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Critique de film
Le film
Affiche du film

Au travers des oliviers

(Zire darakhatan zeyton)

L'histoire

Durant le tournage d’une scène de Et la vie continue, les rapports entre Hossein (Hossein Rezai), ouvrier analphabète, et Tahereh (Tahereh Ladanian), jeune fille que sa famille lui refuse à ce motif, compliquent le travail de l’équipe de cinéma.

Analyse et critique


Au travers des oliviers ajoute une troisième dimension à l’édifice qu’Abbas Kiarostami bâtit à Koker : après une première fiction, puis une seconde sur le devenir des interprètes de la première, il y réalise un dernier film relatant quelques incidents du précédent tournage. Un acteur professionnel (fait très rare, alors inédit, dans le cinéma de Kiarostami) se présente face caméra : il s’appelle Mohamad Ali Keshavarz et il s’apprête à jouer « le metteur en scène ». Son assistante, Mme Shiva (Zarifeh Shiva), organise pour lui un casting (pas exactement sauvage, mais à l’air libre) de jeunes filles. L’ambiance est cordiale, une adolescente charrie le réalisateur (ce qui lui vaudra d’être remarquée, son nom noté sur un carnet), mais ce n’est en pas moins une situation de pouvoir. De même que le groupe d’enfants que nous verrons plus tard maintenus dernière une ligne que le cinéaste demande à franchir pour venir converser avec eux désigne une logistique non dénuée d’autorité. Un pouvoir et une autorité qui ne sont pas nécessairement abusifs, mais qui sont rendus visibles. Le cinéma de Kiarostami prend de l’ampleur, ce troisième volet des films du Koker est coproduit, en France, par CiBy 2000. Miramax en acquerra les droits pour la distribution américaine (avant que les frères Weinstein n’enterrent pratiquement cette sortie, rendant la réception de l'œuvre de Kiarostami plus compliquée aux États-Unis qu’elle aurait pu l’être). C’est une œuvre qui gagne en puissance de frappe et Kiarostami (qui entretient de plus des rapports compliqués avec la production de son pays) n’affiche pas de fausse-modestie à ce sujet.


Toutefois, il se souvient du chemin parcouru avec d’autres (l’instituteur de Où est la maison de mon ami ? à qui Mme Shiva propose un trajet en voiture ; les deux gamins, dont Ahmed Babek Poor, recherchés dans Et la vie continue, qui aident ici au tournage) et des difficultés induites par son approche. Celles-ci peuvent paraître cocasses et dérisoires, mais elles disent, dans cette dérision même, la difficulté d’approcher le réel, de jouer avec lui. Elles questionnent l’exigence de vérité, l’authenticité du geste. Une jeune fille, Tahereh, a été choisie pour jouer dans une scène. Il lui faudrait porter un costume traditionnel (qu’elle serait supposée fournir elle-même), mais le jour même, elle se présente au départ de chez elle avec une tenue plus moderne, qui a sa préférence. La tenue traditionnelle qu’on voudrait lui faire porter, ici il n’y a que les filles de la ferme, celles qui n’ont pas de formation scolaire, qui la portent encore. Pour l'œil citadin de Mme Shiva, le textile de la tenue traditionnelle est beaucoup plus élégant, pour Tahereh ce serait un signe de honte. Jamais elle ne porterait ça et Mme Shiva, qui porte une parka, a beau jeu de faire l’éloge d’un costume de l’ancien Iran. Tahereh pose immédiatement les deux problèmes qui seront au cœur du film. Un. Les habitants de la région de Koker ne transigent pas avec le réel, on ne la leur fait pas, ils ne diront pas de balivernes, ne feront pas de choses absurdes. Deux. S’il y a une chose qui compte dans la région, c’est bien le partage social entre ceux qui ont une éducation élémentaire et ceux qui n’en ont pas. Pour des gens venus de Téhéran, tous sont peut-être au fond des habitants du même coin paumé, mais pour ceux-ci la distinction sociale entre les lettrés et les analphabètes est cruciale. C’est un fossé socio-intellectuel qu’ils perçoivent comme infranchissable. De ce déchirement naîtra le drame du film.


Tahereh joue dans une scène de Et la vie continue (dans les faits, ce n’était pas la même interprète) hors-champ, en haut d’un balcon (pour éviter d’avoir à filmer le costume jugé inapproprié ?), tandis qu’à l’étage inférieur se déroule un dialogue filmé : celui du jeune marié qui a célébré ses noces en dépit du tremblement de terre et du cinéaste interloqué. Face aux deux acteurs, l’équipe technique (dont Jafar Panahi dans son propre rôle) est en place. Mais celui qui a été choisi pour le rôle du jeune marié révèle une faiblesse cruciale : il ne peut s’empêcher de bégayer quand il adresse la parole à une femme. Cette timidité s’avérant insurmontable, il faut le remplacer. On se tourne donc vers un second choix que Mme Shiva doit aller chercher pour l’amener sur le lieu du tournage. Si les deux précédents films commençaient par un enjeu simple, direct (rapporter son cahier à l’ami, retrouver un enfant parmi les décombres), celui-ci prend le temps d’une mise en place où le caractère narratif du film est suspendu longuement.  Au sein d’un film construit en plusieurs emboîtements, porté sur la mise en abyme, la nature plus simple, plus directe, des deux précédents volets est finalement prise en charge par un protagoniste.


Hossein, le remplaçant, est un personnage d’un premier degré héroïque, complet, imperméable à toute forme d’ironie. Une figure d’idiot, au sens le plus noble du terme, capable de formuler les idées les plus subversives, d’agir avec une obstination qui confine à l’obsession, la paranoïa grandiose même. Sur le trajet qui les mène au tournage, la route est momentanément bloquée par un chantier, un ouvrier ironise : plutôt que d’aller faire des films, ils ne voudraient pas lui donner un coup de main ? Hossein ne mange pas de ce pain-là. Faire du cinéma, d’accord, mais travailler dans le bâtiment, c’est fini. Il ne plaisante jamais, ce qui lui permet d’affirmer sérieusement les choses les plus hardies. Quand son cœur s’est brisé après qu’on l’a éconduit (parce qu’il ne « possède pas de maison »), il a éprouvé comme une juste revanche divine que le tremblement de terre prive ensuite les autres de la leur. Ça les a tous mis momentanément sur un pied d’égalité. Quand le metteur en scène lui fait remarquer qu’il se plaint qu’on lui ait refusé la main d’une fille qui sait lire (au motif de son illettrisme), mais qu’il vient de lui dire qu’il refuserait d’en fréquenter une autre illettrée, il présente un argument fondé sur l’union des contraires : un homme illettré et une femme qui l’est aussi, comment feront-ils pour s’occuper des devoirs de leurs enfants ? Ce serait un cercle vicieux. Lettrés et illettrés, riches et pauvres, sans-abri et propriétaires ne devraient-ils pas plutôt s’unir ? Rééquilibrer ce que l’ordre social, qui donne aux riches en plus de ce qu’ils ont déjà, et enlève encore aux pauvres en plus de ce qu’ils n’ont déjà pas, a maintenu soigneusement séparé. Que rétorquer à cela ?

La question de la lutte des classes, souvent présente chez Kiarostami, quoique de façon généralement plus lancinante et tacite (1), est ici très visible. Ce qui complique, une fois de plus, le tournage de la scène est que la jeune fille dont Hossein est amoureux et que la famille de celle-ci lui refuse, s’avère être Tahereh, qui ne lui adresse pas la parole, lui oppose une figure d’une opacité complète (de fait, si le film n’est pas exactement insensible au point de vue de Tahereh, ce qu’elle ressent dans cette situation est beaucoup moins exprimé qu’en ce qui concerne Hossein). Un flash-back, figure tout à fait inhabituelle dans le dispositif narratif de Kiarostami, va jusqu’à montrer comment la grand-mère de celle-ci réprouve Hossein, après l’enterrement des parents de Tahereh, morts durant le séisme. Hossein fera remarquer à Tahereh, au sujet de la manière dont il a été chassé par sa grand-mère comme un malpropre, cette vérité qui n’a pas changé : tout ce qui compte pour les anciens, c’est la propriété. En plus, c’est une hypocrisie : possédaient-ils une maison, eux, quand ils se sont mis en couple ? Il est souvent affaire de convenances dans Au travers des oliviers (tel ce veuf qui trouve simplement qu’il ne serait pas « convenable » de se remarier après cinquante ans de vie commune), que le film paraît regretter plus qu’il ne les salue. Peut-être est-ce la raison pour laquelle son metteur en scène se présente sous des atours plus prolétariens que l’allure de dandy de Kiarostami lui-même (qui joue son propre rôle au détour d’une scène, moment de tournage qui révèle à Hossein la possibilité d’une vie provisoire dans le cinéma).


Le conflit  « dans la vie » entre les deux interprètes est source de difficultés pour le tournage de la scène, mais il n’y pas que ça. Il y a cette vérité de leur relation qu’ils ne peuvent cacher, dont ils ne peuvent pas complètement faire abstraction, mais il y a encore le refus conscient de ne pas mentir. Hossein (qui s’est d’abord empressé d’expliquer à Tahereh mutique que, serait-il marié à elle, il la traiterait bien mieux que son personnage qui la rudoie) refuse de dire le script tel qu’il est écrit : son personnage déclare que soixante-cinq de ses cousins sont morts dans le tremblement de terre. C’est un peu exagéré : lui, c’est vingt-cinq morts. Pas question de dire soixante-cinq. Il y a ensuite le refus de Tahereh de le vouvoyer : dans la région, le tutoiement est de rigueur. Le metteur en scène s’obstine, les interprètes fatiguent. Il abdique. Il n’est du reste pas sûr qu’ils n’aient pas eu raison de lui opposer ces divers refus : d’un point de vue documentaire, tout cela est plus exact. Les habitants de Koker ne présupposent pas le réalisme (à l’inverse d’une équipe de cinéma qui cherche à fabriquer quelque chose de fictionnel qui paraisse vrai), ils affirment, et imposent, des effets de réel.

En retour, le cinéma s’immisce dans leur vie, affecte leur réalité. Dans un geste ambigu (c’est à moitié cautionner une forme de harcèlement), le metteur en scène encourage Hossein à rejoindre une dernière fois Tahereh, qui vient de partir, à aller la chercher, lui faire formuler une acceptation ou un refus qu’elle n’a pas encore exprimé (c’est sa grand-mère qui a posé son veto, elle s’est jusqu’ici contentée de ne rien dire). Une dernière fois, chemin faisant, au travers des oliviers, Hossein expose son cas, quel mari dévoué et respectueux (de son statut de femme qui sait lire, en premier lieu) il serait. Tahereh, qui refusait de le dévisager, lui préférant sur le plateau la lecture d’un livre, ne le regarde toujours pas, ne lui répond rien. Nous ne verrons pas son visage quand elle se retournera finalement, nous n’entendrons pas sa voix. C’est du lointain (le point de vue d’un cinéaste alors distant, qui peut-être aurait eu meilleur temps de s’occuper de « ce qui le regarde ») que nous apercevons la scène, peut-être la plus belle et mystérieuse du cinéma de Kiarostami. Hossein, alors loin d’elle, court à travers champs après Tahereh, il la rejoint. Elle s’arrête brièvement, se retourne, puis reprend son chemin. Il repart en courant d’où il est venu, dans la direction inverse de la jeune fille. Vraisemblablement, c’est une dernière rebuffade. (2) Mais l’Allegro Giusto de Cimarosa se fait précisément allègre (en un point de montage au sein d’un plan fixe) au moment où Hossein repart. Peut-être est-ce au contraire une course de célébration, de préparatifs ? Il y a enfin l’hypothèse étrange qu’il formulait lui-même un peu plus tôt : de loin quelqu’un pourrait croire que nous nous parlons alors qu’il n’en est rien. Peut-être Tahereh ne lui a-t-elle toujours rien dit (très improbable mais pas tout à fait inconcevable : Hossein pourrait-il supporter d’être seulement dévisagé par elle) ? Dans tous les cas, l’opacité de la jeune fille gagne le film entier, en un instant jubilatoire, émouvant, au-delà des mots. À ce moment, Kiarostami est comme un peintre dont la toile vivrait en temps réel. Le cinéma raconte peut-être des histoires, il est peut-être de nature narrative, mais il est plus que cela, il fait plus que produire du récit. Et c’est pour ce genre d’instants en état de grâce, qu’on ne peut pas vraiment raconter, que les grands cinéastes se donnent tant de peine, celle-ci pourrait-elle paraître dérisoire et cocasse.

(1) Autre exception mémorable : Close-Up.
(2) D'autant plus vraisemblable qu'à supposer qu'il s'agisse de la véritable histoire de Hossein Rezai, il reprend ici son propre rôle, alors que sa partenaire a changé.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 27 janvier 2021