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Critique de film
Le film
Affiche du film

Au bord du gouffre

(The Mind Benders)

L'histoire

Le professeur Sharpey s'est suicidé après avoir participé à une expérience de privation de sentiments dans un laboratoire secret. Son ancien collègue, le docteur Longman, se porte volontaire pour suivre la même expérience dans le but de prouver ce qui a réellement conduit Sharpey au suicide. Il espère ainsi laver le nom de son collègue de l'accusation d'être un agent double au bénéfice de communistes.

Analyse et critique

The Mind Benders est une œuvre captivante, à la frontière de la science-fiction, du thriller paranoïaque et du drame humain. Le postulat anticipe un peu Au-delà du réel (1980) de Ken Russell et semble au départ comme un pendant anglais de son contemporain Un crime dans la tête (1962) de John Frankenheimer. Le film s'appuie sur des expériences scientifiques menées à l'époque dans les universités américaines et à Farnborough, place forte de l'aéronautique en Angleterre. Le but était d'observer les réactions mentales et physiques du corps humain confronté au vide, afin d'anticiper ce qu'il adviendrait lors d'une sortie dans l'espace privé de gravité et de sensation. Basil Dearden et son producteur Michael Relph découvrant ces recherches décident donc de les exploiter dans un récit de fiction.

Le film s'ouvre de façon mystérieuse sur l'attitude erratique du professeur Sharpey (Harold Goldblatt), qui va le conduire à un suicide brutal qui glace d'entrée. Dans les affaires du disparu, on retrouve une forte somme d'argent et des indices révélant des rencontres douteuses laissant supposer qu'il comptait vendre le secret de ses recherches à des puissances étrangères. Le Major Hall (John Clements) est mis sur l'enquête par les services d'espionnage et va remonter la piste des recherches et des collègues de Sharpey. Basil Dearden prend une attention méticuleuse à dépeindre le cheminement de l'expérience, partant au départ d'une simple isolation en milieu à température hostile, avant de plus spécifiquement s'arrêter aux effets psychiques d'une privation de sensations. Le Major Hall est en quelque sorte l'œil du spectateur qui découvre avec lui toute une suite de concepts nouveaux. Plus intriguant, le récit s'attarde encore plus longuement sur les interactions entre les anciens collègues de Sharpey, son assistant Tate (Michael Bryant) et surtout le docteur Longman (Dirk Bogarde). Il est inconcevable pour eux que Sharpey, fervent pacifiste, ait monnayé son savoir au plus offrant et il est suggéré que c'est sa propre expérience du caisson d'isolation qui a altéré sa personnalité - faisant du caisson un prototype de lavage de cerveau. Longman a tenté aussi la chose mais n’est pas allé au bout tant il souffrit de son bref essai. Dearden crée le mystère et la peur par la simple suggestion de ce que peut être cette expérience, d'abord avec la bande sonore issue d'une séance où l'on entend le cri terrifié et inhumain de Longman qui préféra en rester là. Ce qui sauva Longman de la démence, c'est le cocon familial chaleureux formé avec ses enfants et son épouse Oonagh (Mary Ure). Là encore dans ce cadre de thriller d'espionnage, le parti pris de rester autant au sein de la famille Longman, de montrer la relation fusionnelle entre le professeur et son épouse, déroute avant que l'on comprenne que l'enjeu central se trouve bien là.

Longman, pour innocenter son ami défunt, décide de malgré tout retenter l'isolation, qui consiste à être immergé dans un caisson rempli d'eau et plongé dans l'obscurité, privé de tout stimulus sensoriel. La séquence est assez fascinante, captant l'errance mentale et le profond sentiment de solitude, tout en restant très terre-à-terre (Ken Russell emmènera ce type de situation vers des voies plus psychédéliques et hallucinées dans Au-delà du réel). Au sortir de l'expérience et alors que Longman est encore vulnérable, un seul moyen s'impose pour vérifier les résultats : imposer à Longman une croyance allant à l'encontre de ses convictions et voir si cela fonctionne. Son lien le plus profond étant l'amour qu'il voue à son épouse, on va lui suggérer qu’Oonagh n’est qu’une affreuse et détestable mégère. L'ambiguïté est de mise avec la froideur calculatrice dont fait preuve le Major Hall (John Clements, excellent de détermination détachée) tandis que l'on peut soupçonner Tate d'intérêts plus personnels au regard des relations qu'on le suppose entretenir avec Oonagh. La séquence est magistrale, entre l'intonation à la fois neutre et sournoise de l'idée et le jeu de Dirk Bogarde en coquille vide qui se laisse dicter ce nouvel état. Toute la lente mise en place prend son sens, toute la dimension paranoïaque et d'espionnage s'arrêtant là (il y aurait un tout autre film à faire et nombres de possibilités narratives à explorer) pour s'orienter vers le drame intimiste voyant le couple Longman exploser.

Basil Dearden pose un climat incroyablement anxiogène sur ce foyer que l'on a vu préalablement si paisible et heureux. Il s'appuie sur une mise en scène subtile, où un simple contraste clair-obscur de la photo de Denys Coop sur le visage de Longman nous signifie l'altération de sa personnalité, mais aussi et surtout sur la fabuleuse prestation de Dirk Bogarde. On sait combien l'acteur excelle dans l'expression de l'ambiguïté, pour son versant inquiétant chez Joseph Losey - The Servant (1963), Accident (1967) - et plus humaine chez Basil Dearden comme dans Victim (1961). Le langage corporel, le regard hautain, le phrasé dédaigneux en font dès lors un être complètement différent (et paradoxalement plus séduisant) que le paisible père de famille et époux affectueux vu précédemment. Dearden laisse même suggérer que l'expérience a libéré plutôt qu’infléchi la personnalité de Longman, un peu dans l'idée de ce que fit Nicholas Ray dans Derrière le miroir (1956) ou tentera plus tard Stanley Kubrick dans Shining (1980), à savoir que l'élément perturbateur (médicamenteux chez Ray, surnaturel pour Kubrick) explicite la rancœur et les frustrations enfouies des pères de famille fébriles. Là encore, les possibilités du thriller oppressant sont immenses et Dearden amorce nombre de moments dérangeants, mais toujours pour privilégier une veine introspective. Cela pourra décevoir les amateurs de sensations fortes, mais c'est au service d'un magnifique mélodrame. Mary Ure est aussi autant à fleur de peau que Bogarde sera ambigu, et porte véritablement le cœur émotionnel du film. Point de twist ou de rebondissement alambiqué pour résoudre la situation, cela viendra d'une approche simple, délicate et très touchante. The Mind Benders est une des grandes réussites de Dearden, qui touche juste à chacune des déroutantes directions de son récit.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Justin Kwedi - le 11 novembre 2022