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Critique de film
Le film
Affiche du film

Aprile

L'histoire

Entre 1994 et 1997, de la première élection de Silvio Berlusconi à son quarante-quatrième anniversaire, Nanni Moretti raconte ses projets documentaires semi-avortés sur l’Italie d’alors, son arlésienne de réaliser une comédie musicale sur un pâtissier trotskyste, et surtout la naissance de son fils, les joies et les turpitudes qui vont avec la paternité.

Analyse et critique


Quand Silvio Berlusconi remporte sa première élection en 1994, Nanni Moretti s’allume un premier (gros) joint. Il regarde la télévision chez sa mère où, sur une de ses propres chaînes, le magnat exsude d’autosatisfaction face à un présentateur qui tient (au moment même de lui tresser des lauriers) à affirmer son indépendance de principe vis-à-vis de celui qui est dans les faits son patron. Personne ne l’a jamais forcé à être tout le temps d’accord avec lui (sûrement : d’ailleurs, s’il ne l’était pas, il est probable qu’il n’aurait simplement jamais obtenu cette place). C’est une ouverture frappante, mais qui ne concerne pas que la droite italienne : la télévision retransmet ensuite des images du quartier de l’opposition, ou presque aucun représentant ne répond présent à l’appel et où personne n’a apparemment prévu de discours de défaite. Si Aprile s’intéresse entre 1994 et 1997 à l’avancée de la droite dure italienne, le film ne s’attaque pas moins (voire d’une certaine manière même plus) à une gauche qui par passivité et centrisme se montre incapable d’endiguer cette montée. Elle va jusqu’à se faire battre sur son propre terrain (quand Moretti se montre accablé, face à un autre téléviseur, que D’Alema soit incapable de dire « quelque chose de gauche » ou juste « quelque chose » face à un Berlusconi qui le sermonne sur rien moins que la justice sociale). Devant ce cirque, Moretti voudrait produire ses propres images, son propre commentaire, mais il va bien vite se retrouver pris dans un dilemme intenable, tiraillé entre des envies contradictoires. Il voudrait en principe faire à la place d’autres personnes la critique politique qu’elles ne font pas, mais il lui faudra bien reconnaître qu’en fait, chez lui non plus, le cœur n’y est pas tant que ça.



D’un côté, il y a l’option documentaire : filmer une manifestation « antifasciste » milanaise (dans les faits : un défilé de parapluies, par opposition à l’après-midi rayonnant qui vaudra plus tard, en 1996, une victoire à la gauche) ou la déclaration d’indépendance de la Padanie à Venise. Ce cinéma du réel, Moretti l’intègre à sa fiction (comme dans l’épisode où il accable de questions maladroites un politicien démissionnaire qui, littéralement, déménage). Cette approche culmine quand il filme le débarquement de réfugiés albanais, fuyant la guerre, sur les plages des Pouilles après leur naufrage. Là encore, les politiciens censément préoccupés de leur sort sont absents ; mais Moretti, malgré sa présence, n’en sort pas beaucoup plus grandi. Face à la détresse des requérants, il n’a pas beaucoup de questions à poser qui pourraient produire un autre effet que confirmer l’incertitude et la désorientation dans laquelle sont ces migrants. Il demande à une jeune femme quel métier elle compte exercer en Italie : elle ne sait pas. À de nombreuses reprises, son équipe constate qu’il est distrait, un peu à côté de la plaque dans ses propos, quand il n’est pas tout simplement démissionnaire lui-même (finissant par ne pas se rendre à une interview organisée à une cellule de parti et où tous les autres l’attendent déjà). De l’autre, il y a la fiction la plus artificielle : une comédie musicale sur un pâtissier trotskyste dans les années 1950, rêve de longue date, avec un premier rôle promis à un acteur (Silvio Orlando), dont le cinéaste reprend le tournage pour l’abandonner immédiatement de nouveau. Ce tiraillement que Moretti ne maîtrise pas dans le film, et qui court au long d’une demi- décennie, trouve sa fusion euphorisante dans Aprile. Le film est autant du côté du réel de l’histoire présente que des désirs facétieux de mise en scène de Moretti.


Car la distraction et le tiraillement de Moretti témoignent, malgré la joie qui l'accompagne, d’une angoisse : celle de la paternité. Sa femme et son fils jouent leur propre rôle dans le récit de la naissance de son premier enfant, tandis que l’on suit les étapes de cet événement. Choisir un prénom, accueillir les proches à la maternité, supporter la journée de l’accouchement pour un père surexcité (qui transmet les nouvelles par téléphone tandis que l’expérience hospitalière de la mère est maintenue hors champ), s’occuper d’un bébé en larmes, jouer avec un nourrisson tout en continuant les préparatifs d’un film… Moretti reste rivé à sa propre expérience, dont il transmet tout l’enthousiasme, la part de naïveté aussi. Il cultive un art de la fuite pour s’intéresser à la venue puis au développement de son enfant. À quarante-quatre ans quand le film se termine, Moretti saisit bien qu’il n’a pas l’éternité devant lui. Et s’il veut jeter de sa Vespa des coupures de journaux qu’il conservait (parce qu’elles l’ulcéraient) depuis des années pour se rendre dans un studio tourner enfin une scène de comédie musicale, qu’à cela ne tienne. La naissance de son fils paraît l'alléger encore.


Tout en affirmant la primauté de ce principe de plaisir, une résolution à accueillir les sorties de route (aller emmerder Daniele Luchetti sur le tournage d’une publicité pour Barilla à aucun autre motif que se défouler, se libérer de toutes ces lettres non transmises à des figures politiques en les lisant depuis un tréteau à Hyde Park), Moretti paradoxalement n’occulte pas ce qu’il affirme vouloir laisser (au moins un peu) de côté. Le film est très instructif sur l’histoire politique de l’Italie des années 1990. Ce qu’il révèle au sujet de l’unité idéologique des médias italiens (quand il fait de tous les magazines du moment une gigantesque carte où l’on pourrait suivre le passage de tel journaliste de la rubrique d’un journal « de gauche » à un autre « de droite » en passant par le conseil d’administration de tel autre) possède une gravité qui prendra toute son ampleur dans Le Caïman. Mais ces faits sont à la portée de tout citoyen informé : pourquoi Moretti, plus qu’un autre, devrait-il consacrer son temps à les dénoncer ? Il finit pourtant par bel et bien effectuer cette dénonciation – en expliquant qu’il lui plairait bien de faire autre chose que cela.


On comprend sa lassitude quand un journaliste français lui demande en somme de (re)politiser son cinéma, que ce voisin européen s’étonne avec grandiloquence de la collusion des castes médiatiques et politiques en Italie : comme si la France avait des leçons à donner à qui que ce soit en la matière. La corruption dans ses expressions les plus publiques et les plus pures doit bien trouver un terreau, ou un reflet, dans nos vies quotidiennes, ne pas complètement épargner tout un chacun à son échelle. D’où l’intransigeance d’un cinéaste qui, tout aussi comique qu’il se montre dans ses indignations journalières, n’en est pas moins sérieux. Son cynisme face au tout-venant des sorties cinématographiques (surtout en ce qui concerne ce qu’il perçoit comme la violence gratuite et le relativisme moral à deux sous d’une bonne partie de la production américaine) est dirigé contre une culture anti-humaniste, animée par le même nihilisme par certains aspects que la télévision berlusconienne. Si l’on sent son peu de considération pour Heat quand il résume le film à sa mère au téléphone (mais Pacino devient toujours plus beau, nuance sa femme), c’est Strange Days qui (dans la continuité de sa prise à partie de Henry : Portrait d’un serial-killer dans Journal intime) est la victime la plus accablée de cette polémique amusée. Vu sur la foi de son beau titre qui collerait si bien à la situation italienne, le film hante de ses répliques les nuits du futur père. La pulsion apocalyptique n’est pas celle d’un cinéaste alors plein d’autant de joie que d’inquiétude, intéressé tant par la vie ordinaire que publique, faisant accueil dans son existence à un nouvel être pour qui il voudrait un monde vivable. Aprile, film où en témoignant de sa tendance à la dispersion Moretti réunifie ce qui dans sa vie s’éparpille, est admirable à la fois par son sérieux moral et son absence complète d’esprit de sérieux.


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La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 15 juin 2021