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Interviews

 

« Je n’ai jamais eu beaucoup de chance avec la distribution de mes films en France. » Résignation, et un peu d’amertume aussi dans la voix de Margarethe von Trotta. Si ses Années de plomb ont fait l’objet d’une édition Blu-ray cet été en Allemagne (avec sous-titres anglais), aucun éditeur français, semble-t-il, ne songe pour l’instant à reprendre ce titre. « Je ne suis même pas sûre qu’il y ait jamais eu en France une VHS ou un DVD pour ce film. » Il avait pourtant obtenu le Lion d’or à Venise en 1981 (Gaumont Italie aurait préféré voir triompher un autre de ses poulains, mais le jury avait tenu bon) et Ingmar Bergman l’avait inscrit dans sa liste des onze meilleurs films. En France, la sortie en salles avait été remarquée et Margarethe von Trotta avait eu le privilège d’être reçue par Daniel Toscan du Plantier, qui la gratifia, dans son bureau de Gaumont France, d’un docte cours sur Kant et Heidegger pendant lequel elle parvint à ne pas éclater de rire. Mais, après cela, rien du tout. Elle ne comprend pas trop pourquoi ces Années de plomb et plusieurs de ses autres films semblent être tombés en France « dans la poubelle de l’histoire », alors même que son Hannah Arendt a fort bien marché il y a six ans. « Je vois qu’on distribue à Paris des films de réalisateurs bien moins connus que moi. Dans de petites salles, certes, mais je n’en demanderais pas plus. »

Une exception, il y a quelques années quand le Champo a organisé un cycle sur les films traitant des décennies soixante-dix et quatre-vingt marquées par le terrorisme en Allemagne (et en Europe). Elle a dû intervenir personnellement pour que la Cinémathèque française daigne prêter pour ce cycle la seule copie des Années de plomb apparemment encore disponible en France : « Elle était, expliquait-on, dans un état bien trop mauvais pour qu’on puisse l’extraire des archives. J’ai obtenu une dérogation en promettant que je m’arrangerais pour offrir, en remerciement, une autre copie, en bon état celle-là... Mais je n’ai jamais pu l’obtenir, cette bonne copie ! » Depuis, la mauvaise copie est retournée à la Cinémathèque. « Autant dire dans la tombe... »

Cette injustice française est d’autant plus regrettable que c’est à Paris, où elle réside aujourd’hui la plupart de temps, que Margarethe von Trotta a découvert le cinéma au début des années soixante. Tout particulièrement Bergman (à qui elle a consacré depuis un documentaire, sorti en DVD chez Épicentre) et Alfred Hitchcock. Malgré son féminisme (qui l’a définitivement éloignée des westerns, ces « histoires de mecs » qui avaient pu un temps la séduire), elle ferme volontiers les yeux sur la misogynie de Hitch pour admirer sans réserve la manière dont, dans un très grand nombre de ses films, il a travaillé sur le thème du dédoublement : « Dans Sueurs froides, dans Fenêtre sur cour, il révèle, à travers de petites choses que personne ne voit a priori, comment, inconsciemment, le protagoniste s’identifie au meurtrier. Voyez tout ce jeu sur la bague - James Stewart n’a aucune envie d’épouser Grace Kelly... ! Ce thème du dédoublement, c’est un thème que j’ai fait mien, dans un film comme Les Sœurs ou la Balance du bonheur. »


Et bien sûr aussi dans Les Années de plomb, baptisées dans certains pays German Sisters, où la question du terrorisme est abordée à travers le cas de deux sœurs, aussi révoltées l’une que l’autre, mais ayant choisi deux routes différentes pour exprimer leur révolte, celle du terrorisme pour l’une, celle du journalisme pour l’autre.

Puisque le Diable et le Bon Dieu ne sont guère éloignés, le spectateur français ne manquera pas de remarquer dans Les Années de plomb, fugace mais récurrente, la couverture d’une édition allemande d’un livre de Sartre - le roman-scénario Les jeux sont faits, dans lequel deux personnages émanant de deux mondes totalement différents se retrouvent dans la mort : « Au début des années cinquante, l’éditeur Rowohlt a lancé la collection de poche - c’était la seule de ce type à l’époque - rororo. Comme rotation, parce que le rythme de publication était de deux ou trois ouvrages par mois. Nous n’avions pas d’argent, pas les moyens d’acheter des livres, mais j’avais une amie dont la famille, nettement plus riche que nous, était abonnée à cette collection. Mon amie ne lisait pas. J’ai pu emprunter tous les titres, dont Les jeux sont faits, encouragée par ses parents qui pensaient que je pourrais la contaminer. Mais la contagion ne s’est pas produite... »

Les Années de plomb est un film qui s’inspire d’événements réels, mais qui est aussi à certains égards une fiction. Comment avez-vous défini un équilibre entre ces deux aspects ? Aviez-vous par exemple décidé dès le départ d’inclure des images empruntées à Nuit et brouillard ?

Oui, parce que c’était nécessaire. Et parce qu’il était hors de question de faire ce qu’on m’a plusieurs fois proposé par la suite et que j’ai toujours refusé : tourner un film avec des camps de concentration reconstitués en studio ! En fait, nous touchons là à l’origine même des Années de plomb. Marianne et Juliane, les deux sœurs qui sont les protagonistes de l’histoire, s’inspirent directement de Gudrun Ensslin, cofondatrice de la Fraction Armée rouge, et de sa sœur Christiane. J’ai rencontré celle-ci lors de l’enterrement des trois terroristes de Stammheim. J’avais accompagné Volker Schlöndorff et Alexander Kluge, qui étaient venus filmer ces funérailles pour l’un des segments documentaires de L’Allemagne en automne. Le lendemain et le surlendemain des funérailles, tous les deux sont restés pour enregistrer des entretiens avec les parents des terroristes, mais moi, j’ai passé ces deux jours avec Christiane, à qui j’ai dédié Les Années de plomb. C’est à ce moment-là qu’elle m’a raconté son histoire et celle de sa sœur. J’ai été, je crois, sa confidente ; j’ai senti qu’elle se délivrait de quelque chose qu’elle avait jusque-là gardé enfoui. Et six mois plus tard, en y réfléchissant, je me suis dit que je pourrais, à travers son histoire, raconter l’Allemagne.

Plusieurs terroristes étaient issus de familles très catholiques ou protestantes. Pasteur de son état, Helmut Ensslin, père de Gudrun et de Christiane et de cinq autres enfants, était un patriarche à la prussienne qui faisait régner la terreur dans sa famille. Il avait accroché comme décoration au-dessus de son bureau une cravache. C’était avant la lettre une réplique du père du Fanny et Alexandre de Bergman. Mais cet adepte de la terreur n’était pas pour autant un nazi. Il avait tenu à montrer aux jeunes gens ces images de camps de concentration qu’on se gardait bien de leur montrer à l’école. Lui voulait qu’ils sachent. Il avait ce courage que bien d’autres n’avaient pas. Je n’avais pas beaucoup d’argent pour faire Les Années de plomb. Le producteur Anatole Dauman m’a aimablement autorisée à insérer dans mon film ces séquences de Nuit et brouillard.

C’est dans le silence des parents qu’il faut chercher les origines de la révolte des adolescents allemands (en tout cas de la première génération de terroristes, celle d’Ulrike Meinhoff et de Gudrun Ensslin). Il a fallu attendre 1968 pour que les langues se délient. Sans doute quelques-uns savaient-ils, mais à l’école, pendant toutes les années cinquante, pas un mot. Pour nous, enfants, la guerre, c’était une chose dont nous avions été victimes. Le souvenir de bombardements. Tout d’un coup, nous avons découvert que nous n’étions pas les victimes, mais les coupables.

Je termine le film avec cet enfant qui dit : « Raconte ! » Il a été brûlé à cause de sa mère et il commence par déchirer la photo de celle-ci, mais quand sa tante lui dit qu’il se trompe et que sa mère était une femme extraordinaire, il veut savoir. Ce « Raconte ! », c’est le même « Raconte ! » que nous avons dit à nos parents, qui ne nous avaient rien raconté. Moi-même, j’étais apatride et je n’ai acquis la nationalité allemande qu’après mon premier mariage, mais en 1959-1960, à Paris, j’étais quand même « la Boche », coupable de tout. Et je ne pouvais rien répondre, puisque je ne savais rien.

Tout en laissant planer une certaine ambiguïté sur les circonstances de la mort de Gudrun Ensslin, le film penche plutôt pour la thèse de l’assassinat que pour celle du suicide...

Parce qu’en 1981, quand j’ai tourné ce film, tous les gens de gauche pensaient que c’était un assassinat. Une association s’était même créée pour prouver qu’Ulrike Meinhof avait été assassinée. Christiane, comme on le voit dans le film, a effectué pendant des années et des années des recherches visant à prouver que sa sœur ne s’était pas suicidée. Mais, au bout de dix ans, elle devait déclarer : « Maintenant, je crois qu’ils se sont suicidés. » C’est une hypothèse qui, pour les gens de gauche comme moi, a été difficile à admettre, et il n’y a de toute façon pas de preuve définitive, mais on peut penser que Gudrun Ensslin s’est suicidée pour provoquer un sentiment de culpabilité chez ceux qui l’avaient condamnée.

Dans le film, Christiane apprend la mort de sa sœur lors d’un voyage en Italie...

Elle m’avait simplement dit qu’elle allait avec sa famille chaque année en Italie. Quand j’ai écrit le scénario, j’ai imaginé qu’elle apprenait la mort de sa sœur alors qu’elle était en train de déjeuner dans un restaurant de Catane. « Mais comment es-tu au courant ?, s’est-elle écriée quand je lui ai passé le script. Je ne t’ai jamais raconté cela. » Elle ne m’avait jamais raconté cela, mais, d’une certaine manière, je m’étais immiscée dans son subconscient...

Peut-on dire que l’architecture symétrique que vous adoptez pour certaines scènes (celle de l’échange des pulls et celle du reflet dans la vitre) est là pour suggérer que la sœur qui survit va être la réincarnation de la disparue ?

La scène des pulls, qui est l’une de celles que les spectateurs préfèrent, est nécessaire du point de vue de l’intrigue, puisque l’échange des pulls permet la transmission d’un message, mais cette scène, qui correspond d’ailleurs à des choses que Christiane m’a racontées, marque surtout un retour à l’enfance. J’ai toujours vu des sœurs, des amies s’amuser à s’échanger leurs vêtements. Au départ, Marianne et Juliane sont assises face à face, comme des ennemies. Mais la prisonnière essaie « d’attraper » l’autre en faisant surgir des souvenirs d’enfance : « Tu te rappelles. Tu m’as toujours aidée... »

La scène du reflet dans la vitre, qui a d’ailleurs été techniquement assez difficile à réaliser, s’inspire directement, là encore, de ce que m’a raconté Christiane. À chaque transfert dans une nouvelle prison, la communication était de plus en plus réduite. Les deux avaient même du mal à se voir, puisqu’il y avait cette vitre qui les séparait. Au moment du montage, j’ai eu la surprise de découvrir que, du fait du reflet, pendant un très bref instant, le visage (les visages confondus) devenait celui d’une très vieille femme. Visage de la mort ? Prémonition ?

Après le documentaire À la recherche d’Ingmar Bergman, que nous avons pu voir il y a un an, qu’allez-vous proposer au public ?

Tout ce que je peux vous dire, c’est que ce ne sera sûrement pas un autre documentaire ! Ce film sur Bergman m’a donné tellement de mal ! Il a vraiment fallu que des producteurs me poussent, sinon m’obligent à le faire ! Quand je me suis rendue à la Fondation Ingmar Bergman, à Stockholm, j’ai expliqué que tout avait déjà été dit sur Bergman. « Fais un film personnel. Parle de toi ! », m’a-t-on répondu.

Mais vous ne parlez pas seulement de vous (ou de Bergman) dans ce film. Tous les lieux que vous traversez à la faveur de vos rencontres en font aussi une défense et illustration de l’Europe...

C’est vrai. Ma mère - dont je porte le nom, parce que, mon père étant mort alors que j’étais encore très jeune, elle m’a élevée seule - était née à Moscou et était de nationalité russe. La Révolution avait contraint l’aristocrate qu’elle était à émigrer en Allemagne, mais elle n’aimait pas trop les Allemands du Reich. Elle aurait aimé vivre à Paris. On peut dire qu’elle a réalisé son rêve... par procuration, à travers moi.

la chronique des Années de plomb sur DVDClassik

Par Frédéric Albert Lévy - le 29 novembre 2019