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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Années de plomb

(Die bleierne Zeit)

L'histoire

Marianne et Juliane sont deux soeurs révoltées par le passé nazi de leur pays, mais elles ont choisi chacune une façon différente de lutter contre l'oubli et la démission morale de leurs contemporains. Alors que Marianne s'est engagée dans l'action terroriste, Juliane a choisi de militer pacifiquement, à travers son métier de journaliste. Lorsqu'elle apprend que Marianne, arrêtée, s'est donné la mort en prison, Juliane, rejetant la version du suicide, se sent coupable d'avoir trahi sa soeur et de n'avoir pas soutenu son combat. Aiguillonnée par ce sentiment de culpabilité et portée par son irrépressible amour de la vérité, la journaliste ne vivra plus que pour éclaircir les circonstances de cette mort...

Analyse et critique


De L’Honneur perdu de Katharina Blum (1975) à Hannah Arendt (2012), en passant par Rosa Luxemburg (1986), la réalisatrice allemande Margarethe von Trotta n’aura cessé, tout au long de sa carrière, de peindre avec sensibilité le portrait de femmes révoltées par une société patriarcale injuste et hypocrite. Et à travers ces femmes, c’est bien sûr toute l’histoire tragique de l’Allemagne du XXe siècle qui transparaît : l’humiliation de l’après 14-18, le chaos économique et social des années vingt, la folie nazie des années trente et quarante avec au bout l’anéantissement, la reconstruction difficile, la dictature communiste séparant le pays en deux, le Mur faisant de Berlin une prison à ciel ouvert, la violence et le terrorisme des années soixante-dix. Il y a sur Terre des pays véritablement maudits.


Lion d’or à Venise en 1981, Les Années de plomb fait ainsi le bilan de la violente décennie soixante-dix, lorsque des groupuscules d’extrême-gauche commettaient des attentats meurtriers contre la société bourgeoise. Mais Margarethe von Trotta fait ce bilan indirectement, à travers la destinée de deux sœurs rebelles, l’une, Juliane (Jutta Lampe), ayant pris la voie du féminisme et du journalisme militant, l’autre, Marianne (Barbara Sukowa), ayant pris celle du terrorisme. L’originalité des Années de plomb est de ne jamais montrer cette violence terroriste : on est dans l’avant (prise de conscience politique des deux jeunes bourgeoises et révolte contre les parents) et dans l’après (incarcération de Marianne, rencontres des deux sœurs au parloir, répercussions néfastes sur la famille). De fait, très intelligemment, les années du terrorisme deviennent une espèce de trou temporel, un non-dit et un non-montré, un gouffre aveugle qui nous laisse, comme les protagonistes, dans le traumatisme, le trouble, l’incompréhension. Et la mauvaise conscience.

Pour nous communiquer ce trouble, la réalisatrice s’appuie évidemment sur le jeu à fleur de peau de Jutta Lampe et Barbara Sukowa, toutes deux remarquables, mais elle joue aussi sur la chronologie. Il est rare, et c’est à mettre au crédit de Trotta, qu’une œuvre soit aussi insaisissable, aussi déstabilisante, aussi inconfortable. Pas de structure classique, facilement maîtrisable et rassurante, avec un début, un milieu et une fin clairement établis, comme dans la plupart des films. La chronologie est éclatée, mais avec douceur. Du coup, le spectateur est aussi déboussolé que les deux héroïnes, subissant l’après-coup traumatique des années de violence : dans l’esprit de ces deux femmes marquées, qui cherchent à comprendre comment elles en sont arrivées là, le passé se mêle constamment au présent. Mieux : lorsque intervient une séquence du passé sur leur enfance espiègle ou sur leur adolescence révoltée, le spectateur ne sait pas vraiment qui des deux se souvient : est-ce Juliane, la journaliste dans son bureau, ou est-ce Marianne, la terroriste dans sa cellule ? On serait tenté de dire les deux en même temps, comme l’indique le plan emblématique où les deux sœurs momentanément ensemble dans un café avant l’arrestation de Marianne, observent le lait caillé dans leur tasse (insert sur les deux tasses, côte à côte) et sourient de manière complice sans mot dire : Trotta enchaîne alors sur les petits déjeuners de leur enfance, avec le même lait caillé, lorsqu’elles étaient encore insouciantes, malgré un père pasteur autoritaire et rigide.


L’essence du film, c’est bien le trouble de deux femmes prisonnières du passé, à l’image de l’Allemagne qui les a vues naître. Marianne est prisonnière physiquement à cause de ses crimes des années soixante-dix ; Juliane, elle, est prisonnière mentalement, à cause de sa mauvaise conscience : mauvaise conscience de ne pas s’occuper de l’enfant de Marianne, laissé à l’abandon, mauvaise conscience d’avoir entrainé sa sœur cadette, plutôt passive à l’origine, sur la voie de la radicalisation à la fin des années soixante, mauvaise conscience d’être devenue une sorte de « petite bourgeoise » pendant que sa sœur est restée fidèle aux idéaux libertaires et égalitaires de leur jeunesse, n’ayant pas hésité à basculer dans la rébellion armée contre le pouvoir et à s’envoler vers le Tiers Monde pour s’occuper des pauvres. Remarquons toutefois que la liberté de Juliane est toute relative : le premier plan du film est une fenêtre barrée avec comme seul horizon un immeuble triste et gris. La caméra recule et nous découvrons le bureau étriqué de Juliane où elle passe le plus clair de son temps, dans l’introspection, au grand dam de son compagnon. Et lorsqu’elle ne travaille pas à ses articles, Juliane rejoint sa sœur au parloir de la prison. L’aînée est obsédée par sa cadette, comme la cadette était jadis obsédée par sa grande sœur, qui était son modèle.

Malgré leur désaccord, Juliane et Marianne sont donc liées à jamais. En fait, elles se confondent : l’une a réalisé le « potentiel » de l’autre. Le principal motif visuel du film est évidemment celui du double (Trotta est une admiratrice de Persona) : nous voyons souvent les deux sœurs face à face, filmées de profil dans le même plan, comme lorsqu’elles s’échangent leur pull ou bien se disputent d’un bout à l’autre d’une table. L’âge ayant effacé l’écart physique entre l’aînée et la cadette, les deux femmes apparaissent comme deux « jumelles », voire un seul être, une seule âme, qui se regarde dans un miroir. Le miroir « enferme » d’ailleurs le reflet de Juliane lorsqu’elle récupère le courrier de sa sœur dans le hall de son immeuble ou lorsqu’elle regarde Marianne derrière la vitre sans tain du nouveau parloir de la prison. A ce moment, par un savant effet de caméra sur la paroi de verre, les deux visages s’imbriquent l’un dans l’autre, puis soudain se détachent, comme si l’un « naissait » de l’autre. Et les deux sœurs de poser avec tristesse leur main sur la vitre, à l’aveugle en ce qui concerne Marianne qui ne peut apercevoir sa sœur. Cette identification étrange ira jusqu’au morbide : un jour, Marianne est retrouvée pendue dans sa cellule ; persuadée qu’il s’agit d’un assassinat politique, Juliane tente pendant des jours de reconstituer la scène du crime dans son bureau en testant différents nœuds et en se mettant une corde autour du cou...


Filmées en 1980, au moment où la guerre froide semblait éternelle, toutes ces scènes font ressentir au spectateur le malaise identitaire et l’autodestruction d’une nation tragiquement coupée en deux.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

interview de Margarethe von Trotta sur "Les Années de plomb"

Par Claude Monnier - le 29 novembre 2019