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Livres

Passeport pour
Hollywood
UN LIVRE de Michel Ciment

Éditions Carlotta Films
sorti le 5 mai 2022
400 pages, relié  

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Pour commencer, un brin de linguistique. On distingue pour les ouvrages littéraires deux types de titres : les titres thématiques et les titres rhématiques. Thématique : qui a rapport au sujet même de l’ouvrage. Le Colonel Chabert raconte essentiellement l’histoire du Colonel Chabert. Rhématique : qui désigne et définit l’ouvrage lui-même. Le Tiers Livre de Rabelais ? C’est assurément le troisième volume de ses œuvres, mais son titre ne nous dit vraiment pas grand-chose sur ce qu’il raconte.

Il existe bien sûr des titres qui naviguent un peu entre deux eaux : Le Livre de ma mère est un titre rhématique dans la mesure où il définit l’objet même que le lecteur a entre les mains, mais aussi un chouilla thématique, puisque le lecteur se doute bien qu’Albert Cohen parlera de sa mère dans ce livre. L’affaire se corse et devient vraiment intéressante quand l’ambiguïté est totale. Par exemple avec les Fables de La Fontaine. Le titre s’applique évidemment au genre des textes qui composent l’ouvrage, et est donc en priorité rhématique. Seulement, dès qu’on lit les fables en question, on peut aisément constater qu’elles mettent presque toutes en scène des fourbes qui racontent eux-mêmes des fables pour tromper leur interlocuteur. Le loup invente toute une série de raisons pour prouver qu’il « doit » punir (autrement dit, manger) l’agneau. Le renard flatte le corbeau pour lui dérober son fromage. Le loup se déguise en berger.

Nous trouvons cette mise en abyme dans le titre de l’ouvrage de Michel Ciment Passeport pour Hollywood, récemment réédité (revu et augmenté) chez Carlotta. Ce recueil d’entretiens est un passeport offert au lecteur pour découvrir les rouages de l’industrie cinématographique américaine à travers les témoignages de six réalisateurs célèbres : Billy Wilder, Joseph L. Mankiewicz, John Huston, Roman Polanski, Milos Forman et Wim Wenders. Mais le « passeport pour Hollywood » du titre, c’est aussi celui qu’ils sont parvenus à obtenir, chacun dans des circonstances différentes, pour pouvoir exercer leur métier. Et c’est sans doute la principale raison pour laquelle le lecteur, même s’il n’est que modérément cinéphile, lira l’histoire de chacun d’entre eux avec intérêt.

À un journaliste qui lui demandait pourquoi il n’était jamais allé tourner un film à Hollywood, alors même que les Américains lui avaient fait des propositions, Fellini avait répondu qu’il n’avait pas, comme Polanski et d’autres réalisateurs juifs d’Europe de l’Est, cette capacité d’adaptation « vampirique » (sic) qui leur permettait d’apprendre sans difficulté une autre langue et d’absorber très vite les us et coutumes d’un pays étranger. De fait, Polanski, débarquant en Angleterre au début des années soixante sans connaître un mot d’anglais, avait été capable de réaliser son très britiche Bal des vampires deux ou trois ans plus tard et, mieux encore, son adaptation de Macbeth en 1971. Mais Polanski avait répondu à Fellini que lui et ses camarades n’avaient tout simplement pas eu le choix, toute possibilité de travailler dans leur pays natal leur ayant été ôtée, pour des raisons politiques évidemment.

Wilder « devait » sa carrière internationale au régime nazi, qui l’avait obligé à se réfugier dans un premier temps en France (où il coréalisa avec Alexandre Esway le film Mauvaise Graine), puis aux États-Unis. Joseph Mankiewicz était depuis bien plus longtemps citoyen américain, mais sa famille avait suivi un parcours analogue. Bref, dans la liste des six réalisateurs cités plus haut, le seul à avoir été véritablement invité à travailler à Hollywood, c’est Wim Wenders, à qui Coppola proposa de tourner Hammett parce qu’il avait aimé ses films.

C’est donc tout autant leur vie que leur travail (si tant est qu’on puisse distinguer les deux) que ces six réalisateurs racontent dans ces quatre cents pages – d’autant plus que certains entretiens sont en fait la réunion de plusieurs entretiens étalés sur plusieurs décennies. Certaines évocations sont bien sûr attendues : Billy Wilder ne peut pas ne pas parler de ses rapports pour le moins compliqués avec Marilyn Monroe ; Mankiewicz de la fameuse « assemblée de réalisateurs » convoquée par Cecil B. DeMille lors de laquelle celui-ci – s’érigeant en chasseur de sorcières – voulut contraindre chacun de ses confrères à signer un engagement de fidélité à l’Amérique. Mais si l’on cherche un point commun à tous ces metteurs en scène, c’est probablement l’importance accordée par chacun d’entre eux à l’élaboration du scénario et à minimiser finalement l’exercice de mise en scène proprement dit. « Je ne suis que le metteur en scène », déclare par deux fois Polanski, (ne) répondant (pas) à une question sur la psychologie d’un personnage, mais c’est le même qui explique que Robert Towne, scénariste de Chinatown, était très doué pour les dialogues, mais incapable de produire un scénario construit dans son ensemble (1). C’est encore lui qui raconte comment les Allemands adorent « se faire avoir » quand une histoire prend un tour inattendu, mais comment les Français ne peuvent supporter de voir les choses se dérouler autrement qu’ils ne l’avaient prévu. Huston raconte comment et pourquoi le scénario de Jean-Paul Sartre pour Freud, passions secrètes était parfaitement inutilisable, ne serait-ce qu’à cause de sa longueur (plus de quatre cents pages (2)) et évoque en riant les difficultés éprouvées par l’interprète lors des réunions avec Sartre, tant celui-ci parlait vite. Forman se rappelle comment il dut expliquer à Peter Shaffer, auteur de la pièce Amadeus, qui estimait avoir été trahi lors de toutes ses expériences précédentes avec le cinéma, qu’un scénario de film n’obéit pas à la même logique qu’une pièce de théâtre. Wenders s’attarde bien sûr sur le tonneau des Danaïdes que fut la rédaction du scénario de Hammett, dont il dut interrompre le tournage pendant plusieurs mois – il eut même le temps de revenir en Europe pour tourner pendant cette longue pause L’État des choses.

L’autre point commun entre ces six réalisateurs est peut-être la définition « négative » qu’ils donnent de leur travail en critiquant celui de leurs confrères. Wilder adore Kubrick, mais ne comprend pas cette coquetterie qui a amené celui-ci à éclairer Barry Lyndon entièrement à la bougie. Il admire Hitchcock, bien entendu, mais trouve le (pseudo-)plan-séquence de La Corde parfaitement gratuit. Polanski, quand on lui demande s’il n’était pas gêné par le fait que Cassavetes, qu’il devait diriger dans Rosemary’s Baby, était lui aussi réalisateur, répond assez sèchement : « Ce n’est pas un metteur en scène ; il a fait des films. » Mankiewicz, lorsqu’on s’étonne qu’il soit pratiquement le seul réalisateur à avoir écrit tout seul ses scénarios, répond, sans doute à juste titre, que les autres ont dû être flanqués d’un coscénariste parce que leur maîtrise de l’anglais n’était pas assez bonne. Et, très logiquement, c’est le même Mankiewicz qui explique que Lubitsch, dont il a été l’assistant, lui a indiqué ce qu’il fallait ne pas faire plutôt que ce qu’il fallait faire.

La morale de tout cela, c’est que, paradoxalement, et quoi qu’en pensent les Cahiers, la notion d’auteur au cinéma prend un coup dans l’aile. Disons peut-être, si l’on prend le cas de Wim Wenders, qu’un auteur n’est pas tant celui qui crée ex nihilo que celui qui sait – à l’américaine – voir derrière chaque calamité une chance. L’État des choses, sur une équipe de tournage contrainte de s’arrêter en cours de route, n’est que la mise en abyme de ce que le réalisateur vivait alors avec Hammett. Wilder explique qu’il tourne Fedora en Europe uniquement pour profiter des tax shelters. Et, malgré le mordant qu’on lui connaît, il conclut ses réflexions par ce qui ressemble fort à une leçon de modestie : « Beaucoup de cinéastes mentent. Ils lancent des flèches contre le mur et ensuite ils dessinent la cible autour de leurs flèches. Mais ça, c’est de la triche. J’ai lancé des flèches, j’ai toujours manqué le centre, mais au moins je ne dis pas que j’ai mis dans le mille. »

(1) Polanski rejoint en cela Hugh Hudson, qui dut expliquer à Towne qu’on allait terminer sans lui son scénario de Greystoke : « Il voulait raconter l’histoire à travers deux films, l’un sur la vie de Greystoke dans la jungle, l’autre sur sa découverte du monde civilisé, mais c’est l’opposition entre ces deux aspects qui était intéressante. Et la seconde partie n’était de toute façon terminée que dans sa tête… » Towne, blessé, exigea d'apparaître au générique sous le nom P.H. Vazak (Vazak étant le nom de son chien).
(2) Ce scénario a été publié en 1984 chez Gallimard.

Par Frédéric Albert Lévy - le 14 septembre 2022