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Critique de film
Le film

Au pan coupé

L'histoire

Jeanne aime Jean, jeune homme tourmenté qui ne cesse de vouloir fuir le bonheur. Un jour il disparaît et est retrouvé mort quelques temps plus tard dans la banlieue de Lyon. Jeanne n’est pas au courant de son décès et continue à vivre dans l’ombre de leur amour.

Analyse et critique

Au pan coupé voit le jour grâce à Macha Méril qui tombe amoureuse du scénario et va jusqu’à fonder une société de production pour le financer. Dans le film, elle joue Jeanne, personnage central autour duquel Guy Gilles construit sa mise en scène, son histoire. Cœur palpitant du film autour duquel gravite l’ombre d’un disparu, Jean, interprété par Patrick Jaouné. Guy Gilles rencontre Jaouné lors du tournage de L’Amour à la mer où il lui offre une petite apparition. Ils ne se quitteront plus. Il puise chez l’acteur ce qui va nourrir le personnage de Jean : l’abandon, la maison de redressement (Patrick Jaouné va régulièrement faire de courts séjours en prison), la révolte, tout ce qui caractérise pour lui les sentiments adolescents qu’il a à cœur de traduire dans ses films. Surtout, il voit dans le visage de son acteur la pleine incarnation de la solitude, ce grand thème qu’il ne cessera d’aborder de film en film, symptôme adolescent bien sûr mais qui est plus largement pour Gilles la seule réponse possible à une société contemporaine indéchiffrable, insupportable. Jean : « Je préfère renoncer à tout que d’accepter ce que la société m’offre. Il y a peut-être des bonheurs possibles sur cette planète. Ils m’échappent, mais sans doute cela vient-il de moi. Mon aventure doit être solitaire. » Comme L’Amour à la mer,

Au pan coupé commence sur une idylle. Jean est pour la première fois heureux. Il est avec Jeanne, il se sent aimé. Pourtant, dès le début, il annonce à Jeanne qu’il risque de partir, de disparaître, de refuser ce qui lui est offert. Jean ne veut pas travailler, rejette le système, refuse toute contrainte. Si ce comportement reflète une douleur profonde, adolescente, une incompréhension du monde, il montre également une certaine lâcheté de sa part. Ainsi, il préfère disparaître plutôt que d’affronter Jeanne, de voir sa peine à l’annonce de son départ. Guy Gilles n’excuse pas l’attitude du jeune homme et la suite du film, qui se concentre sur Jeanne, montre la douleur de celui qui reste. Mais Gilles est fasciné par le jusqu’au-boutisme de la démarche de Jean. Celui-ci ne cède pas à une impulsion, il poursuit un idéal de non vie, c’est un adolescent torturé comme il en existe tant dans le cinéma de Guy Gilles. Comme Daniel dans L’Amour à la mer, comme Pierre dans Le Clair de terre, Jean refuse de vivre dans le réel. Il veut ressentir intensément chaque parcelle du monde tout en souhaitant rester en dehors de celui-ci. Comme un drogué, il se referme sur son unique existence et essaie de vivre dans un rapport direct au monde qui exclut la société des hommes. La drogue est absente du film (dans Absences répétées, la drogue, l’accoutumance seront incarnées) mais le processus est là, jusqu’à l’overdose : lorsque Jean meurt, les témoins parlent de son regard extatique et apaisé.

Comme Daniel dans L’Amour à la mer, Jean ne peut que partir, larguer les amarres, se perdre sur la route et disparaître. Dès le début du film, il se réfugie derrière de vagues excuses pour préparer le terrain à une rupture que lui sait imminente (« Je n’ai pas d’instruction... Tu t’ennuies avec moi ») mais rapidement il ne peut qu’avouer : « Ca recommence, j’ai envie de partir. » Ce besoin de fuir, cette incapacité à se sentir appartenir au monde sont des sentiments adolescents, mais ils sont exacerbés chez Jean par quelque chose qui s’est brisé, par une plaie encore vive, qui ne cicatrise pas : « Il faudrait renaître, ailleurs... une autre enfance, d’autres parents. Pas la prison à 15 ans. » La prison, Patrick Jouané l’a lui aussi connue et lorsque son personnage en parle, l’intensité des scènes vient aussi de ce morceau de réel qui s’engouffre dans la fiction. L’image de la prison conditionne la perception du monde par Jean : « Le monde est dur et fermé autour de moi, de nous, et ceux qui ne le voient pas sont des menteurs. » L’isolement est un prolongement de cette incarcération qui a marqué sa jeunesse. Ne pas tisser de liens avec les autres car ils pourraient se briser, ne pas risquer la déception amoureuse ou la perte d’un ami qui achèveraient de le détruire. Jean préfère rompre plutôt que de risquer de subir une rupture, s’isoler de lui-même avant que ce ne soit le monde qui l’isole une nouvelle fois.

Juste après cette discussion entre Jean et Jeanne, une voix off, celle de Guy Gilles, prend le relais : « Trois mois plus tard, Jean quitta Jeanne. » Jean continue d’écrire à Jeanne. Il vit quelques temps avec un groupe de Beatniks mais, ne se sentant pas faire partie de leur univers, repart très vite. Il reprend la route, les lettres s’arrêtent. La voix de Guy Gilles reprend : « Il mourut peu après. » Le corps de Jean est découvert dans le jardin d’un pavillon de banlieue à Lyon. Il semble être mort de fatigue, s’être laissé mourir d’épuisement et de faim. On note que son visage semble heureux, apaisé.

Chez Guy Gilles la mort est omniprésente. Il est toujours question du vieillissement, du sentiment du temps qui passe (voir l’utilisation de courts extraits des Quatre saisons de Vivaldi dans L’Amour à la mer). Si Au pan coupé nous montre Jean fauché dans sa jeunesse, s’il n’est pas question ici de la vieillesse à proprement parler (comme ce sera le cas dans Le Clair de terre par exemple), il n’en demeure pas moins que le film se construit sur le temps. Le grand mouvement du cinéma de Guy Gilles est de nous faire ressentir le regret de ce qui s’efface et disparaît et, ce faisant, de montrer que chaque instant que nous offre la vie est précieux car éphémère.

Jean disparu (de la vie de Jeanne, de la vie tout court), restent alors juste des souvenirs, des traces, des ruines. Gilles travaille tout son film (et plus largement son œuvre) sur ces figures : toute la mise en scène (mais nous y reviendrons) fonctionne sur le mode du souvenir, et le film est parsemé de nombreuses images de lieux et d’objets usés par le temps (photos jaunies, bibelots abîmés, murs couverts de graffitis), marqués par les histoires qui les ont traversés : « J’aime beaucoup les objets pour ce qu’ils portent en eux de traces du temps » dit à ce propos un personnage de L’Amour à la mer. Lieux et objets contiennent la mémoire des hommes, les histoires passées, le souvenir de ce qui n’est plus. Jean et Jeanne feuillettent un vieil album contenant une collection de cartes postales ayant appartenu à une certaine Marie. Ils imaginent son histoire à partir des petits textes échangés à l’arrière des cartes, à partir de quelques photos de famille. Passage magnifique où une histoire simple, une histoire de tous les jours, est arrachée de la torpeur du temps à partir de quelques traces. Ce travail archéologique contredit Jean qui pense que « de notre passage sur terre, il ne restera rien du tout. » Plus tard un peintre fait le portrait de Jean qui se laisse faire, joue le jeu, reste immobile. On sait alors que malgré ses discours, Jean a le secret espoir de laisser lui aussi une trace, que ce tableau pourra un jour chez un autre couple réanimer le souvenir de sa vie.

Jean est bien sûr le héros romantique d’Au pan coupé, héros en crise, sauvage. Mais le personnage le plus intéressant et complexe reste Jeanne et c’est à travers elle que s’écrit le film, ce qui permet à Gilles, outre son attachement sincère à son personnage, d’explorer la grande question de son cinéma qui est celle du souvenir. Guy Gilles nous fait découvrir le personnage de Jean à travers le prisme de Jeanne, à travers ses sentiments et ses souvenirs. Ce sont ses yeux qui font apparaître le visage de Jean, sa voix. C’est en fouillant sa mémoire qu’elle fait remonter les amitiés, les rencontres qui ont ponctué leur histoire. Au pan coupé épouse la quête intérieure de Jeanne qui essaie de reconstituer un passé fragmenté pour essayer de comprendre le départ de Jean. Relier des éléments disparates pour tracer une ligne, pour donner un sens à la disparition de son amour. Macha Méril est éblouissante dans ce rôle : toute en douceur, elle parvient à donner au film un sentiment d’apaisement qui contrebalance la tristesse du film, celle du temps qui glisse et s’en va, des choses qui disparaissent, de la fragilité de l’amour.

« Le Pan coupé de Guy Gilles est le film d'un amour. L'amour a été interrompu par le départ, la mort. Il est vécu à partir du déchiffrage obsessionnel du passé. Ce passé a été bref, il est maintenant opaque et inépuisable comme un crime. Ici, enfin, l'amour n'est pas montré à partir de l'étreinte-dans-le-lit-d'hôtel. Son évocation par le visage - visage d'une femme cinquante fois répété, à une ombre près, un regard, un crispement sous le harcèlement de la blessure - est tout simplement admirable. Non, cela n'avait jamais encore été fait au cinéma. » (Marguerite Duras).

Guy Gilles compose Au pan coupé autour de l’éclatement du temps. Jeanne ne sait pas que Jean est mort. Elle vit dans le doute, dans l’ombre de son amour disparu. Les lieux qu’elle traverse, la petite chambre qu’ils partageaient et qu’elle vient débarrasser... tout ne cesse de lui rappeler leur histoire. Pourtant, nous dit la voix off, Jeanne essaye d’éviter « chaque endroit qui les vit réunis et heureux », mais tout fait retour. Au pan coupé, comme L’Amour à la mer, mêle le noir et blanc et la couleur. Jeanne, suite à la disparition de Jean, est comme amputée d’un membre et sa vie de la couleur. Son quotidien devenu mort est percé des éclats d’un bonheur perdu. Ses seuls moments heureux sont les souvenirs, même douloureux, qui surgissent d’un coup et la replongent dans le passé. Ce sont des détails, des objets, des lieux, des bribes de discussions avec Jean, des instants partagés. « Les images et les mots la poursuivaient » continue la voix de Gilles. Le passé refait constamment surface, plus vivant que le quotidien dans lequel Jeanne se morfond désormais. Tout fait sens autour d’elle. La ville ne cesse de lui envoyer des signes qui sont autant de clefs pour ouvrir un nouveau passage vers le passé. Une enseigne, un titre de journal, un graffiti, un cri dans la rue... les souvenirs se frayent un passage par le moindre interstice. Guy Gilles imbrique parfois plusieurs couches de temps. Ainsi Jeanne raconte à un ami le souvenir d’une discussion où Jean lui racontait son passage en prison, son évasion. Les images sont, dans la logique du dispositif mis en place par Guy Gilles, en couleur car Jean se sent vivant lorsqu’il raconte cette histoire et Jeanne est pleine d’empathie pour lui. Il se sent tellement vivant que ses propres souvenirs apparaissent, flash-back dans le flash-back, souvenirs mêlés, échangés, partagés. A ce moment du film, les souvenirs de Jean sont ceux de Jeanne. Gilles nous place au-delà de la logique narrative traditionnelle : nous épousons depuis un moment les pensées de Jeanne, et non celles de Jean, et le respect des codes interdirait que l’on puisse voir à l’écran son passé de prisonnier. Mise en scène audacieuse, transgressive, qui montre l’imbrication totale des souvenirs de deux personnages qui fusionnent grâce à l’amour total.

Le passé est donc un refuge pour Jeanne, mais bientôt la douleur se fait trop forte. Les souvenirs sont trop omniprésents, ils envahissent trop sa vie, ne la laissent pas reprendre son souffle ; et après s’être protégée de la douleur en les invoquant, elle souhaite dès lors oublier. Guy Gilles fait d’Au pan coupé un film magnifique sur le processus de deuil, sujet délicat et complexe, très finement abordé non par le discours mais par la mise en scène, par l’usage de la couleur et du noir et blanc et du travail sur les couches de temps.

L’intérêt que porte Guy Gilles à la question du temps rejoint aussi le thème de l’adolescence. L’adolescence, c’est aussi un moment de transition où le sentiment que le temps est arrêté, que l’on a « la vie devant soi », cède peu à peu la place à la grande horloge. Les aiguilles se mettent à avancer et apparaît alors l’angoisse du temps qui passe, qui file, disparaît. C’est cette sensation qui rend le cinéma de Guy Gilles si mélancolique. Jean-Claude Brialy, un badaud que Daniel croise dans L’Amour à la mer, disait à ce propos : « J’aime la jeunesse, mais c’est éphémère, ça passe... » Les adolescents de Guy Gilles sont déjà dans la nostalgie du passé, ils vivent avec la peur du futur (le travail, la famille... la société dont ils craignent de faire partie) et dans l’espoir que le temps peut rester immobile, ne serait-ce qu’un moment. Mais « Qu’on rie, qu’on pleure, le temps s’en va » comme le dit un personnage dans Le Clair de terre. Guy Gilles décrit ainsi le café qui donne son nom au film, Au pan coupé : « J'ai découvert un café qui n'avait plus d'âge. A l'intérieur, des peintures naïves, des plantes, une atmosphère de temps arrêté, une qualité plastique extraordinaire. La patronne, 75 ans, immobile derrière son comptoir, fixait la rue. Elle connaissait les habitudes de tous les gens qui passaient, devinait chaque entrée d'habitué sans le voir. » Il restitue dans le film cette impression de temps qui s’est figé. Orane Demazis, qui interprète la patronne de ce bar, raconte au début du film l’histoire d’une voisine qui ne vit plus que dans le souvenir de sa vie passée. Cette voisine, Jeanne la rencontrera à la fin du film et recueillera son histoire qui fait écho à la sienne. Le film se referme comme une fleur sur ce personnage. Guy Gilles sait que l’on ne peut arrêter le temps mais, comme un cadeau fait à ses personnages, il le leur offre ce temps arrêté un temps, ce temps qui se répète. C’est l’un des paradoxes de son cinéma que de travailler sur ces deux mouvements : l’arrêt et l’implacable avancée du temps. Mais même lorsque le temps avance, Gilles lui oppose la puissance du souvenir, la possible lutte contre l’oubli qu’est le travail de mémoire.

Le passé est un refuge et le futur fait peur, il incarne la décrépitude des choses, le vieillissement, la mort. Le présent n’est supportable que lorsqu’on l’oblitère, qu’on le fuit. Le présent n’est supportable que lorsqu’il est envahi d’images du passé, de souvenirs qui viennent donner une impression d’incorruptibilité aux choses, à la vie. Supportable lorsqu’il est dédoublé, multiplié par des équivalences, des échos du passé, rendu ainsi plus solide, tangible. Ce pouvoir du passé rejoint le pouvoir du cinéma qui a la capacité d’éveiller des choses enfouies chez le spectateur, de jouer de son vécu, de sa mémoire de façon primitive, sensorielle et profonde. Les films ne font que se renforcer de tout ce que le spectateur porte en lui.

Simone, une amie de Geneviève dans L’Amour à la mer, dit : « La musique et les parfums, c’est ce qu’il y a de mieux pour se souvenir des choses. » Guy Gilles travaille ses scénarios et sa mise en scène sur cette idée : utiliser des sons, des images, évoquer des parfums, des lumières, pour faire surgir chez le spectateur des sensations du passé, des souvenirs qui alimentent en retour le film et le renforcent. Il y a en jeu ici quelque chose d’exceptionnel et de rare, un lien profond entre le film et le spectateur qui passe par une compréhension instinctive de la part de Guy Gilles des spécificités et des possibilités du cinéma. Instinctive car, à l’encontre de Resnais et Marker qui ont aussi creusé ce sillon, Gilles semble moins réfléchir que ressentir, d’où un cinéma plus fragile, bancal, naïf.

Le cinéma de Guy Gilles est dans la modernité. Il n’y a pas de scénario au sens classique du terme, pas d’intrigue à résoudre ; l’enjeu de ses films est l’humain et rien d’autre. La société, comme dans les grands films de la modernité, est opaque, incompréhensible. Sur le plan narratif, Gilles rejette la forme classique, tout comme sa mise en scène ne cesse d’enfreindre les règles classiques. Le montage de Jean-Pierre Desfosse est un élément déterminant de la réussite des films de Guy Gilles. Ils se rencontrent dans un café, discutent cinéma, et Gilles décide de le former au montage et de le propulser dans le métier. Tous deux travaillent en étroite collaboration à la construction des films. Un travail d’orfèvre, les films de Guy Gilles étant très découpés, ses films composés à peu près d’autant de plans qu’un film d’action américain. Il y a par exemple cette manière, au cours d’une scène, d’interrompre son déroulement normal par des inserts sur un personnage extérieur à l’action. Ce n’est que plus tard que celui-ci fait son apparition dans le cadre en même temps que les protagonistes principaux, souvent en arrière-plan, et qu’il prend alors place dans le déroulement logique du film. Une façon d’ouvrir le film au monde, à ce qui n’en fait pas partie habituellement partie, à l’ailleurs.

Un cinéma de la modernité, qui pourrait s’inscrire dans la Nouvelle Vague mais qui, contrairement au dogme de celle-ci qui est de faire table rase du passé, continue à entretenir des liens avec le cinéma classique. Finalement, l’approche de Guy Gilles ressemble plus à celle des cinéastes américains de la fin des années 60 qui sont et dans la continuation et dans la brisure.

Le travail de Guy Gilles sur le montage et la structure temporelle rejoint sa grande passion pour Marcel Proust. Mauriac, petit-neveu de l’écrivain, remarquera à la sortie de Clair de terre cette proximité entre le cinéma de Gilles et l’œuvre de Proust, allant jusqu’à écrire que ce n’est pas à Visconti ou à Losey qu’il faudrait confier l’adaptation de ses romans, mais à Guy Gilles. Guy Gilles, qui consacrera trois ans à la réalisation d’un documentaire sur l’écrivain, explique : « Proust disait que chacun a un livre écrit en lui et que le créateur est celui qui cherche à lire en lui ce livre et tente de le recopier. En reprenant cette idée, on pourrait présenter le cinéaste comme celui qui a des images en lui (images prises au sens propre), et qui, au moyen d'une caméra, essaie de les rendre existantes. Ces images seront alors véhicules de poésie, ce point de rencontre entre le traduisible et l'intraduisible. » (1) Peintre et photographe, Guy Gilles accorde une importance primordiale à l’image de ses films. Il aime tenir la caméra, cadrer lui-même, composer les lumières, ce qui n’empêche pas sa collaboration avec des chefs opérateurs. Si Jean-Marc Ripert sera le collaborateur le plus proche de Gilles en ce domaine, sur les trois premiers films du réalisateur on remarque les noms de Willy Kurant (Au pan coupé) et Philippe Rousselot qui travaille pour la première fois en tant que directeur de la photo sur Le Clair de terre. (2)

Il se dégage des images des films de Guy Gilles une beauté délicate. Il y a à l’œuvre une grande précision dans la composition des cadres, dans l’utilisation des couleurs et des lumières, et l’on sent que Guy Gilles pense ses images comme des tableaux, mais aussi comme les vers d’un poème. Il ne recherche pas le réalisme, ce qui importe pour lui c’est de parvenir à retranscrire à l’image les sensations que l’on ressent dans la vie face à un paysage, un objet, un visage, à faire mettre sur pellicule la beauté éphémère des choses. On nourrit les images de Gilles de notre propre poésie, de notre propre vision du monde. Notre regard s’accroche à des détails, savamment mis en avant par le cinéaste, qui provoquent en nous le souvenir de ce que l’on a ressenti dans nos vies face aux mêmes objets, aux mêmes lumières. Ce que l’on ressent en parcourant les galeries d’un musée de peinture, le cinéma de Guy Gilles parvient à nous le restituer. La question du regard est centrale dans le cinéma de Guy Gilles. Il réfléchit constamment à la place du spectateur : que ce soit au niveau de la narration, du montage ou de la photographie, tout l’art de Guy Gilles vise à faire partager le regard d’un personnage (qui peut changer en cours de film) et d’un spectateur, donc à faire coïncider un temps deux mondes intérieurs. Dans cette optique, Gilles n’utilise que des objectifs proches du regard humain, même lorsqu’il s’agit pour lui de filmer un paysage, une ville.

Comme on l’a vu, dans L’Amour à la mer et Au pan coupé noir et blanc et couleur coexistent. Dans ces deux films les images en noir et blanc (ou plutôt en sépia très clair, résultat obtenu en laboratoire après tournage sur pellicule couleur) évoquent la répétition du quotidien, l’ennui. La couleur surgit lorsque les personnages s’évadent : lorsque Daniel découvre une nouvelle ville (Brest), lorsque Geneviève se perd dans ses pensées et s’amuse de ce qui l’entoure (la séquence à la terrasse d’un café où elle passe d’une conversation à une autre), lorsque des bribes de souvenirs surgissent d’un seul coup dans les pensées de Jeanne. Dans L’Amour à la mer, toute la séquence où Guy évoque à Daniel sa découverte de Paris est entrecoupée d’images en couleurs de la capitale, scène très personnelle où Gilles raconte son arrivée dans la métropole. Dans ces deux films, le quotidien semble à la fois morne et agressif (l’image est souvent surexposée) tandis que les images du passé ou de l’ailleurs, aux couleurs appuyées, s’inscrivent à l’écran avec chaleur et vérité. Vision romantique là encore, avec un noir et blanc qui accompagne la douleur adolescente, celle du refus du monde et de la souffrance de ne pouvoir vivre dans un absolu, et la couleur qui sublime le passé, l’amour, l’évasion, la liberté.

Si la mise en scène de Guy Gilles semble apaisée (ce que devrait contredire par ailleurs la multiplicité des plans dans le montage de ses films), ses films sont constamment percés d’éclats de cinéma. Les couleurs explosent, la mise en scène se fait lyrique, portée par la musique de Jean-Pierre Stora (le cousin de Guy Gilles) qui sort de sa discrétion pour envahir la bande-son. Gilles ne se cantonne pas à une représentation cinématographique figée, il ne cesse de se faire s’entrecroiser des courants, des influences, expérimentant, recherchant, creusant la matière du cinéma. Il joue des dé-cadrages, des faux raccords qui sont autant de façon de marquer l’inadéquation de ses héros au monde. Il utilise des volets, des fermetures rapides à l’Iris, des cartons. Il a une manière très personnelle d’inciser les plans de détails, de filmer les personnages selon différents points de vue et de varier les échelles de plan au sein d’une même séquence. Filmer une scène ne suffit pas : il faut l’alimenter de ce qui reste habituellement hors cadre pour la préciser, il faut montrer les différentes facettes d’un visage. C’est une écriture incroyablement moderne qui parvient pourtant toujours à demeurer discrète.

Gilles a pratiqué dans ses années d’assistanat tous les postes techniques. Outre son travail déterminant sur la photographie, il travaille en étroite collaboration avec son monteur Jean-Pierre Desfosse qui, de son côté, suit le tournage en tant que script et assistant réalisateur. Ces rôles multiples tenus par les uns et les autres sont courants chez Guy Gilles (au générique on trouve des « assistants en tout »), ses tournages se déroulant avec des équipes extrêmement réduites. Chacun est accessoiriste, décorateur, régisseur, machiniste, électricien... Pour Gilles, il faut que tout circule dans ses films (les changements de point de vue, les personnages que l’on suit un temps et qui cèdent leur place à d’autres) et pour cela, que toutes les énergies circulent lors de sa fabrication. Il est primordial pour lui que chaque participant sache ce que fait l’autre, y participe. Le cloisonnement n’est pas possible, et son cinéma repose sur l’échange entre les membres de la petite famille de cinéma qui se constitue autour de lui. Gilles s’intéresse également beaucoup au son. Pour L’Amour à la mer, la jeune monteuse Noun Serra, utilise des bandes de bruitages du film Muriel de Resnais qu’Antoine Bonfanti lui a données. La bande-son du film, tourné en muet, est constituée élément par élément avec un énorme soin. Avec Le Clair de terre, Guy Gilles peut pour la première fois tourner en son direct, ce qui complique le tournage mais qui permet au cinéaste de capter avec plus de spontanéité le jeu de ses acteurs. Cette évolution technique va, comme pour beaucoup de cinéastes de l’époque, modifier son approche de la mise en scène.


(1) Interview de Guy Gilles, Le Monde.
(2) Tandis qu’il est indiqué pour Rousselot « l’avenir », un deuxième chef opérateur, Marc Sator, est quand à lui noté « le jour ». Sator, qui a signé la photo des deux premiers courts métrages de Gilles, a également collaboré sur L’Amour à la mer (c’est lui qui photographie les scènes où Guy Gilles joue). Sur Le Clair de terre, Gilles lui demande d’accompagner Philippe Rousselot en s’occupant des lumières. Marc Sator prend cette demande à rebours, n’étant absolument pas convaincu par l’usage d’éclairages artificiels en dehors d’un cadre de production permettant leur déploiement. Il décide de n’utiliser que quelques déflecteurs pour jouer sur les sources naturelles.
(3) Interview de Guy Gilles, Lettre françaises.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Introduction à l'oeuvre de Guy Gilles

Critique de L'Amour à la mer

Critique du Clair de terre

Le Site de référence sur Guy Gilles

Par Olivier Bitoun - le 21 octobre 2008