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Livres

Un jardin
Parmi les flammes :
Le cinéma de
Terrence Malick
UN LIVRE de Philippe Fraisse

Éditions Rouge Profond
Première édition : 19 novembre 2015
235 pages, broché  

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Il est des plumes qui parviennent à contourner les attendus d'une monographie en choisissant un auteur peu abordé. D'autres surprendront par le choix d'un angle d'attaque inusité qui pourra dévoiler de nouveaux aspects d'une oeuvre. Quelques unes, extrêmement rares et donc précieuses, réinventent avec style l'écriture critique tout en parlant du dit auteur. Si un essai parviendra à rassembler des éléments sur un cinéaste jusqu'alors peu étudié, approche surprenante et écriture neuve alors aucun doute n'est permis : il faut le lire de toute urgence car il s'agit d'un oiseau rare. Un jardin parmi les flammes de Philippe Fraisse compte, à n'en pas douter, parmi ces réussites remarquables dans l'édition cinéma.

Si nous remontons un peu en amont, Philippe Fraisse est d'abord un professeur de philosophie qui a commencé à écrire pour la revue Positif en 1999, année éminemment importante puisqu'il écrivit sur Stanley Kubrick l'année même de sa mort qui fut aussi celle de la sortie de son ultime chef d'oeuvre Eyes wide shut.

Depuis, il revisite de manière toujours personnelle des œuvres du passé ou du présent avec la même précision, la même érudition mais aussi la même liberté de ton qui détonnent dans le paysage critique usuel : nulle volonté de courir après les modes, nulle volonté de consensualité ou de « jeunisme » mais un humour à froid qui accompagne idéalement une capacité de navigation entre analogies fulgurantes, analyses de détail et in fine compréhension intime de ce qui fonde la pensée du cinéma que propose un grand auteur. Je dois avouer que ses textes m'ont souvent permis de renouer avec de grands cinéastes du fait qu'il éclaire toujours de manière surprenante des œuvres ou moments du cinéma pourtant supposés connus : de Federico Fellini à King Vidor en passant par Francesco Rosi, Theo Angelopoulos, John Boorman, Fritz Lang ou David Lynch tout récemment... le spectre est large.

Ce fut donc assez logiquement que cet exégète rigoureux a passé avec succès le cap de l'écriture d'un essai sur Kubrick intitulé Le cinéma au bord du gouffre paru en 2011 chez Gallimard dans la collection de Philippe Sollers « L'infini », année de l'importante exposition consacrée par la Cinémathèque française au maître d'oeuvre de 2001, l'odyssée de l'espace. Essai qui, non seulement renouvelait les études kubrickiennes après les sommes indispensables de Michel Ciment et Michel Chion, mais montrait en action une singulière méthode analytique sur le long terme empruntant aussi bien au champ philosophique qu'à l'analyse précieuse et précise de moments-clés des grands opus du cinéaste, qui souvent étaient mis en parallèle avec l'oeuvre d'autres grands inventeurs de formes tels Eisenstein.

Dans un monde idéal, explorer le cinéma de Terence Malick après celui de Kubrick semblerait aller de soi au vu de l'ampleur de leurs œuvres respectives, de la rareté de leurs films – certes contredite ces derniers temps : Malick semble accélérer son processus créatif depuis La ligne rouge après vingt ans de silence, alors que l'auteur de 2001,l'odyssée de l'espace semblait espacer de plus en plus ses films à partir de Barry Lyndon - et du désir de ne pas s'exposer, totalement incompréhensible dans notre société du spectacle.

Dans un monde idéal ce serait donc un choix qui irait de soi mais dans le paysage critique actuel, cela devient un acte courageux. Et il faut, dans les années 2010, un certain courage pour écrire et publier un tel essai dans la mesure où, jadis célébré, ce grand cinéaste secrètement novateur fut moqué de manière caricaturale avant d'être quasi ignoré. Célébré jusqu'en 2006 avec Le nouveau monde, découvert pour certains convertis de la dernière heure comme les « Cahiers du cinéma » en 2011 avec Tree of life, le cinéaste suscite depuis une méfiance persistante qui pourrait être résumée par l'expression de Jean Michel Frodon dans son blog lors de la sortie de The revenant  en 2016, où il ne put s'empêcher d'éructer contre une forme de « mysticisme new age » assénée par le « révérend Malick » pensant faire d'une pierre deux coups. Régler son sort au survival bigger than life d'Alejandro González Iñárritu et à l'ensemble du cinéma de Malick qui ne partagent jamais qu'un même chef opérateur et non une vision du monde.

Avec de tels tirs de mortiers, dont ce texte n'est qu'un exemple entre mille, ne soyons pas surpris par la distribution tiède en salle du tryptique intimiste constitué de A la merveille (2013), Knight of cups (2015) et Song to song (2017), comme de l'essai poétique Voyage of time (2017). L'ostracisation outrancière du cinéaste semble heureusement enrayée avec la sortie plus usuelle du dernier chef d'oeuvre en date, Une vie cachée (2019), qui fut à notre sens l'un des derniers grands événements cinématographiques avant l'ère COVID par son questionnement précieux sur le refus têtu de se compromettre et de trahir sa foi au sein d'un temps totalitaire où tout semble donner tort à celui qui dit simplement : « Non, je ne participerai pas ».

Il est fort à parier que Philippe Fraisse a bercé l'idée d'un livre à écrire sur Terence Malick au moins autant par le désir d'explorer avec le lecteur la richesse de ce cinéma que par celui de démonter patiemment les préjugés injustes qui ont pu vouer ce grand cinéaste à une forme de purgatoire qu'on espère révolu.

Commençons par ce dernier aspect qui pourra, selon les lecteurs, susciter l'amusement complice ou des réactions disons plus réservées. Il s'agit de montrer qu'une part de l'incompréhension et des procès d'intention accompagnant le cinéaste, notamment selon une lecture purement religieuse, relève des préjugés d'un temps pour lequel la modernité est la nouvelle et unique religion. Il y a du Bernanos pamphlétaire dans cette veine de la pensée critique de Philippe Fraisse, notamment quand il détourne avec ironie et logique l'aura paradoxalement sacrée dont bénéficient des notions aussi diverses que le rapport au positivisme scientifique et/ou économique (« Comme si les sociétés pouvaient s'auto-fonder dans la grimace d'un contrat social mercantile, guerrier ou juridique, comme si nous pouvions à force de techniques et de connaissances positives nous fonder nous-mêmes, délire de toute -puissance d'une humanité redevenue enfant tyrannique-ou s'accomplissant en vieillard sénile »), la banalisation du motif pornographique (« Le phallique et le vulvaire sont les grandes métaphores qui irriguent les discours psychanalytiques, politiques et esthétiques. »), le recours au tout technologique (« Les homo sapiens sapiens redoublent d'efforts pour combler le vide insoutenable par une multitude de machines affectives, écrans , tablettes, oreillettes et autres godemichets interactifs qui bouchent plus ou moins bien les trous par lesquels ils sentent les courants d'air du néant »).

Ce décor ainsi planté ne semble pas apte et ne nous rend pas aptes à accueillir au mieux « ces grandes pensées qui avancent sur des pattes de colombe » dont parlait Niezstche et Philippe Fraisse, voyant là une belle métaphore pour évoquer les films aussi délicats que démesurés de Malick, d'enchaîner : « Les grands films et les grands poèmes ne font guère plus de bruit, silencieuses citadelles du cœur depuis lesquelles s'écoutent les échos du vacarme de tous ceux qui dans leur vie ont fait le choix de rugir en troupe. »

Il serait erroné de ne voir là que posture misanthrope car l'auteur met le doigt sur les fausses évidences qui voudraient désormais que la violence devenue mainstream, le second degré comme nec plus ultra de la pensée critique aillent de soi sans possibilité de contredit.

Ne soyons donc pas surpris si Quentin Tarantino fait en grande partie les frais -il faut dire qu'il est un peu le hérault de cette posture, quel que soit son talent narratif et plastique- de cette possibilité critique : « La téléréalité est le principe moral du cinéma de Tarantino : le scénario est l'occasion de mon(s)trer un zoo humain, une galerie de créatures que l'on méprise et dont on rit » qu'il rapproche lors du récit drôlatique et inquiétant de sa découverte en salle de Inglorious basterds de la « minute de la haine » inculquée par Big Brother dans 1984. Il est très intéressant que la notion de « jouissance esthétique », cette expression devenue un leitmotiv soit alors interrogée car si on y réfléchit bien elle pose non seulement question mais véritablement problème.

S'en tenir à cette part polémique de l'essai serait superficiel car l'essentiel est ailleurs, à savoir dans un patient cheminement au sein du parcours intellectuel et esthétique de Terence Malick qui -ne l'oublions pas- a débuté par la philosophie sous la houlette du grand Stanley Cavell, afin de travailler sur des auteurs aussi complexes que Husserl, Wittgenstein et surtout Heidegger. Même si enseignant de philosophie, Philippe Fraisse ne commet pas l'erreur de rechercher béatement des traces explicites de cette influence dans l'oeuvre de Malick car les images ne sont pas des concepts. Tous ces éléments auxquels s'ajoutent les origines orientales du cinéaste, les liens avec les pensées mystiques occidentales (Maître Eckhart) et orientales (soufisme) ne sont que des pistes qui secrètement convergent pour reconstituer le possible terreau sur lequel a pu germer un cinéma sensitif qui ambitionne de nous remettre en capacité de simplement appréhender notre rapport au monde, et à ce dépassement de soi-même qu'est l'amour. De manière très pertinente est cité Bachelard pour montrer que Malick ne cherche pas à utiliser la nature comme motif écologique ou décoratif : « La rêverie poétique nous donne le monde des mondes. Elle est rêverie cosmique. elle est ouverture à un monde beau, à des mondes beaux. Elle donne au moi un non-moi qui est le bien du moi. »

D'autres références telles que Emerson, Thoreau et son Walden bien évidemment ou encore les peintres figuratifs que sont Andrew Wyeth et Edward Hopper viennent compléter notre avancée dans l'exploration patiente, à géométries variables, d'un cinéma qui dialogue aussi bien avec la poétique de Andreï Tarkovski ou F. W. Murnau qu'avec une tradition cinématographique profondément américaine que ce soit l'univers de Elia Kazan, La nuit du chasseur de Charles Laughton, le cinéma de Lynch (dont il faut rappeler qu'il fut un camarade de promotion quand Malick bifurqua vers le cinéma, Lynch lui a même présenté Jack Fisk, son fidèle collaborateur) ou encore la comédie musicale de la grande époque qui aspire tout autant que le cinéma de Malick à « l'euphorie du mouvement ».

De nombreuses autres références émaillent Un jardin parmi les flammes, et pourtant chaque choix évite soigneusement l'effet-catalogue qui tournerait vers l'érudition stérile. Au contraire, chaque écho semble soigneusement pesé et fait avancer parfois par des chemins indirects dans notre appréhension du cinéma de Malick.

Ne voulant pas trop éventer le plaisir de la découverte chez le futur lecteur, nous terminerons ce compte rendu en insistant sur deux autres précieuses caractéristiques de l'approche de Philippe Fraisse qui me semblent ouvrir des voies pour qui veut accompagner des élèves dans la découverte du cinéma ou tout simplement avancer dans son rapport au cinéma.

Tout d'abord, la capacité de partir d'une analyse de détail qui dépasse le pur exercice technique pour réinterroger une donnée essentielle du film voire de l'essence du cinéma : je crois avoir rarement lu pages plus éclairantes sur Malick, et peut-être sur ce que j'aime le plus au cinéma, que dans le chapitre 4 où Philippe Fraisse analyse une séquence située au début de La ligne rouge où ce qui pourrait apparaître comme un simple champ-contrechamp qui met le soldat Witt en présence d'une jeune Mélanésienne devient la clé et de la poétique de Malick et de son « cinéma de la mobilité extrême qui est paradoxalement une tactique anti-moderne », ce après l'analyse plan par plan de chaque détail infime vu comme un spectateur pressé ne saurait voir. D'autres passages tout aussi fulgurants sont liés à La balade sauvage , Les moissons du ciel, Le nouveau monde, Tree of life ou A la merveille.

Comme nous le signalions au début, le rythme créatif de Terence Malick s'est singulièrement accéléré depuis une dizaine d'années : on compte en effet 4 films entre 1974 et 2006 alors que 6 films sortirent entre 2011 et 2021... et nous ne comptons pas The way of the wind, son inédite vision du Christ qui semble être achevée et pourrait devenir l'un des événements du retour vers les salles obscures ! Ainsi, manquent à l'appel pas moins de cinq films dans Un jardin parmi les flammes mais nous osons espérer une version augmentée un jour prochain.

Soulignons au passage que le volume, comme très souvent chez ce remarquable éditeur qu'est « Rouge profond », est illustré par des photogrammes couleur dont le choix ne se contente pas d'illustrer le propos mais le fait avancer conjointement, que ce soit en pleine page sans texte (par exemple pp 154-155 pour Le nouveau monde, pp 206-207 pour A la merveille) ou inclus dans le corps du texte (la naissance métaphorisée de Tree of life idéalement placée en colonne en 10 photogrammes pp 184-185) selon la méthode initiée par Michel Ciment pour son exemplaire ouvrage sur Kubrick.

Ensuite, la subjectivité qui provient sûrement de son enseignement de la philosophie, pas celle ostentatoirement autobiographique d'un Serge Daney mais plutôt celle d'un Jacques Rancière ou, pour revenir aux sources de la critique d'art, celle d'un Elie Faure. Philippe Fraisse ne dit jamais JE pour les frissons du plaisir égotiste associé à l'emploi de la première personne ni par goût pour l'épanchement de confidences, mais pour nous amener à dialoguer avec une pensée personnelle qui doit faire son chemin dans notre rêverie malickienne et se traduire en notre propre pensée, comme si nous avions accompli un périple patient, celui du marcheur évoqué dans le chapitre 5 : « Les sommets des montagnes éternellement voilés par les brumes sont faits pour qu'on rêve les perspectives et il faut avoir la patience de les rapporter rigoureusement aux tonalités dominantes de sa vie. Que vaut l'étude si elle n'est pas avant tout une façon d'apprendre à respirer. »

« Apprendre à respirer », il est permis de penser que c'est un beau projet dans l'époque étrange que nous traversons.

Par Jean-Jacques Manzarena - le 9 août 2021