Menu
Dossiers

sur les traces de l'homme d'aran
PAR jean-paul mathelier

Depuis l’aplomb vertigineux des falaises de Moher, sur la côte Ouest de l’Irlande, l’Atlantique s’étend à perte de vue. Au pied des sombres parois parfaitement lisses, deux cents mètres plus bas, la mer, verte et grise, brise sur les éboulis de roches. Les pétrels fulmar frôlent en tous sens les escarpements herbus. Loin, dans la lueur de l’horizon, le relief sombre des îles d’Aran émerge à l’ouvert de la baie de Galway. Inishere, la plus proche du continent, Inishmaan, l’île du milieu, et plus au large, Inishmore, maîtresse île de l’archipel, aussi nommée Aranmore, forment un rempart naturel sur lequel viennent se heurter les grandes vagues de l’océan.

Le lendemain, le vent va forcir et lever la houle. Le bateau de Doolin n’ira pas aux îles. Celui de Galway restera aussi à quai. Seul le ferry de Rossaveel, un port au Nord-Est, dans le Connemara, fera encore une navette en fin de journée, après avoir débarqué les visiteurs que la tempête aura incité à quitter ces îles extrêmes.

L’embellie du lendemain matin est propice à cette longue marche que je me suis promis de faire sur les traces du film réalisé voici quelque soixante années par Robert Flaherty. Dès la sortie du village, les murets de pierres sèches imposent leur omniprésence. Ils ne laissent pas une acre de terre sans bornage, composant sur toute l’île un immense labyrinthe, qui sur les falaises s’avance jusqu’à la limite du vide. Une route unique traverse l’île sur toute sa longueur. Epousant d’abord les grèves tranquilles de la baie de Killeany, à l’Est, elle relie villages et hameaux, pareillement abrités des vents de Suroît, sur le même versant aux rivages apaisés qui font face au Connemara. Elle achève sa course à la pointe occidentale de l’île, à une douzaine de kilomètres du port, par la dernière montée du promontoire de Bungowla. Ensuite un chemin serpente entre de vieilles pierres, témoins d’une activité oubliée, traverse de grandes dalles de calcaire et se dissout dans les galets d’une grève.


Sur Inishmore

Il émane de ce lieu une solitude poignante, que nuance à peine la discrète présence d’une bicyclette accotée contre un mur. Le front de mer est sombre. Plus au large, sur Rock Island, se dresse un petit phare noir et blanc, la limite extrême des îles d’Aran. Après ce n’est plus qu’un vaste océan. Les dernières humeurs de la tempête lèvent sur les hauts-fonds d’énormes vagues qui s’élancent et prennent d’assaut les plates-formes rocheuses où elles s’étalent avec fureur. Deux silhouettes apparaissent sur une crête, se découpant sur le ciel clair. Une femme et un enfant courent vers le rivage, fouettés un instant par les embruns. Ils prennent un chemin escarpé et rejoignent la grève. Au milieu d’une cohorte de lames hautes et écumantes, apparaît un frêle esquif noir. Trois hommes aux avirons cherchent à passer les déferlantes pour accoster. Profitant d’une vague moins abrupte, ils manœuvrent en virant, souquent sur les avirons et viennent s’échouer dans le bouillon sur les galets.

La femme et l’enfant les interpellent, avant de les rejoindre pour les aider à porter l’embarcation hors des flots. Une déferlante court sur le flanc du canot, renverse la femme qui vacille dans le ressac. Les hommes qui se trouvent à ses côtés la sortent de l’eau en la tirant vigoureusement par les épaules. Au prix d’efforts répétés, le curragh est enfin halé sur la grève et retourné pour être vidé ; l’un des pêcheurs retire un tissu bouchonné entre les lattes du fond et découvre un trou béant dans la toile ; puis il soulève la proue et chacun se glisse sous son banc pour porter, à petits pas sur les rochers, l’embarcation au sec.

Pendant ce temps, la houle qui s’est brisée et étalée avec violence a confisqué le filet dans son reflux. Le groupe se précipite dans l’écume, poursuivant le précieux engin aspiré vers le large. Mais il doit renoncer devant les assauts de plus en plus furieux de la mer. Une vague terrible les surprend tous, alourdis par leurs vêtements trempés, et les allonge dans son tumulte. Le flux se retire en veines d’eau blanche sur l’estran rocheux, découvrant des silhouettes sombres toutes ruisselantes qui se redressent péniblement. Lors d’un second assaut, l’océan en furie fauche et submerge la femme, que son proche compagnon rattrape de justesse par les cheveux. Ce personnage hiératique, c’est Maggie Dirrane, qui interprète l’un des rôles principaux dans le film que le cinéaste américain Robert Flaherty tourne sur Inishmore depuis le début de cette année 1932. Les risques qu’elle vient de prendre n’étaient pas prévus dans cette scène de L'Homme d'Aran.

Un exil à sa mesure

Peut-être l’idée de ce film ne serait-elle jamais venue à Flaherty sans l’intervention de John Grierson. Cet Ecossais, pour qui Nanouk avait été une véritable révélation, était le fer de lance de l’école documentaire britannique des années vingt. En 1929, Drifters, son premier film consacré à la pêche au hareng, avait obtenu un succès inattendu ; pour la première fois en Grande-Bretagne, on montrait à l’écran la vraie vie des travailleurs de la mer. Grierson était bien sur la même longueur d’onde que Flaherty, et il invita le cinéaste américain, alors en séjour en Allemagne, à venir partager son savoir-faire avec cette jeune équipe de collaborateurs qu’il formait sur le tas. C’est ainsi que Flaherty réalisa Industrial Britain, un film réaliste sur le monde ouvrier, aux images empreintes d’authenticité et de dignité, comme personne n’en avait tourné auparavant.

C’est à bord du bateau qui l’amenait en Grande-Bretagne qu’un jeune Irlandais lui aurait révélé l’existence des îles d’Aran. La description qu’il lui en fait pique la curiosité du cinéaste, qui depuis ce jour va être hanté par l’idée d’y faire un long métrage. En attendant, il lit toute l’œuvre de John M. Synge consacrée à l’Irlande de l’Ouest, et particulièrement The Aran Islanders.

Informés de ce désir, John Grierson et Cedric Belfrage, un critique de films dévoué à la cause du cinéaste, introduisent Flaherty auprès de Michael Balcon, chargé de production à la Gaumont-British, la société de films la plus puissante de Grande-Bretagne. Michael Balcon n’ignore pas que le cinéaste américain, fidèle à sa méthode de travail, n’aurait aucun scénario solide à lui proposer tant qu’il ne serait pas derrière sa caméra. Mais il prend le risque de miser sur le projet, en rêvant d’un autre Nanouk, avec cependant un budget moindre. Dès le départ, la direction de la Gaumont-British va d’ailleurs manifester beaucoup de réticences à l’égard de Flaherty, craignant qu’il ne soit ni économiquement ni artistiquement prudent pour l’industrie du cinéma de produire ce type de film.

Le producteur envoie bientôt le couple Flaherty en reconnaissance en Irlande avec pour guide J. Norris Davidson, un jeune Irlandais qui a travaillé l’été précédent avec Grierson. Après un séjour de quelques semaines à Achill Island, dans le Mayo, à la fin de l’automne 1931, Flaherty se rend pour la première fois aux îles d’Aran, en compagnie de sa femme et co-scénariste Frances Hubbard-Flaherty et de ses trois filles. Au cours de ces quelques jours de repérage, il est séduit par une vie locale quasiment autarcique et une identité insulaire très forte - qui expliquent peut-être la grande pureté du parler gaélique en usage. Curieux de tout, il rencontre ces pêcheurs intrépides qui affrontent quotidiennement une mer hostile à bord de frêles curraghs en toile goudronnée.

Le cinéaste revient en janvier avec une équipe réduite, composée au départ de son épouse et d’un jeune assistant, John Taylor, qui avait participé au tournage de Industrial Britain. Il choisit de s’implanter sur la grande île d’Inishmore, mieux pourvue en réserve d’eau, car il a l’intention de développer ses pellicules sur place. Il s’installe à Kilmurvey, un hameau situé près d’une crique abritée, où il aménage un laboratoire dans une ancienne remise proche de la cale. Il y fait aussi construire une chaumière, avec un puits de lumière dans le toit, pour y filmer les scènes d’intérieur. Le tournage doit théoriquement durer un an. Pour mener les négociations avec les gens de l’île, Flaherty embauche Pat Mullen, un homme du pays qui a beaucoup voyagé avant de revenir vivre sur son île natale. Le caractère complexe de Flaherty déconcertera parfois ses collaborateurs. Mais l’enthousiasme dont il ne se départit jamais, l’humanité qu’il témoigne envers chacun, et sa table ouverte, où l’on fait paraît-il bonne chère, sauront souder son équipe autour du film.

Une simple famille

Fidèle à sa démarche, le cinéaste s’efforce de composer une famille symbolique et de raconter une histoire à travers elle. Son scénario, à la fois simple et ambitieux, entend raconter une histoire des jours quotidiens où serait révélée la dignité humaine dans les combats fondamentaux de l’homme pour la vie. Robert Flaherty est convaincu - à l’image de Jean Epstein qui réalise Finis Terrae à Ouessant en 1929 et Mor Vran à Sein l’année suivante - que les personnages réels vivant à l’endroit où il tourne sont vraiment les meilleurs acteurs. Fort de cette conviction, il entreprend, avec l’aide précieuse de sa femme et de Pat Mullen, de rechercher sur l’île les interprètes du film.

Lorsqu’il rencontre pour la première fois Maggie Dirrane, debout dans l’embrasure de sa porte, un enfant dans les bras, il est immédiatement séduit par la force et la grandeur qui émanent de sa personne. Mais les essais photographiques se révèlent décevants : Maggie Dirrane, qui assure seule la charge de quatre enfants et d’un mari malade, semble épuisée. Tandis que Frances Flaherty, émue par cette situation, la prend à son service, d’autres femmes d’Aran sont pressenties, sans que le réalisateur puisse se décider à distribuer le rôle. Quelques mois plus tard, Maggie Dirrane, désormais à l’abri du besoin, a retrouvé cette beauté qu’on lui connaissait sur l’île. Les essais photographiques enchantent Flaherty. Reconnaissante d’avoir été choisie, Maggie jouera son rôle avec zèle, prenant même des risques pendant le tournage pour servir au mieux le film.

Recruter un enfant sera plus délicat. Au cours d’un bal au village de Killeany, Robert et Frances Flaherty rencontrent le jeune Mikleen Dillane. Le cinéaste réalise sur-le-champ que ce joyeux gamin de douze ans est son interprète rêvé. Afin d’obtenir l’accord des parents, Pat Mullen se confie d’abord au père, un pêcheur, qui le renvoie pour “ces affaires- là” à sa femme Mosha. Mais comme beaucoup d’îliens, la mère de Mikleen se méfie de cet Américain qui ne dit pas ses prières. Pat Mullen la rassure sur les intentions du cinéaste, vante ses qualités humaines, met en avant les avantages financiers qu’induirait une participation au film. Mais elle reste sur ses gardes. Et lorsqu’enfin elle consent à se rendre chez le garde civil pour établir les formalités d’embauche, c’est pour se rétracter aussitôt en prétextant que ce grand diable d’étranger allait voler la foi de son fils. Finalement, Flaherty devra aller quérir le père Ogan, le prêtre de l’île, pour qu’il intercède en sa faveur et obtienne l’accord de la mère de Mikleen.

Cette victoire est d’importance, car le cinéaste va accorder une place essentielle à l’enfant, qui ouvre la première scène du film, cherchant des crabes dans les rochers. Sur les ressauts des hautes falaises, insensible au vertige, il pêche d’une main sûre. Pour tourner cette séquence en toute sécurité, Flaherty a proposé à Mikleen de l’attacher avec un bout autour de la taille, mais le gamin lui a répondu qu’il ne serait pas capable de travailler s’il ne se sentait pas libre. C’est aussi à travers son regard que le réalisateur va, plus tard, introduire la séquence des requins.

En dépit de ces préliminaires difficiles, le plus long travail pour Flaherty ne fut pas tant de gagner la confiance des habitants que de trouver aux îles d’Aran des habitants dont la physionomie résisterait à l’épreuve de la caméra. Pat Mullen réussit à convaincre un dénommé Myles Joyce de poser pour des essais dans le rôle du père. « C’était un homme d’acier, se souvient-il. (1) Une fois, au large, il fut pris dans une tempête de neige avec deux autres pêcheurs à bord, et après quarante-huit heures de lutte acharnée dans la tourmente, il parvint à rejoindre le rivage et à sortir le curragh hors de l’eau. Ses deux matelots, morts de fatigue et de froid aux avirons, avaient glissé à l’arrière du canot. » Les essais photographiques de ce colosse blond sont pourtant décevants. Faute d’avoir trouvé l’acteur idoine, le réalisateur doit se résoudre à tourner les premières scènes en mer sans attendre son personnage principal, Pat Mullen s’étant chargée de recruter les équipages, jouant parfois le registre des fiertés locales pour vaincre les réticences de certains.

Le tournage déjà entamé depuis plusieurs mois, l’une des filles du réalisateur rencontre un homme jeune qui retient toute son attention, et le présente à son père. D’abord réticent, Coley King, surnommé “Tiger”, se laisse convaincre par Pat Mullen qui le rencontre au cours d’une noce. Quelques jours plus tard, il se plie volontiers à des essais photographiques concluants. C’est un forgeron, mais également un pêcheur, un fermier et un constructeur de curraghs. Pat Mullen le décrit comme un bel homme, un peu distant, à la démarche aussi légère que celle d’un chat - Synge prête à l’usage des mocassins (les pampooties) cette agilité des gens d’Aran. Il incarnera la figure emblématique de L’Homme d’Aran, et formera la famille du film avec Maggie Dirrane la mère et Mikleen Dillane le fils.

Collectage et patrimoine

Au cours de longues veillées avec les habitants, lorsque le mauvais temps ne permet pas de tourner, Robert Flaherty découvre les récits d’anciennes chasses au requin pèlerin, plus extraordinaires les uns que les autres. Le quotidien des îliens s’éclaire de cette familiarité avec le passé. Et le cinéaste, lui-même excellent conteur - il a publié Mes amis Esquimaux, La Chaise du capitaine, et Le Maître blanc -, est particulièrement sensible à leur aisance naturelle pour raconter des histoires. Ils évoquent ainsi les hauts faits du grand harponneur Maurteen Mor Collawn, doué d’une force surnaturelle, ou ceux de Bartly Shawn et de son équipage, qui après avoir lutté deux jours et une nuit avec un requin harponné, furent obligés de couper la ligne en raison de l’arrivée d’une grosse tempête. Les anciens évoquent aussi cette autre aventure du hooker Pine Boat, un bateau neuf spécialement construit pour cette chasse, et qui fut emporté dans l’océan par le requin qu’il avait harponné. D’autres suivront sur cette liste tragique, perdus corps et biens.

Au moment du tournage, on ne chasse plus le requin pèlerin aux îles d’Aran, les monstres marins ayant déserté ces parages. Seuls les harpons rouillés que l’on trouve dans certaines maisons, accrochés au-dessus des cheminées - ils sont longs de plus d’un mètre quarante avec des brides gansées de cuir - témoignent encore de cette tradition. Mais, depuis six ans, les “basking sharks” sont revenus par bancs, régulièrement, et quand Flaherty les voit, il décide de faire de la chasse au requin la séquence principale de son film. Avant de la tourner, il lui faudra toutefois glaner les bribes d’un savoir oublié et réapprendre à ces hommes les gestes de leurs aïeux.

A la demande du cinéaste, le docteur Maher, conservateur au Musée des Antiquités de Dublin, engage une importante correspondance avec plusieurs musées, dont celui de Bergen en Norvège, afin de recueillir des informations sur les techniques de chasse baleinière. Découvrant un livre de J. Wallop Brabazon à la National Library de Dublin, Flaherty apprend qu’en 1848, il y avait encore sur toute la côte Ouest de l’Irlande une intense exploitation du requin pèlerin, appelé levawn mor en gaélique. C’était même la plus grosse source de revenus du littoral. Le foie de ce poisson de cinq à dix mètres de long - le plus grand de l’Atlantique - donnait jusqu’à neuf cents litres d’une très bonne huile utilisée pour l’éclairage. Lors du réchauffement des eaux, vers les mois de février-mars, par bancs entiers, ces monstres en migration envahissaient les eaux côtières riches en plancton, où les pêcheurs les traquaient même depuis leurs fragiles curraghs.

Accompagné de Pat Mullen, Flaherty se rend à Galway à bord du petit vapeur de Pat Fitz. Ils portent quelques vieux harpons chez le forgeron Flanagan afin qu’il en fabrique à l’identique. A Claddagh, dans la baie de Galway où l’on pratiquait aussi la chasse au requin, Pat Mullen rend visite à Martin Quinn, un vieillard presque centenaire. Madame Quinn l’accueille sur le pas de sa porte en le prévenant que son mari est au plus mal. Puis elle l’introduit dans une petite chambre très propre avec un grand lit où seuls les cheveux blancs du vieil homme dépassent des couvertures.

Après les présentations, le moribond, s’exprimant d’une voix éteinte, lui dit combien les requins étaient coriaces. Il lui raconte la manière dont il les chassait, avec des lignes de deux cents brasses, les dix premières longueurs étant fourrées, afin que le requin dont la peau est extrêmement râpeuse ne puisse rompre le filin en se débattant. A la question de Pat Mullen sur l’endroit précis où il fallait piquer, le vieux chasseur répond : « Dans la raie grise, sous l’aileron, seule partie tendre de sa cuirasse, mais tu ne peux jamais être sûr de l’avoir eu avant d’y avoir planté ton deuxième harpon ! » Une semaine après ces précieuses confidences, Martin Quinn s’éteignait.

Pour tourner la scène de chasse, Flaherty achète un robuste “pucan” ou plutôt un “bad iomaratha” (sorte de petit hooker) jaugeant deux tonneaux et demi, plus maniable que le hooker traditionnel. Puis il place des veilleurs çà et là sur les hauteurs d’Inishmore, chargés de guetter l’arrivée des squales. Aux premiers requins signalés, les hommes d’Aran embarquent, par prudence, à bord du sloup borneur pour se faire la main. Durant le mois de mai, affecté par le passage de nombreuses dépressions, Tiger - et Pat Mullen à son tour - pliera plusieurs harpons sur la cuirasse des requins. Un jour, il fait preuve d’un grand courage en pointant avec adresse un énorme requin, qu’il va harponner par trois fois. Flaherty tente de filmer cette prouesse, mais il fait déjà très sombre. Au retour, le requin est amarré à la jetée de Kilmurvey ; il mesure presque neuf mètres et pèse près de sept tonnes.

Malheureusement, les requins s’éloignent des îles avant que la scène culminante de L’Homme d’Aran ne soit tournée. Robert Flaherty envisage de les suivre dans leur migration, car le film doit être terminé pour novembre. Mais partout sur la côte, on confirme que les requins ont déjà quitté les eaux côtières. Dès lors, le cinéaste se voit contraint de rester sur place jusqu’à la saison prochaine. Et il se rend à Londres pour convaincre son producteur de cette nécessité.

Le retour de la migration

A la saison suivante, par un temps clément de début février, chacun attend le grand retour des requins pèlerins. Flaherty a fait appel à un ancien ami, le capitaine Murray qu’il a connu dans le grand Nord canadien, lorsqu’ils travaillaient ensemble pour la même compagnie. Cet homme d’expérience s’occupe de l’aménagement du bateau harponneur. A l’arrière, il fait placer un billot de chêne, qui donnera un appui pour filer la ligne du harpon. Les rôles à bord sont distribués : Tiger, au harpon, guidera l’approche des requins ; Pat Mullen, chargé des lignes, dirigera les manœuvres à l’aviron, servant le harponneur dans sa traque.

A la première alerte, à bord d’un petit vapeur loué à Fitz Patrick, Flaherty et le capitaine Murray se rendent sur les eaux où ont été repérés les ailerons. Le pucan armé par les hommes d’Aran est pris en remorque. Ce jour-là, par mauvaise mer, le capitaine pique par deux fois des poissons, qui se débarrasseront facilement des harpons. Au cours d’une autre sortie, vers Rock Island, alors qu’un squale vient d’être harponné, une étrange convulsion se propage dans toute la bande ; les requins se regroupent à une soixantaine de mètres en arrière du bateau et se dirigent vers le pucan à grande vitesse. Affolé, l’équipage voit l’animal blessé lui foncer dessus, la gueule ouverte et les yeux terrifiants. Impossible de le harponner, car le monstre se présente à l’arrière et ne laisse pas le loisir de manœuvrer. Pat Mullen n’a que le temps d’empoigner un aviron, avec l’intention de l’introduire dans la gueule du requin. Mais, parvenu à moins de deux mètres de l’embarcation, celui-ci disparaît en plongeant.

Le bateau de Fitz roulant trop pour y placer la caméra, Flaherty se rend à Galway louer un petit chalutier à vapeur, le Johny Summer. Les requins se montrent de plus en plus nombreux dans les parages d’Inishmore. L’espoir renaît. Par un temps bien établi, toute l’équipe du film fait route vers le Nord.

Décrivant des cercles concentriques à la surface de l’eau pour se nourrir, la bande de requins n’a pas senti la présence des hommes qui s’approchent en silence à bord du pucan, prêts à engager le combat. Tiger, dressé à la proue, les muscles tendus, suit de l’extrémité de son fer un aileron puissant qui émerge. Il frappe avec force et touche sa proie près de la dorsale. La ligne court si rapidement qu’elle s’échappe de la bitte d’étrave. Pat Mullen se brûle les mains en voulant la retenir. Désemparé, l’équipage voit la ligne fumer sur le billot de bois, puis se raidir quand le requin file en entraînant le bateau. Un couteau entre les dents et une hache à la main, Tiger est sur le qui-vive, paré à couper. On donne du mou, on laisse filer, puis il faut de nouveau haler dessus.

Dans les profondeurs, le requin s’est un peu calmé. La barque soulagée arrive à son aplomb. Durant ce court moment de répit, les hommes ont pu tourner la ligne sur la bitte et souffler un peu. Puis, à l’affût des bulles d’air et des tourbillons, main sur main, ils gagnent sur le requin, prêts à lancer un second harpon dès qu’il refera surface. Mais soudain le poisson se sauve sur l’arrière et le filin glisse le long du plat-bord pour venir cisailler les tolets. Pat Mullen donne du mou, tandis que l’animal part en travers, entraînant le bateau vers les roches. Tiger lance sa hache à Pat Mullen, qui attend encore quelques secondes avant de couper la ligne, le regard tendu vers ce rocher qui grandit. Et puis soudain, le canot se redresse, la ligne pend inerte sur le flanc : le requin a disparu avec le harpon.

Robert Flaherty a filmé cette scène de chasse, après bien d’autres séquences du même genre tournées en mer. Mais il doute de la qualité de ses images. Il est déjà difficile de rester maître de ses cadrages avec une caméra qui pointe vers le ciel au moindre coup de roulis. Mais faire en plus une mise au point sur des requins aux mouvements imprévisibles relève d’un véritable tour de force. Un jour, alors qu’il filmait depuis une petite plate-forme extérieure fixée en travers du pavois, un brusque mouvement du bateau provoqué par les requins faillit le précipiter à l’eau. Une autre fois, une bête harponnée en plongeant sous la quille du chalutier, entraîna le pucan contre la muraille de celui-ci, où son étrave vint s’écraser violemment.

L’occasion faisant le larron, le cinéaste envisage de profiter des captures effectuées à l’occasion du tournage pour remplir quelques barils d’huile. Le précieux combustible pourrait être vendu aux profit des insulaires. Flaherty songe même à monter une petite usine pour cette exploitation.

Les scènes de chasse se suivent et, peu à peu, les hommes d’Aran prennent de l’assurance... Par une belle journée ensoleillée et sous un vent d’Ouest, le pucan croise la route d’un grand requin qui l’élonge de bout en bout, gueule largement ouverte. Tiger laisse passer cette proie, car il craint d’offrir le flanc du canot à son terrible coup de queue. Quand le squale se présente à nouveau, les hommes souquent sur les avirons pour lui couper la route. Prenant à peine le temps de déborder les siens, Pat Mullen se précipite à l’avant. Tiger lève son harpon, pointe et délivre son coup, tandis que Pat se jette de tout son poids sur le manche pour l’enfoncer plus profond dans la cuirasse. Le requin donne un violent coup de queue qui ébranle l’esquif, avant de plonger et de l’entraîner dans sa course folle. Pas moins de six milles sont ainsi parcourus, la barque courant vers le large, mue par une force magique.

De temps à autre, le requin fait une brève apparition en surface : un sillon noir, cursif, déchire l’onde avant de s’estomper en ne laissant qu’un désordre dans les plis de l’eau à l’instant même où le canot y parvient. Ne saisissant rien d’autre que ce trouble, les chasseurs sont à nouveau happés dans le sillage fantastique. Alors que la course semble se dissoudre dans la lumière du crépuscule, le requin épuisé revient tourner autour du bateau. Une nouvelle fois, le harponneur plante son fer dans la peau sombre, à quoi l’animal répond par de violents coups de queue sur le plat-bord de l’embarcation. Le corps à corps dure des heures, jusqu’à l’agonie nocturne du requin. Ce jour-là, Robert Flaherty avait assisté au duel mythique des hommes d’Aran et du levawn mor, le requin pèlerin.

A terre comme en mer, le cinéaste doit beaucoup composer avec les conditions climatiques. Il attend souvent que soufflent les vents d’Ouest et de Nord-Ouest, qui adoucissent la lumière. Son travail se fait aussi au rythme des marées : des semaines seront nécessaires pour boucler, plan après plan, la séquence de la récolte des algues. Un passage qui illustre les rapports difficiles que les gens d’Aran entretiennent avec leur sol. Des générations se sont échinées sur cette terre ingrate pour la conquérir. Il a fallu briser la pierre pour dégager les terrains, bâtir des murets pour les abriter du vent, garnir ces enclos de terreau arraché aux fissures des rochers, y ajouter du sable, tapisser de goémon ce maigre tapis végétal pour y faire venir les vitales pommes de terre.

Intrépide curragh

La scène du curragh dans la tempête est bouclée peu de temps avant la fin du tournage. Le premier essai, envisagé à Kilmurvey avec un canot à quatre rameurs, réunit Big Patcheen Conneely, Patchen Flaherty, Patch Ruadh et un jeune homme à l’essai. Big Patcheen étant le marin le plus expérimenté, il se place, selon l’usage, à l’avant du curragh. Il a une connaissance très intime des rochers et récifs environnants; il sait mieux que quiconque les courants et les mouvements de la mer auxquels il est sans cesse confronté. Comme la plupart des pêcheurs de ces îles, il possède cette sorte de prescience qui lui permet de déceler l’accalmie dans le gros temps, durant laquelle il pourra lancer son canot à la mer.

Les appareillages s’effectuent toujours selon le même rituel : une fois franchis les premiers brisants et atteintes les eaux plus profondes et moins agitées, le curragh se met bout au vent, attendant le signal pour affronter les vagues, avant de revenir vers la grève où se trouve la caméra.

Les séquences sont parfaitement réglées avant le tournage. Pour l’une d’elles, tournée à Manister, Fitz Patrick donne des directives très précises. Montrant les brisants sur le bord Est, il définit un axe dans l’alignement du cimetière. Dans ce chenal, le curragh devra se rapprocher des brisants Ouest et de là, une fois aperçus les feux de l’île de Straw, il lui faudra mettre cap à l’Ouest jusqu’à l’alignement du phare d’Oghil. Un vrai parcours du combattant qui sera répété plusieurs fois sur l’injonction de Flaherty. Une pénurie d’eau avait en effet retardé le développement de la pellicule enregistrée, de sorte que le cinéaste, dans l’incertitude du résultat des premières prises, préférait en engranger de nouvelles.

Par chance, Big Patcheen est un grand marin. Il fallait un homme de cette trempe pour boucler les séquences en mer avant que n’arrivent les tempêtes d’hiver. Face au détroit de Brannock Island, qui n’est que brisants couronnés d’écume, Flaherty hésite. Craignant un accident, il est prêt à reporter le tournage, malgré son impatience. Prenant son ami Big Patcheen à part, Pat Mullen s’efforce de le convaincre de terminer cette scène de nature à exalter la vaillance des hommes d’Aran. Piqué dans son orgueil, le pêcheur accepte mais précise qu’il faut faire vite, ne pas trop le faire attendre au large, car la marée monte et il peut avoir de gros problèmes lors du retour sur la grève. Tiger est volontaire pour sortir ce jour-là, mais il connaît mal l’équipage et ces rivages. Par prudence, on demande à Patch MacDonald de le doubler.

Après quelques hésitations quant à l’emplacement de la caméra, Flaherty s’installe en haut de la grève. L’étrave du léger esquif franchit les rouleaux. Il décrit une large boucle au large, puis se place sous le vent, face à la houle, prêt à s’élancer. De la terre, on lui fait le signal convenu, mais il reste sourd à cet ordre, car après une apparente accalmie, de gigantesques vagues arrivent sur la pointe de l’île Brannock. Enfin, courbés sur leurs avirons, les trois hommes abordent le chenal. Par instants, le curragh disparaît complètement à la vue de ceux qui se trouvent sur la grève. On ne distingue plus que la tête des hommes, émergeant de l’écume. Les flots puissants qui assaillent le flanc Ouest du promontoire escaladent sa paroi abrupte en mugissant. Les lames se pressent, enflent et se suivent en roulant avec furie, quand soudain, démasqué par une vague qui vient de s’affaisser, apparaît de nouveau le curragh. L’équipage lutte contre les courants contraires, avirons ployés, vibrant sous l’effort.

Le voici bientôt hors de danger, n’attendant plus que le moment favorable pour négocier les rouleaux de la grève. L’arrière du curragh a heurté un rocher et la toile s’est déchirée, mais Big Patcheen sait qu’avec un peu de chance, il passera. De ses yeux perçants, il observe la mer démontée autour de lui, avant de lancer son bateau dans un dernier effort. Une douzaine de coups d’avirons plus tard, il voit soudain une énorme masse d’eau s’élever à l’Ouest. Elle semble se retenir, comme si elle attendait de l’engloutir. Du rivage, tout le monde lui hurle : « Prends-la de face, Patcheen, sinon vous êtes perdus ! » C’est une question de secondes. Il ne peut plus fuir. Sans plus attendre le marin fait scier d’un bord et nager de l’autre, pour présenter l’étrave à la lame. Les six avirons parfaitement coordonnés maintiennent au mieux le curragh dans l’énorme houle. L’embarcation se fait ballotter en tous sens, tandis que Patcheen guette l’instant propice pour revenir vers le rivage entre les déferlantes. A trois reprises, le bateau esquive de justesse les brisants hérissés de bancs de rochers. Enfin, propulsé par un rouleau plus maniable que les autres, les hommes accrochés à leurs avirons, il accoste brutalement. Sans attendre, l’équipage bondit hors du canot qu’emporte le reflux. Maggie et Mikleen courent à leur rencontre. Et tandis que le groupe tente de remonter la grève, une gigantesque lame lancée à leur poursuite vient s’écraser sur le curragh.

Sortant de l’eau, ruisselant d’écume et de sueur, les marins sont fourbus, mais une lueur de triomphe brille dans leur regard.
« Ces trois hommes dans le canot, écrira Frances Flaherty, luttant à travers la tempête, devenaient un peu plus grands que l’échelle humaine. Ils devenaient des personnages issus de leurs légendes héroïques, une saga dont ils étaient eux-mêmes les héros. »

La méthode Flaherty

Lors d’un cycle de conférences qu’elle intitula L’Odyssée d’un cinéaste, l’épouse de Robert Flaherty rappelait que « le séjour dans l’Arctique et la fréquentation de ses habitants avaient inspiré à Flaherty l’habitude de partir du visible pour aller à l’invisible. Il découvrait l’esprit qu’il y avait dedans, avec la conviction que pour capter cet élément, il fallait apprendre à l’extraire du réel qui le contenait. » Sur le terrain, Flaherty ne commençait pas par penser, pour filmer ensuite. Il filmait d’abord, puis il organisait sa réflexion à partir de l’image que la caméra lui donnait. Faire un film devenait nécessairement une affaire d’essais et de tentatives. Il accordait à la caméra une plus grande capacité que l’œil à percevoir la réalité. Il développait ses pellicules sur place et projetait immédiatement tout son matériau sur l’écran, élaborant minutieusement l’esquisse de ce qui serait filmé le lendemain. Il expérimentait ainsi une manière totalement novatrice de faire du cinéma.

La caméra était sa boîte magique. Il savait parfaitement la démonter et la réparer, de même qu’il pouvait assurer sur le tournage toutes les tâches pratiques, sans l’aide d’un technicien. Assisté à la seconde caméra par John Taylor, ou son jeune frère David Flaherty, le cinéaste filmait avec une incroyable aisance physique, traduisant à merveille le rythme et la justesse des mouvements. La caméra était, plus que le prolongement de son regard, le mode d’expression de tout son être. Un jour qu’il était à court de pellicule, il avait tourné pour son seul plaisir, des heures durant, avec sa caméra vide. Pour un seul geste, il explorait chaque angle, chaque lumière, déplaçant la caméra, changeant d’objectifs, soucieux à l’extrême de saisir cet instant qui est à la fois reconnaissance et révélation.

Fruit d’un travail abouti, chaque geste se révèle à l’écran comme l’expression d’une singulière dignité. Dans une photogénie maîtrisée, la sincérité qui émane des interprètes locaux donne au film une éblouissante force de persuasion. Flaherty affirmait que le metteur en scène ne pouvait être limité en pellicule tant qu’il n’était pas satisfait du résultat. Les dernières prises de vue achevées, le cinéaste américain séjournera tout l’hiver 1933-1934 à Londres, aux studios Gainsborough, pour monter le film. Il avait réalisé ses tournages avec une caméra qui n’avait guère plus de deux minutes d’autonomie de prise de vues. L’ensemble de son travail - près de quarante heures de rushes - était incroyablement morcelé et s’opposait par nature au sentiment d’unité que l’auteur recherchait à l’écran.

L’écran révélateur

A Londres, assisté par John Goldman - envoyé par le producteur aux îles d’Aran pour y aider Robert Flaherty dans le tri des images -, il se démène dans l’incessant va-et-vient entre le laboratoire, la salle de montage et l’antre obscur de la salle de projection, car c’est sur l’écran que le film va se construire. Bobines après bobines, il visionne toutes ses images, coupe, trie, élimine, avant de remonter ce qui est sélectionné. Deux projectionnistes, travaillant nuit et jour sur ses instructions, placent des repères en papier dans les dévidoirs des projecteurs. Tous les sens en alerte, le cinéaste guette sur l’écran un signe révélateur, une étincelle que seul le crible de sa propre conscience est en mesure de déceler. Il n’a pas d’idée préconçue sur son film. Peu à peu, les images s’organisent d’elles-mêmes : de plus en plus concises, elles se rassemblent autour du motif du film, dans une impeccable logique.

Le cinéaste accomplit ce travail de bénédictin en se fiant à sa seule intuition, avec cette étonnante capacité qu’il avait de percevoir ce que l’image avait à dire. La pulsion du film devait couler de cette vie qui habitait chaque chose, et non s’imposer par un artifice de montage. La démarche du réalisateur, longue et obstinée, exigeait une extrême conscience et une grande réceptivité. C’est dire si Flaherty supportait mal que l’on fasse pression sur lui pour que le film avance plus vite.

Depuis la récente invention du parlant, il n’était plus question de montrer un film muet dans une salle. L’Homme d’Aran serait la première réalisation sonore de Flaherty - il regretta toujours de n’avoir pas eu le son du vent du grand Nord sur les images de Nanouk l’Esquimau. Pourtant, le réalisateur n’envisagea pas un instant de transporter sur les îles le lourd matériel d’enregistrement sonore de l’époque. Il pensait d’ailleurs que le jeu naturel des acteurs aurait été affecté par trop de contraintes techniques. C’était le choix délibéré d’un cinéaste à l’aise dans une esthétique issue du muet.

Bruitages et dialogues seront donc introduits ensuite au montage. Cette bande-son est réalisée selon une esthétique bien singulière, puisque Flaherty la définit comme « des lambeaux de sonorités humaines, dispersés par le vent et captés par le spectateur. » Dans cette orchestration subtile du film, hanté par le bruit du vent et de l’océan, il n’est plus nécessaire que les voix soient toujours comprises.

Les interprètes du film vont donc rejoindre le cinéaste à Londres pour l’enregistrement des dialogues. Et les projections qu’il organise à cette occasion suscitent auprès des îliens des réactions spontanées qui ne laisseront pas de l’influencer. Un soir, devant les images du curragh sur la mer déchaînée, ils sont littéralement envoûtés par le réalisme de la scène, qui confine à la magie. « Ils sont là ! ils sont là ! » s’exclame Maggie en gémissant, tandis que le père de Pat Mullen crie pour mettre les hommes en garde contre l’énorme vague qui menace de les engloutir. Cette soirée conforte Flaherty dans l’idée d’accentuer les scènes d’action par une polyphonie de voix humaines. Et cette présence de la voix sera encore renforcée par la partition de John Greenwood, qui composera la musique du film à partir des enregistrements de chants traditionnels interprétés par Maggie.

A la veille de la sortie du film en Grande-Bretagne, la commission de la censure tente, vainement, de bloquer la diffusion, admettant mal que l’on puisse montrer la “pauvreté” - et peut-être l’Irlande - à l’écran. La première a lieu le 25 avril 1934 à la New Gallery de Londres. Le film ayant bénéficié d’une efficace promotion, le théâtre est plein à craquer. Et à l’issue de la projection, le public fera une véritable ovation aux gens d’Aran présents dans la salle. Avant de rejoindre leur île, ceux-ci vont encore accompagner le film au Théâtre Grafton de Dublin, où l’accueil est également enthousiaste. A New York aussi L’Homme d’Aran est plébiscité. Tiger est même invité à la célèbre université d’Harvard pour y donner une conférence sur la vie aux îles d’Aran. Et Maggie Dirrane y rencontre des étudiants à qui elle chante des airs traditionnels - à l’occasion de ce voyage outre-Atlantique, elle se rendra aussi à Boston où elle retrouvera une sœur qu’elle n’avait pas revue depuis trente ans.

Ce succès, toutefois, n’impressionne guère les dirigeants de la Gaumont-British. L’Homme d’Aran reste pour eux la “folie” de Michael Balcon, un film qui bouleverse leurs méthodes habituelles de travail. Ils jugent même pernicieux cet enthousiasme du public : celui-ci ne va-t-il pas bouder les productions plus conventionnelles que la Gaumont-British réalise ou qu’elle importe d’Hollywood ? Malgré quelques inquiétudes, Michael Balcon restera pourtant toujours au côté de Flaherty, seul membre de la production à défendre et porter ce projet, n’intervenant jamais sur le travail en cours.

Le milieu professionnel a fait à Robert Flaherty une réputation de grand consommateur de film, mais son talent ne peut se mesurer en kilomètres de pellicule. « Flaherty fut un des rares cinéastes à s’accorder autant de temps pour comprendre les éléments d’un sujet, et en élaborer la matière profonde » rappelait Jean Grémillon, l’auteur de Remorques, lors de ses conférences sur le réalisateur américain.

Une démarche singulière

Pour le tournage de L’Homme d’Aran, Flaherty utilisa en partie de la pellicule restante de tournages antérieurs, déjà amortie. Certes, le tournage en Irlande fut prolongé d’une année, et le budget initial dépassé. Mais cela est compensé par le fait, assez exceptionnel, de développer ses bobines sur place et de travailler avec une équipe réduite. En marge des productions dominantes, sa pratique de cinéma d’auteur n’était pas dispendieuse. Ici, pas d’effets spéciaux ni de décors coûteux, aucun animal dressé, nulle star aux cachets exorbitants. Le modeste train de vie du réalisateur lors de ce long séjour irlandais ne faisait pas injure à l’indigence des Iliens et à l’âpreté de leur environnement. Son seul luxe fut d’avoir un petit billard démontable et un piano, pour les rares moments de détente qu’il s’accordait.

Certains se sont étonnés que l’on ait pu dépenser un tel budget pour un film dit documentaire. Mais, outre que le travail de Flaherty dépasse le strict cadre de ce genre, pourquoi faudrait-il que le cinéma du réel soit privé des moyens que l’on accorde si volontiers aux grandes œuvres de pure fiction ? D’autant que le documentaire n’a pas manqué de talents pour le servir et qu’il a constamment contribué à l’évolution du cinéma de fiction.

Aux sources du cinéma, l’influence du génie de Robert Flaherty est considérable. Consacré comme le père fondateur du documentaire, il est devenu pour de nombreux cinéastes - comme Eisenstein, Grierson, Huston, Ford, Grémillon, Rouquier ou Rouch - un repère incontournable. Malheureusement, cette paternité qu’il n’avait pas revendiquée contribue aussi à enfermer son œuvre dans un genre, et sera source de malentendus. Dès lors qu’il recomposait avec le réel - opérant par exemple une heureuse alchimie entre le présent et le proche passé -, la marge entre documentaire et fiction se dérobait.

De là naîtront d’interminables polémiques. C’est même du noyau de ses anciens amis, les documentaristes britanniques, que fuseront les critiques les plus dures. Ces ardents défenseurs d’un cinéma de réforme et d’éducation lui reprocheront de tricher avec le réel et de donner des îles d’Aran une vision digne du xixe siècle. En effet, Nanouk chasse au harpon à une époque où les Esquimaux utilisaient déjà le fusil ; les Polynésiens de Moana portent, selon leurs vœux, les vêtements de leurs ancêtres, et non ceux que les missionnaires leur ont imposés ; les pêcheurs d’Aran renouent avec la tradition disparue de la chasse aux requins pèlerins. Mais Flaherty récuse sans mal ces objections en affirmant simplement : « Ce n’est pas la décadence de ces peuples sous la domination de l’homme blanc qui m’intéresse. Je veux au contraire montrer leur majesté première, tant que c’est encore possible. »

La fréquentation, dès son enfance, des villages indiens, puis esquimaux, l’avait rendu sensible à cette menace qui pesait sur les cultures traditionnelles. En outre, il était trop conscient de la misère de ces peuples - il avait déjà montré celle des agriculteurs américains dans The Land - pour plaider en faveur d’un illusoire retour au paradis perdu. En artiste humaniste, il a pressenti la force du cinéma pour témoigner de la dignité des hommes, qu’elle s’exprime dans ses portraits d’ouvriers de l’industrie, d’agriculteurs dans les champs de coton, ou sur des terres désolées au bout du monde. Pendant le tournage de L’Homme d’Aran, Flaherty n’ignore rien des problèmes sociaux de la population; il en est même sincèrement affecté. Mais il se refuse à traiter directement de cette actualité, préférant la suggérer en filigrane, à travers une trame épurée, symboliquement réduite à l’essentiel, exaltant la noblesse d’un peuple dans son combat ancestral pour la vie.

A mesure que le temps nous éloigne de la réalité des années trente, le film témoigne à jamais de l’identité millénaire d’une culture propre aux îles d’Aran. Il renoue, à quelque soixante années de distance, avec l’intention première de Flaherty de perpétuer cette mémoire. Paradoxalement, les scènes reconstituées, par le sentiment de vérité et de justesse qu’elles inspirent, apparaissent comme de véritables témoignages ethnologiques. Sous une apparence documentaire des plus dépouillées, Flaherty a composé une œuvre en dehors du temps. A travers la représentation d’une simple famille, il a créé une histoire à la fois intimiste et universelle.

L’Homme d’Aran est le film d’un seul individu, tel que Flaherty l’a voulu. Un film d’auteur, totalement à contre-courant des archétypes narratifs de l’époque. Un film réalisé dans le contexte hostile d’un paysage cinématographique mercantile dominé par l’efficace mécanique hollywoodienne. Au bout de son exil atlantique, Flaherty affirmait son propre mode d’expression, à la frontière des genres convenus.

Aujourd’hui, L’Homme d’Aran n’a rien perdu de son pouvoir d’émerveillement et demeure à jamais une œuvre majeure du répertoire que le temps semble exalter. Dans le bourg de Kilronan, le film est encore projeté chaque jour de l’été, dans une salle de parpaings garnie de chaises en bois. Le projectionniste est un jeune homme qui loue des vélos aux touristes lorsqu’il n’est pas dans sa cabine. Il s’acquitte de sa tâche avec nonchalance, tout en suivant les programmes d’un poste de télévision mal réglé. Contrairement aux Inuits de la baie d’Hudson, qui se servent de Nanouk pour transmettre leur culture aux jeunes générations, les gens d’Aran sont plus réservés à l’égard du film qui les concerne. Certes L’Homme d’Aran est un hymne à la gloire des îliens dont il exalte le courage et la dignité ; mais il contribue aussi à renforcer le mythe romantique du territoire désolé peuplé de miséreux, image que les intéressés s’efforcent d’oublier en plaidant pour le progrès. Ainsi s’expliquent sans doute les sentiments mitigés des Iliens à l’égard d’un chef-d’œuvre qui les a fait connaître dans le monde entier

(1) Tous les souvenirs de Pat Mullen sont extraits de son livre Man of Aran.

Les photos en couleur sont de Jean-Paul Mathelier.

Bibliographie

Pat Mullen, Man of Aran, Faber, Londres, 1934.
Henri Agel Robert Flaherty, Cinéma d’aujourd’hui, Seghers, 1965.
Fuad Quintar, R. Flaherty et le documentaire poétique, Etudes cinématographiques, n°5, 1960.
Marcel Martin, R. Flaherty, Anthologie du cinéma, 1965.
Paul Rotha, Robert J. Flaherty, a biography, University of Pennsylvania Press, Philadelphie, 1983.
Nicolas Bouvier, Journal d’Aran et d’autres lieux, Payot, 1990.
Philippe Pilard et Richard Leacock, Cinéma retrouvé-Robert Flaherty, revue Positif, Juin 1995.

Remerciements

J. Norris Davidson, Françoise Dantec, “Les films du Paradoxe”, British Film Institute.

Robert Flaherty sur DVDClassik

Portrait de Robert Flaherty
Nanouk L'Esquimau
L'Homme d'Aran
The Land
Louisiana Story

Par Jean-Paul Mathelier - Article initialement paru dans Le Chasse-Marée, N°  101 sept 1996 - le 7 janvier 2013