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Critique de film
Le film
Affiche du film

Ascenseur pour l'échafaud

L'histoire

Un samedi soir à Paris : ancien officier parachutiste travaillant pour un riche industriel nommé Simon Carala, Julien Tavernier assassine son patron dans un crime organisé avec la jeune épouse de celui-ci, Florence. Tout le plan visant à faire passer le meurtre pour un suicide se déroule parfaitement, jusqu'à ce que Julien se rende compte qu'il a oublié une corde pouvant le compromettre. Retournant dans les locaux de l'entreprise, il se retrouve coincé dans l'ascenseur au moment où le portier coupe le courant. Pendant ce temps, un couple de deux jeunes amoureux, Louis et Véronique, dérobe la voiture que Julien a laissée devant l'immeuble...

Analyse et critique

Les premières années du parcours cinématographique de Louis Malle furent assez fulgurantes : bachelier à 16 ans, il étudie pendant deux ans à Sciences Po, mais est rattrapé par sa passion pour le cinéma et abandonne les études politiques pour présenter le concours d’entrée à l’IDHEC. Là, une fois admis, il acquiert une certaine compétence technique, mais déçu par le contenu trop théorique des cours, abandonne le cursus en cours de route. C’est lors d’un stage à la télévision, en 1953, qu’il apprend que Jacques-Yves Cousteau s’est présenté à l’Institut en quête d’un stagiaire sachant nager : il postule pour le poste, est d’ailleurs l’un des seuls (les étudiants de l’IDHEC ne jurant que par la fiction) et devient successivement caméraman-plongeur, monteur, preneur de son, puis assistant réalisateur auprès du célèbre Commandant. Pendant ces trois ans aquatico-documentaires, Louis Malle participe à la réalisation de deux courts métrages (Station 307 puis Fontaine de Vaucluse), avant que son rôle décisif dans la construction dramaturgique du film ne finisse par convaincre Cousteau de le créditer comme co-réalisateur du Monde du silence (1956).

A 24 ans, Louis Malle a donc en poche une Palme d’or - mais aussi, dans le milieu du cinéma, une réputation grandissante d’arriviste ou de dandy, réputation due à la fois à son tempérament charmeur autant qu’à ses origines sociales (il est l’héritier des industries Béghin) : son insolente réussite agace, et le cinéaste sait qu’il a encore beaucoup à prouver. Dans l’attente du sujet idéal, qui lui permettrait de montrer ses talents de cinéaste, il observe encore beaucoup, auprès de Robert Bresson (il devient assistant sur Un condamné à mort s’est échappé, sur lequel il se liera d’amitiés avec François Leterrier), toujours auprès de Cousteau ou au contact de l’actualité (ainsi part-il en Hongrie au moment des évènements de Budapest, à l’automne 1956). C’est finalement son ami Alain Cavalier qui lui finit par lui soumettre un roman de Noël Calef, intitulé Ascenseur pour l’échafaud : comme tant d’autres cinéastes débutants, son premier film sera donc policier, mais Louis Malle a décidé qu’il ne ressemblerait à aucun autre. Il sait qu’il a beaucoup à prouver, mais il entend démontrer bien plus encore. C’est de cette intention, pleine d’audace et de tempérament, que naissent les qualités comme les défauts d’Ascenseur pour l’échafaud, rendant ce coup d’essai aussi admirable qu’assurément imparfait.

Car Louis Malle, comme tant de cinéastes nés dans les années 30 qui débuteront dans les mêmes années (Truffaut, DemyChabrol, Deville, Godard…), est un fruit de son époque : enfant du cinéma, il s’est nourri de toutes les évolutions esthétiques du 7ème art, notamment depuis le milieu des années 40, et il connaît sur le bout des doigts son néoréalisme italien comme son film policier, français mais surtout américain. Par ailleurs, dans les temps tourmentés d’une jeunesse qui ne veut pas reproduire les erreurs de ses aînés (et les fantômes de la Seconde Guerre mondiale sont d’autant plus tenaces que le France est alors embourbée en Indochine), il est animé d’une véritable volonté iconoclaste, quasi révolutionnaire, qui lui donne envie de véhiculer un regard social critique mais aussi de participer à l’élaboration d’un autre cinéma, d’inventer de nouvelles formes et de nouveaux codes. Il y a en quelque sorte dans Ascenseur pour l’échafaud une volonté, discrète mais réelle, de proposer une sorte d’absolu de cinéma (1), un travail artistique ultime qui entremêlerait littérature, musique, peinture, qui aurait digéré le cinéma du passé et ouvrirait sur celui du futur, tout en n’omettant pas une véritable conscience sociale... en quelque sorte, le film rêvé par un petit virtuose de 25 ans à qui tout a jusqu’alors souri... Evidemment, celui qui embrasse trop a parfois tendance à mal étreindre, et le résultat n’a rien de cette ampleur, mais ce sont très précisément les mêmes raisons qui peuvent, selon le spectateur, rendre cet objet cinématographique aussi fascinant que parfaitement agaçant.

Quelques décennies plus tard, on peut considérer que le passage à la postérité d’Ascenseur pour l’échafaud est au moins justifié par un aspect : sa bande-originale, qui fut un grand succès commercial et qui demeure aujourd’hui probablement plus connue que le film en lui-même. Signée Miles Davis - jeune trentenaire qui était parvenu à se faire un nom aux Etats-Unis avec son Quintet, dans lequel on retrouvait notamment un John Coltrane quasi-débutant -, elle fut enregistrée en deux jours (4 et 5 décembre 1957) dans un dispositif extrêmement novateur qui contribua à sa légende : réunis en studio, les cinq musiciens (2) disposaient d’un moniteur diffusant la séquence à accompagner, avec la durée de celle-ci. Libre à eux alors d’improviser, selon la "couleur" voulue par Davis (le seul ayant déjà vu le film monté), de façon à faire coïncider le mieux possible la musique et l’image. Désireux d’aller vers l’abstraction, Miles Davis - dans une démarche souvent utilisée par les musiciens de Be-Bop - partait à l’occasion d’un standard, qu’il débarrassait de lignes mélodiques ou rythmiques trop reconnaissables pour laisser les cuivres ou la contrebasse construire un univers sonore singulièrement différent. Le résultat est à l’écran particulièrement efficace lors des séquences d’errance nocturne, lors desquelles la musique contribue à créer une atmosphère énergique et inquiète à la fois.

Le jazz - qui plus est partiellement improvisé -, la cavale des deux jeunes, une certaine liberté de ton : comment donc, en voyant Ascenseur pour l’échafaud, ne pas penser à la Nouvelle Vague, et en particulier à A bout de souffle que Jean-Luc Godard tournera moins de deux ans plus tard ? Et donc, pour un redoutable argument chronologique (Chabrol n’a pas encore tourné Le Beau Serge, ni Truffaut Les 400 coups), comment ne pas faire du film le "premier" film du mouvement ? Ce serait beau, ce serait simple, ce serait surtout à nos yeux aussi inutile qu’inexact. Pas parce que l’on ait spécialement envie de réfuter les indices qui tendraient à associer le film au mouvement, mais parce que cela reviendrait à occulter bien d’autres aspects au moins aussi importants. D’une part, Louis Malle n’a, sa vingtaine d’années mise à part, à peu près rien à voir avec l’émulation qui stimule alors les bouillonnants rédacteurs des Cahiers du Cinéma et qui débouchera ensuite sur les grandes lignes directrices, narratives comme esthétiques, de la Nouvelle Vague. En ce sens, la liberté de ton ou l’ambition qui le meuvent sont davantage, comme cela a déjà été évoqué, conjoncturelles que théoriques. D’autre part, s’il y a incontestablement des aspects, dans Ascenseur pour l’échafaud, qui peuvent rappeler la Nouvelle Vague, c’est bien parce que le film, nous l’avons là aussi déjà dit, se situe délibérément à un carrefour assez foisonnant de styles, d’époques ou d’influences, et qu’il est alors précurseur autant qu’il est indissociable de ce qui l’a engendré. La Nouvelle Vague est l’une des nombreuses routes qui passent par ce carrefour, ce n’est que l’une d’entre elles.

Avant de voir, éventuellement, où le film mène, il est donc au moins aussi important de savoir d’où il vient, et le réseau routier est au moins aussi complexe. Outre des emprunts sommaires à Roger Vadim (lequel avait confié la bande-originale de Sait-on jamais..., l’année précédente, au Modern Jazz Quartet de John Lewis) ou à Robert Bresson, on peut distinguer trois lignes de force qui divergent et s’entremêlent à l’occasion : l’une (qui concerne plutôt le couple Véronique-Louis) vient d’Italie, où le néoréalisme des années 40 a ouvert la porte à de jeunes talents iconoclastes, dont Mauro Bolognini ou Michelangelo Antonioni : le couple Véronique-Louis peut ainsi au moins autant faire penser aux blousons noirs des Vaincus (I Vinti, 1953) qu’à Michel Poiccard. Une autre vient, évidemment, des Etats-Unis, et de la grande tradition du Film noir, dans lequel un individu lambda (par exemple un employé d’une grande compagnie) met le doigt dans un engrenage criminel qui ne fera que révéler le poids de la fatalité (on peut immédiatement citer la séquence d'interrogatoire de Julien et son éclairage singulier). Et la troisième est franco-française, mais dans les tensions propres au cinéma hexagonal de l’époque : dans son exploration du "milieu" criminel, particulièrement active dans les années 50, le cinéma français oscille alors entre une tradition "à l’ancienne" (plutôt littéraire, avec des dialogues ciselés maîtrisés par des comédiens de stature et d’expérience) et une volonté de réinventer le genre, notamment formellement, en y insufflant une forme d’efficacité "à l’américaine". Entre Henri Decoin et Jean-Pierre Melville (3), entre Gilles Grangier et Jacques Becker, Louis Malle semble parfois naviguer à vue : la première séquence faisant intervenir Julien Tavernier, par exemple, peut par exemple - toutes proportions gardées - rappeler l’impressionnant casse central du Rififi chez les hommes de Jules Dassin : muette, elle décrit une préparation méticuleuse, dans laquelle le silence et le cadre seuls génèrent la tension. En ce sens, il y a une démarche quasi-béhavioriste chez Malle, qui semble s’interdire de commenter l’action qu’il décrit. Et puis, aux antipodes, débarquent les monologues intérieurs de Jeanne Moreau, extrêmement (trop) écrits, avec des commentaires comme : « Je t’ai perdu dans cette nuit, Julien. Il fallait te laisser tranquille, ne pas t’embrasser, ne pas caresser ton visage. Si tu n’as pas tué Simon ; tant pis, si tu as eu peur, tant mieux, mais il faut que tu reviennes, il faut que tu sois là, vivant, à côté de moi, Julien. Il faut. Il faut. Il faut. »

Il semblerait donc que l’un des responsables de ce déséquilibre soit l'adaptateur du récit de Noël Calef, Roger Nimier, un auteur assez en vogue à l’époque pour son aura trouble et son regard pessimiste : de l’aveu même de Louis Malle, Nimier n’avait à peu près aucun sens cinématographique. Seul, à ses yeux, comptait le verbe. Celui-ci ne manque à l’occasion pas de style mais s’incarne en général fort mal à l’écran, que ce soit dans la bouche de Yori Bertin (« Ils vont nous séparer. Toi tu seras chez les hommes. Moi chez les femmes. Nous ne serons plus ensemble qu’à la première page des journaux ») ou dans celle de Jeanne Moreau ; pour développer un peu le propos de Jacques Lourcelles dans son dictionnaire, on pourrait presque résumer le problème en disant, en substance, que les comédiens d’Ascenseur pour l’échafaud sont formidables dès qu’ils se taisent. C’est en ce sens Maurice Ronet qui s’en sort le mieux, dans un rôle de solitaire, et la manière dont il occupe l’espace réduit de l’ascenseur lors de ses tentatives pour s’en extraire témoigne de la qualité physique du comédien. A la fin du film, on voit apparaitre un quasi-débutant nommé Lino Ventura, lequel, avec son intelligence de jeu et une redoutable économie verbale, compose un personnage beaucoup moins vain que la plupart des autres protagonistes, démontrant un peu par l’absurde ce que le film aurait pu être sans ses mots trop encombrants.

Il est d’autant plus dommage que les dialogues pénalisent à ce point, notamment, tout ce qui concerne Louis et Véronique, que le portrait dressé par le film de cette jeunesse est pertinent, féroce, mais aussi moderne : ce sont les chimères de la société consumériste qui les ont éloignés des réalités du monde, et il semblerait ainsi que le beau blouson tout neuf, la belle voiture américaine ou l’appareil photo design aient plus d’importance aux yeux de Véronique que le vol, le meurtre ou le suicide. A défaut d’avoir des valeurs morales auxquelles se raccrocher, sa vision du monde est réduite à des signes extérieurs directs, essentiellement du registre de l’apparence. Mais en extrapolant un peu, à partir des quelques échanges entre Véronique et Florence (l’une qualifiant l’autre de vieille, l’autre traitant l’une comme une gamine, quand bien même elles n’ont que quelques années d’écart), on pourrait presque avoir l’impression qu’elles reconnaissent l’une en l’autre ce qu’elles étaient ou ce qu’elles pourraient devenir : finalement, Florence a épousé un homme beaucoup plus vieux qu’elle pour assurer sa situation financière, et ensuite pris un bel et jeune amant...

Plus globalement, c’est toute la société décrite par Ascenseur pour l’échafaud qui semble, doucement, grignotée par la veulerie et l’individualisme : personne n’aide réellement personne, dans le film, chacun étant trop occupé à satisfaire ses propres objectifs individuels. Cela est assez bien, quoique très rapidement, résumé par le personnage de Simon Carala, figure avant l’heure du grand patron siégeant en haut de son immeuble de verre, qui domine un monde dont il n’a que faire si ce n’est tirer profit. Il va sans dire que cet archétype, sans doute inspiré du cinéma américain, était pour le coup plus rare dans le cinéma français, simplement pour la rareté de tels immeubles dans le Paris des années 50 ! Plus généralement, Louis Malle, des années plus tard, exprimait d’ailleurs avec une certaine satisfaction le portrait anticipatif que son film dressait de la capitale, presque plus proche des années 60 à venir que de son époque de tournage. (4)

Pour tout dire, à courir tant de lièvres à la fois, il nous semble parfois qu’Ascenseur pour l’échafaud passe à côté de quelque chose ; prenons cette trame principale concernant Julien, accusé d’un crime qu’il n’a pas commis mais qui l’innocenterait de celui qu’il a réellement perpétué : on rêverait tout simplement de savoir ce que, à la même époque, un Fritz Lang aurait pu faire d’un tel postulat ! Mais à vouloir également raconter une (voire des) histoire(s) d’amour ; traduire l’atmosphère de ces nuits parisiennes ; livrer une critique du modèle consumériste qui fait rêver la jeunesse française ; évoquer le poids lancinent de la guerre sur la société de l’époque... le film donne parfois l’impression d’être dans l’approche de tout ce qu’il aimerait être mais ne parvient finalement qu’à effleurer. Ce n’est pas, entendons-nous bien, un film basé sur l’esbroufe, un coup d’éclat de petit malin recherchant le tape-à-l’œil ou l’ostentatoire, et il faut certainement reconnaître à Louis Malle une retenue et une rigueur certaine dans la réalisation, mais plutôt, à nos yeux, une œuvre dont les ambitions ont outrepassé la concrétisation. (5) C’est ainsi finalement lorsqu’il ne dit pas du tout, et qu’il laisse l’imaginaire du spectateur faire son travail, qu’il devient le plus stimulant : le personnage de Julien, par exemple, est ainsi habité d’une belle ambigüité. Au début, on jurerait qu’il s’agit d’un garçon brillant, par exemple un ingénieur, un héros de guerre bien sous tous rapports... et puis progressivement, par touches minimes, le film laisse deviner autre chose, une petite frappe, un mercenaire chargé d’intimider la concurrence industrielle, un assassin régulier peut-être... Le film se garde bien de conclure à son sujet, ménageant ainsi un trouble assez fascinant.

Le film obtint le Prix Louis Delluc 1957 - Malle l’obtint de nouveau 30 ans plus tard pour Au revoir, les enfants - alors que le film suivant du cinéaste, Les Amants, reçut un prix au Festival de Venise... Ces récompenses, régulières, qui jalonneront ainsi la carrière du cinéaste depuis ses débuts jusqu'à son terme, permettent peut-être de mettre un doigt assez subjectif sur ce qui nous semble être l’une des caractéristiques de ce séducteur notoire : à défaut de posséder un style majeur, Malle savait probablement comme peu de cinéastes sentir les courants d’une époque et réaliser le bon film au bon moment, en anticipant les mouvements sur le point de surgir ou en faisant naître à l’occasion la polémique (Le Souffle au cœur, Lacombe Lucien...). L’impact contextuel de ses films, représentatifs d’un esprit ou d’un temps, doit ainsi être pondéré lors de l’appréhension de sa filmographie, quand bien même leur aspect daté sauterait aux yeux. A cet égard, il convient, malgré ses défauts apparents, de ne pas sous-estimer l’importance historique d’Ascenseur pour l’échafaud.

(1) Des années plus tard, Louis Malle revoyant le film disait qu’il y avait essayé, « avec maladresse parfois, d’y combiner des admirations sans doute contradictoires pour Bresson, et Hitchcock. »
(2) Miles Davis à la trompette, Barney Wilen au saxophone ténor, René Urtreger au piano, Pierre Michelot à la contrebasse et Kenny Clarke à la batterie.
(3) Melville auquel Malle emprunte ici son chef opérateur Henri Decaë, pour une photographie exceptionnelle, présentant une grande diversité de textures, qui demeure l’un des incontestables points forts du film.
(4) La région parisienne ne comptant aucun établissement de ce type à l'époque, le fameux "motel de Trappes" du film fut trouvé en Normandie !
(5) Dans Le Masque et La Plume du 6 février 1958, Jean de Baroncelli dit du film qu’il est finalement plus intéressant pour ce qu’il laisse entrevoir du talent de Louis Malle que pour ce qu’il est.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Miles Davis joue devant les images du film, et Louis Malle répond aux questions d'un journaliste pendant la session d'enregistrement.

Par Antoine Royer - le 12 avril 2013