L'histoire
Philip (Rüdiger Vogler) est un journaliste allemand envoyé aux USA pour écrire une chronique de voyage basée sur les paysages traversés ; il connaît hélas le syndrome de la page blanche. Doutant énormément et se trouvant un peu déboussolé face à tout ce qui l’entoure et qu’il ne comprend pas, il ne peut que prendre des polaroïds, espérant y trouver une certaine vérité et surtout l'inspiration. A court d’argent, il doit néanmoins couper court à son reportage et rentrer en Europe ; à l'aéroport, il fait la connaissance de la petite Alice, neuf ans, et de sa mère Lisa (Lisa Kreuzer). Une grève les bloque puisque tous les départs sont annulés : ils doivent aller dormir à l’hôtel en attendant de prendre un vol pour les Pays-Bas le lendemain. Mais au matin Lisa a disparu, laissant une note dans laquelle elle demande à Philip de ramener Alice à Amsterdam où elle compte les rejoindre quelques jours après. Mais arrivés à destination, toujours pas de Lisa : ils décident de partir à la recherche de la grand-mère d’Alice qui vit en Allemagne…
Analyse et critique
Alice dans les villes est le quatrième long métrage de Wim Wenders mais c’est le film dont il aime à dire qu’il considère comme son premier véritablement digne d’intérêt, ayant presque eu envie d’arrêter sa carrière cinématographique avant ça tellement il n’était pas très fier de ses précédents. Il qualifiait par exemple L’Angoisse du gardien de but au moment du pénalty comme un film ‘d’Hitchcock sans Hitchcock’ ou La Lettre écarlate comme du ‘David Lean au rabais’. Les tournages ne s’étant pas non plus extrêmement bien déroulés, élaboré en réaction à ses prédécesseurs, Alice dans les villes lui redonna le moral et l’envie de poursuivre sur sa lancée ; ce fût une expérience qui lui fit découvrir ce qui lui correspondait le mieux, ce dont il avait vraiment envie de faire comme style de cinéma et comment il appréciait de travailler. Il tournera d’ailleurs trois Road Movies consécutifs, d’où le titre du coffret que Carlotta lui consacre en regroupant au sein de cette ‘trilogie de la route’, Alice dans les villes, Faux mouvement (film intéressant mais plus aride, plus austère et moins aimable) et enfin Au fil du temps, peut-être le plus représentatif de ce que Wenders réussit le mieux, un cinéma de l’errance, du vagabondage, de l'indolence, de la contemplation, de l'observation et de l’apprentissage. Son plus grand succès public, Paris, Texas, sera dans la droite lignée de cette trilogie, une sorte de petit frère de Alice dans les villes, les deux ‘histoires’ possédant énormément de points communs.
Histoire entre guillemets puisqu’à la vision du film il semble que ce soit le cadet des soucis de l’auteur-réalisateur ; non pas que son scénario soit mauvais, bien au contraire, mais Wenders ne cherche jamais à donner une charpente solide à ce qu’il raconte, préférant la nonchalance à l’efficacité, les chemins de traverse à une route toute droite et toute tracée, l’observation du quotidien à un quelconque dramatisme. L’impression d’improvisation domine et l'on sait par expérience que lorsque certains cinéastes parviennent à faire croire qu’il en a été ainsi (ou même s’il en a été vraiment ainsi), souvent les résultats s’avèrent assez jubilatoires pour ceux qui acceptent de les suivre dans leurs lentes et contemplatives pérégrinations aux côtés de personnages que nous serions prêts à côtoyer chaque jour. Le pitch ne tient que sur un périple sans grands coups de théâtre, le film se contentant pour notre plus grand plaisir d'être quasiment une succession de séquences anodines de repas, de recherches de motels ou de discussions somme toute assez banales. Car ce qui intéresse surtout le réalisateur allemand est l’évolution des relations entre ses deux protagonistes principaux.
Nous avons donc d’un côté Philip, un journaliste allemand d’une trentaine d’années venu aux USA pour un reportage et à qui le déclic manque pour écrire quoi que ce soit. Ne parvenant à rien et manquant d’argent, il se prépare à rentrer en Europe. De l’autre Alice, une petite fille de neuf ans qui n’a pas sa langue dans sa poche et qui, ‘abandonnée’ par sa mère, va devoir trainer plusieurs semaines avec ce grand dadais un peu perdu jusqu’à ce que ce dernier puisse la laisser à sa famille qu’il devra auparavant retrouver, ce qui ne sera pas facile car ne possédant guère d’éléments pour y réussir, même Alice ne se souvenant pas de la ville où habitent ses grands-parents, pas plus que de leur nom de famille. Et les voilà partis en ‘voyage’ de New-York à Amsterdam, puis en Allemagne (surtout dans la Ruhr), presque chaque étape aboutissant dans leurs recherches à une impasse.Il est à la fois cocasse et touchant de voir s’affronter deux caractères assez opposés, un adulte lunaire, mutique et parfois acariâtre voire égoïste face à une petite fille (inoubliable Yella Rottlander) spontanée, à la personnalité affirmée et au caractère bien trempé, ne cessant de s’agacer l’un et l’autre jusqu’à ce qu’une complicité naisse pour se transformer en une désarmante amitié quasi filiale. S’apprivoisant mutuellement, leur périple va se terminer en une sorte de grande victoire aussi bien pour Alice qui parvient à réintégrer sa famille que pour son compagnon de voyage malgré lui. Ce dernier, en endossant une sorte de paternité, a en quelque sorte trouvé un but à son errance, à tel point qu'il décide enfin après ces quelques jours de virée totalement improvisée de narrer son expérience par écrit, lui qu'à la fin de son expédition au travers les États-Unis durant laquelle au lieu d’un article il n’avait ramené que quelques polaroïds qui "n’arrivaient même pas à rendre compte de ce qu’il avait vu" s'était fait sermonner par son rédacteur en chef qui lui avait dit un peu dépité : "vous étiez censé raconter une histoire". Même reproche que certains spectateurs (parmi lesquels je ne me compte pas) pourraient avoir eu envie de faire à Wenders !
Alice dans les villes est un très joli film dont on regrette qu'il ne se poursuive pas encore deux heures durant, tellement on a pris du plaisir à voyager aux côtés de Rüdiger Vogler et de l'adorable petite fille un peu peste qui l'accompagne, de leur rencontre par hasard aux USA jusqu'à ce long plan d'hélicoptère final tout simplement sublime. Wim Wenders en fera d’ailleurs presque une marque de fabrique, en insérant quelques uns dans presque tous ses films de première partie de carrière, son plus célèbre étant celui ouvrant au dessus de Berlin son chef-d’œuvre, Les Ailes du désir. On est heureux d'accompagner cet improbable duo de chambres de motels en nuits chez l'habitant, d'avion en 4L, de train en métro aérien en Allemagne, moyen de transport toujours aussi cinégénique par son 'exotisme' (Truffaut en avait déjà filmé un avec la même fascination pour le spectateur dans Fahrenheit 451). On est bien, on est dépaysé et on ne s'ennuie jamais même s'il ne se passe quasiment rien. Wenders en profite pour nous parler de ses marottes - sans cependant asséner de messages -, sa fascination des USA et de ses paysages, le pouvoir de l'image, sa détestation des médias grand public (la radio ‘bluffeuse’ et la télévision ‘inhumaine’) l'errance, la culture rock (avec notamment l’extrait d’un concert de Chuck Berry)… Remercions au passage Samuel Fuller de l’avoir convaincu d’aller au bout de son projet qu’il faillit abandonner après avoir vu au cinéma La Barbe à papa (Paper Moon) de Peter Bogdanovich qui il est vrai possède beaucoup de similitudes avec Alice dans les villes et notamment les relations de son duo interprété par Ryan et Tatum O’Neal, les deux ayant à peu près peu le même âge que les protagonistes du film de Wenders.
Un tendre et tranquille périple à la progression délicieusement lente, un chaleureux, poétique et indolent road movie à l’intrigue ténue dont l’essentiel n’est pas la destination mais le cheminement, une pérégrination erratique où l’on ne se sait pas trop où se rendre et où l’on ne trouve pas toujours ce que l’on cherche. Tout ça enrobé par une superbe photographie en noir et blanc 16 mm assez brute de Robby Müller (pas nécessairement voulue mais pour cause d’un manque de budget), de superbes cadrages et baigné par un accompagnement musical discret mais vite hypnotique et entêtant du groupe Can. L'un des films les plus attachants du cinéaste, l’un des plus simples, des plus chaleureux et des plus libres, celui où il a atteint sa maturité et trouve son style poético-contemplatif, celui qui l'installe aux côtés de Werner Herzog en figure de proue du cinéma allemand de ce milieu des 70's.