Menu
Livres

Ce genre de choses
de Jean Rochefort

208 pages
Format : 210x132x22
Editions Stock

Sortie : le 23 octobre 2013
Prix indicatif : 18 euros

Acheter sur Amazon

ANALYSE ET CRITIQUE

Ce genre de choses est beaucoup de choses : un livre d’anecdotes, un livre de confidences, un livre de malices en tous genres, un livre d’exercices de styles, un livre d’amitiés… mais finalement assez peu un livre de cinéma. Il y est beaucoup questions d’actrices et d’acteurs– ou plutôt d’amies et d’amis partageant avec l’auteur une même profession d’amuseur public – mais quasiment aucun titre de film n’y est jamais cité, et si quelques historiettes de tournages font de furtives apparitions, de-ci de-là, on sent que l’œuvre alors tournée intéresse alors bien moins Jean Rochefort que la compagnie qu’il y partageait (l’exemple emblématique se trouve probablement dans cette anecdote mettant en scène Totó et les pets de Sandra Milo – pour les lecteurs curieux, il s’agissait du tournage du segment Amare è un po' morire, apparaissant dans Ah ! les belles familles (1964) d’Ugo Gregoretti)

S’il ne s’agit donc pas tout à fait d’un ouvrage de cinéma au sens le plus classique, Ce genre de choses – qui doit son titre à une tournure (« that kind of things ») souvent employée par l’estimé Harold Pinter – demeure cependant un livre très fortement empreint de la personnalité de son auteur, c'est-à-dire d’une certaine idée du cinéma, voire d’un certain esprit français. Lire Jean Rochefort, c’est avant tout entendre la voix de Jean Rochefort nous raconter des histoires, avec son élégance inimitable, ce phrasé à la préciosité malicieuse parfois parsemé de petits gloussements comme des hoquets, qui ne se refuse ni le plaisir de la tournure alambiquée, ni la jubilation de la gauloiserie la plus triviale (1).

L’ouvrage se présente donc sous la forme de miscellanées, réunissant une petite cinquantaine de textes (de deux lignes à une dizaine de pages), sans recherche particulière ni de cohérence ni de chronologie. Cet aspect délibérément décousu fait d’ailleurs une bonne partie du charme de l’ouvrage, qui bondit allégrement d’une époque à une autre, d’une situation à une autre, d’un ton à un autre, avec ce mélange de désinvolture et de distinction qui caractérise si bien Jean Rochefort.

Si l’à-propos ou le sens de certains textes est parfois difficile à percevoir (citons un long dialogue imaginaire à Cinecittà, mettant en scène Daniela Rocca, ou un texte confus autour d’Aragon et des goulags dont l’intention nous sera restée assez obscure), l’ensemble s’avère tout à fait délicieux, Jean Rochefort s’y révélant avec un mélange tout à fait habile de distance (notamment via le recours à la troisième personne pour parler de lui-même) et d’intimité. De pages en pages, on mesure progressivement à quel point c’est l’amitié, plus que tout autre moteur, qui lui aura servi de guide durant sa carrière, avec une fidélité indéfectible pour quelques figures qui traversent l’ouvrage de part en part, comme des spectres bienveillants. Les descriptions qu’il dresse, notamment, de Jean-Paul Belmondo jeune trahissent avec une belle sensibilité masculine à la fois la camaraderie qui les unissait que l’admiration inouïe qu’il éprouvait à son égard. Mais plus globalement, de Jean-Paul Sartre à Jean-Pierre Marielle, de Françoise Sagan à Philippe Noiret, de Jean Vilar à Bruno Cremer, de Gérard Depardieu à Edouard Baer, de Jacques Dufilho à Vincent Delerm, l’ouvrage invite à naviguer au sein de tout un pan de la culture française des 50 dernières années, envisagée à travers le registre de la proximité, de l’intime ou de l’inattendu. Jean Rochefort écrit : « Quand je vois mes amis morts interpréter des drames, je pleure. Quand je les vois dans des films drôles, je ris. », et c’est tellement plus qu’une lapalissade. A travers le désordre de ces textes aléatoirement – ou presque – adjoints les uns aux autres, on le sent vivre avec ses absences, quelques unes douloureusement irrésolues (très belle page, sobre et touchante, sur Barbara).

L’un des talents de la plume de Jean Rochefort – et non des moindres – est de parvenir, par son sens de la formule ou de la narration, à rendre l’anecdotique, sinon extraordinaire, au moins extrêmement délectable. Un trajet nocturne en voiture, une partie de pétanque, une virée au cabaret entre potes… et la vie des chevaux. Un ouvrage signé Jean Rochefort sans promenade équestre aurait évidemment été incomplet, mais deux des petits modules qu’il consacre au domaine hippique s’avèrent particulièrement remarquables : dans le premier, il compare fort joliment la jument – ou plus précisément, la jument à un instant très précis de son existence – à Buster Keaton, et c’est stylistiquement incontestablement l’un des moments forts de l’ouvrage. Dans le deuxième – et dans un tout autre registre, si j’ose dire – c’est la Reine Elizabeth II qui s’invite sur le champ de courses, pour un instant quasi-onirique de toute beauté.

De manière générale, dans un ouvrage dont le ton est majoritairement à la badinerie, Ce genre de choses n’exclut pas une certaine conscience du monde, voire parfois même du désordre du monde. C’est ainsi non sans surprise que l’on découvre, en 1978, l’Ayatollah Khomeini attendant patiemment son heure au voisinage de Rufus, dans la modeste bourgade francilienne de Neauphle-le-Château, ou  que l’auteur se permet une digression étayée sur le lien, via Rita Hayworth, entre les essais nucléaires américains et la sociologie des plages.

Mais enfin, quelque part, enfouies sous la façade espiègle et frivole du clown, Ce genre de choses révèle aussi et surtout les cicatrices irrésorbables qu’aura laissé la guerre chez un enfant âgé de 9 ans en 1939. La culpabilité éternelle du mot innocent qu’un enfant lâche un jour sans réfléchir ; les images des cadavres charriés par la marée sur la plage ; et les « quiquachs », à la libération, dont il rêve toujours la nuit et dont il rêvera encore longtemps… Alors, dans ces pages, qui surgissent d’autant plus violemment qu’elles font suite à d’autres infiniment plus légères, Jean Rochefort révèle, sans arriver à l’assumer totalement (« Mes employeurs vont me dire « Votre affaire, là, c’est plutôt pessimiste, c’est pas très commercial » ! »), la colère et la gravité qui sommeillent en lui. Une manière supplémentaire, non seulement d’étayer le célèbre adage de Boris Vian faisant de l’humour « la politesse du désespoir », mais d’attester de l’élégance, de la dignité et de la profonde humanité de cet octogénaire alerte. Si Ce genre de choses ne nous a finalement pas appris grand-chose sur la carrière de Jean Rochefort - ce n'en était de toute façon pas le but - il nous aura au moins confirmé, une nouvelle fois, la grande qualité de l’homme.  


(1) On ne saurait trop recommander la lecture du passage autour de la fameuse fellation de The Brown Bunny, de Vincent Gallo, présenté au Festival de cannes l'année où Jean Rochefort faisait partie du jury...

Par Antoine Royer - le 21 janvier 2014