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Livres

MES MONSTRES

256 pages
Editions des Fallots - L'Age d'Homme
Janvier 2014

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ANALYSE ET CRITIQUE

Après la Seconde Guerre mondiale, et tandis que le miracle économique italien se profilait à l’horizon, le cinéma transalpin est devenu une terre d’opportunités sans équivalence : la remise à plat du système de production hérité du fascisme, l’essor et le renouveau de Cinecittà, la liberté - autant artistique que technique - impulsée par le mouvement néoréaliste, et tant d’autres raisons, auront invité des artistes d’origines pour le moins diverses à se tourner vers le 7ème art. Qu’ils aient suivi une formation d’architecture (Luigi Comencini), de philosophie (Mario Monicelli), de droit (Ettore Scola) ou de médecine (Dino Risi, donc), le cinéma s’offre à eux comme un moyen d’expression idéal et une véritable dynamique de groupe, une émulation incomparable, va ainsi émerger de cette adjonction de talents et de sensibilités. S’il existe finalement un fil conducteur entre toute la production transalpine (aussi conséquente et variée ait-elle été) que l’on a coutume désormais de réunir sous l’appellation de "comédie à l’italienne", celui-ci ne se situe ni dans l’expertise d’une formation commune (tous ces techniciens, comédiens, scénaristes n’avaient qu’une école : celle de la rue) ; ni dans la cohérence d’un style formel ; ni même dans la spécificité d’une écriture : il est probablement dans cet esprit de corps, ce caractère insolent et libertaire, jouisseur et volontiers grivois à l’occasion. Gassmann, Risi, Manfredi et Tognazzi n’étaient pas des collègues de travail qui se payaient occasionnellement des virées ; ils étaient des camarades de plaisir qui, à l’occasion, tournaient des films ensemble.

A travers cette remise en ordre des priorités de l’existence, il convient donc de ne pas s’étonner que Mes monstres soit un ouvrage de cinéaste qui parle si peu (qui ne parle pas du tout, en réalité) de cinéma, en tout cas du cinéma dans sa dimension "professionnelle" (tout juste se contente-t-il d’annoncer, en toute première phrase : « Le cinéma, c’est le plus beau métier du monde »). Dino Risi était cinéaste occasionnellement, mais il aura aussi été - et au moins autant - étudiant, voyageur, écrivain, père, fils, mari, ami, amant... et ce recueil de miscellanées  recense bien moins ses tournages que ses passions et ses regrets, ses solitudes et ses mondanités, ses désirs et ses frustrations, ou encore ses doutes et ses rêves d’homme... Dino Risi s’est attelé à la rédaction de Mes monstres en 2004, âgé de 88 ans. On pouvait alors redouter ou bien le repli acrimonieux ou bien la tentation auto-hagiographique : ce livre d’une vivacité et d’une dérision rares ne souffre ni de l’un ni de l’autre. Dino Risi se raconte, ou plutôt raconte son époque, avec un plaisir juvénile et - ce qui n’est pas le moindre des paradoxes pour un cinéaste - sans chercher à se mettre lui-même en scène. Evidemment, le talent du conteur est là, et certaines anecdotes sont trop belles ou tombent trop bien pour ne pas avoir été enrobées par sa plume alerte et malicieuse. Mais jamais on ne se prend à douter, si ce n’est de la vérité, au moins de la sincérité de son propos : Mes Monstres révèle ainsi Dino Risi, non tant dans ce qu’il dévoile des détails de sa vie passée, mais dans la nature la plus profonde du regard mutin et vif qu’il aura porté, jusqu’à ses derniers jours, sur sa vie, et sur l’existence en général.

A cet égard, soulignons à quel point Dino Risi savait se révéler un aphoriste méticuleux, recensant le meilleur des autres pour accompagner ses propres tournures, espiègles et néanmoins profondes. Il y règle au passage quelques uns de ses comptes avec le sens de la vie (« Si tu veux te tromper, va où te porte ton cœur »), avec la politique, la modernité, les femmes, la télévision (qui « permet enfin à de belles femmes nues d’entrer dans la maison des pauvres »), la religion ou encore le sport. Notons d’ailleurs que Risi se révèle un plus fervent amateur du giro cycliste que du calcio footballistique, ce qu’on aurait volontiers deviné à la lumière des dernières minutes, sidérantes, d’Au nom du peuple italien.

A 6 ans, le petit Dino avait rétorqué à sa maîtresse, qui lui demandait pourquoi il n’assistait pas au cours d’instruction religieuse : « Parce que je suis un libre penseur. » Les quelques deux cents pages qui suivront ne feront que confirmer l’assertion du bonhomme, et le charme de son écriture fait qu’il est difficile de ne pas être séduit par cette approche de la vie, joyeusement hédoniste et facétieusement insoumise. Son rapport au travail, en particulier - lui qui aura tout de même signé une soixantaine de longs-métrages en moins de cinquante ans de carrière -, est présente avec une décontraction et une gaieté assez communicatives, comme dans ces séances d’ « écriture » avec le tandem de scénaristes Massimo e Pasqualino, qui se déroulaient pour l’essentiel au baby-foot (p.41-42). Dino Risi fait ainsi sienne une phrase de Joseph Conrad qui demande « Comment expliquer à ma femme que, quand je regarde par la fenêtre, je suis en train de travailler ? »

Nous avons jusqu’à maintenant omis de le préciser, Mes monstres se présente comme l’adjonction, à première vue aléatoire, d’une cent-cinquantaine de petits textes, allant de quelques lignes à deux ou trois pages. (1) Les thèmes abordés s’y mêlent autant que la chronologie ou l’humeur. De cet apparent désordre de la mémoire surgit surtout une forme de cohérence globale, qu’une trop franche linéarité n’aurait pas su restituer : Dino Risi embrasse tant qu’il ne lui faut rien oublier, et il n’est dès lors pas absurde que ses virées au bordel avec Manfredi côtoient la mémoire spectrale de son père, ou ses souvenirs glaçants de médecin pendant la guerre. A la lecture de ce foisonnement d’anecdotes, toutes plus ahurissantes ou cocasses les unes que les autres et qui évoquent ici irrésistiblement la structure hétéroclite de certains films à sketches (dont le plus célèbre de tous a été réalisé par Risi et donne son titre à l’ouvrage), on ne peut s’empêcher de penser que le premier réservoir d’idées des scénaristes de la grande comédie à l’italienne se trouvait tout simplement autour d’eux, dans cette bouillonnante Italie de l’après-guerre, riche en caractères et en intrigues (par exemple, l’histoire de Gilda, la jolie blonde de Pordenone, est en elle-même un court métrage complet - p. 140-142).  

Les segments les plus étonnants de l’ouvrage, pour plusieurs raisons, sont peut-être ceux où Dino Risi parle de son enfance, de ce qu’il en a retenu (fantasmé ?), et de l’impact de certains événements sur l’adulte et le père qu’il deviendra à son tour. Les premiers émois sexuels, le deuil de la figure patriarcale, le papier peint avec des pommes rouges et des corbeaux noirs... tout se mélange dans un maelström de souvenirs qu’il serait intéressant de confier à un psychanalyste. Et comme on pouvait s’y attendre dans le récit d’un presque nonagénaire, la mort hante l’ouvrage, d’une façon diffuse, sobre et assez émouvante. Elle est donc déjà là, à l’enfance ou à l’adolescence, avec les pulsions suicidaires. Elle est omniprésente, tapie entre les non-dits, lorsqu’il évoque la mémoire de ses amis, « tous disparus » (que de beaux textes sur Romy Schneider - p. 88 -, Alberto Lattuada l’ « érotomane » - p. 107 - ou sur Ugo Tognazzi - p. 136-137). Elle surgit, inattendue, dans la prise de conscience de ses regrets, de ses frustrations, de ses incapacités de vieil homme. (2) Et elle achève l’ouvrage, avec un optimisme inespéré : « la mort sera superbe, et riche en surprises. » Il aura fallu près de 10 ans pour que I Miei Monstri soit traduit en français - non sans élégance - par Béatrice Vierne. Dix ans pendant lesquels, donc, Dino Risi a disparu. Ses Monstres (cinématographiques et désormais littéraires) constituent désormais son legs, allègre et bouleversant. Et il avait raison : ils sont, en effet, superbes et riches en surprises.

(1) En somme, la forme adoptée par Jean Rochefort pour Ce genre de choses, publié fin 2013 : Rochefort ayant connu Dino Risi, et tourné pour lui, on peut imaginer que Mes Monstres lui avait, au moins partiellement, servi d'inspiration.
(2) Il faut absolument, à ce sujet, lire le bref texte, drôle et émouvant, intitulé Je ne pensais pas que le futur allait arriver aussi vite, p.51, mais aussi l’écho que celui-ci trouve avec un autre texte, Le Sourire vertical, p.158, au contexte similaire mais situé chronologiquement au moins soixante-dix ans auparavant. Entre les deux, une vie s'est écoulée.

Par Antoine Royer - le 3 juillet 2014