauté éthylisée vient illustrer à la perfection la récurrente ritournelle edwardsienne sur les délices et dangers conjugués de la fréquentations des jolies femmes. On pense, en particulier, à cette scène où Walter, arrêté par la police, doit montrer à un officier qu’il est en état de conduire, à l’arrière-plan de laquelle la gestuelle comique de la comédienne est absolument irrésistible.

Terminons enfin en insistant à quel point, comme souvent chez Blake Edwards, la force de la comédie provient également de la caractérisation des seconds rôles : aux côtés de la silhouette bien connue du fidèle Graham Stark (autrefois irrésistible en serveur dans Victor, Victoria, ici majordome aux pratiques peu conventionnelles) ou du furieux John Laroquette, on retrouve ainsi William Daniels en juge désabusé, dont les réparties cinglantes s’adressant à un fils qu’il aurait aimé ne jamais connaître semblent faire écho à ce que Blake Edwards pensait des années 80. Voici un délice de comédie, pleine de charme et de férocité, à consommer sans modération aucune.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 15 mars 2022