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Livres

L'OEIL QUI JOUIT

240 pages
Editions Yellow Now
Collection "Morceaux choisis"
Mai 2012

ANALYSE ET CRITIQUE

C'est encouragé par l’ancien directeur la Cinémathèque de Paris, Dominique Païni, que Jean-François Rauger, actuel directeur de la programmation du lieu, a réuni dans cet ouvrage un ensemble de textes parus entre 1995 et 2012 dans différentes publications (Cinémathèque, Les Cahiers du Cinéma, Les Inrockuptibles, Panic, etc…). De par leurs origines diverses, leur contexte d’écriture ou même leur sujet, la vocation première de ces textes n’était pas forcément d’être accolés les uns aux autres, mais comme le dit Dominique Païni dans son avant-propos, leur superposition permet surtout d’offrir un « portrait de l’auteur », de revendiquer la dimension éminemment subjective du regard de cet « œil qui jouit ». Co-rédacteur en 1998 d’un ouvrage sur Leo McCarey, ou en 2010 d’un autre sur Lucio Fulci, Jean-François Rauger n’a jamais cherché à revendiquer une chapelle, ou une spécialisation, assumant ses inclinaisons multiples aussi bien pour le classicisme hollywoodien que pour la bisserie italienne ou le cinéma asiatique. C’est cette gourmandise, plus qu’une quelconque cohérence thématique, qui alimente donc un sommaire où se croisent donc Jean Renoir et Riccardo Freda, Anthony Mann et Hong Sang-Soo, Alain Delon et Terence Fisher

 

En particulier dans la rubrique intitulée « Grands et petits maîtres du cinéma américain », où la succession immédiate de textes écrits sur plusieurs années provoque un effet grossissant, on perçoit la dimension « exercice de style » de ces petites notules d’une demi-douzaine de pages dont la structure est quasiment invariable : mise en question de la place du cinéaste dans l’histoire du cinéma américain / brefs repères biographiques / analyse thématique. (1) De la même façon, alors que page 44, dans un texte sur Claude Chabrol daté de 2010, l’auteur affirme qu’ « il est important de rappeler que l’art d’un cinéaste ne se réduit pas à une accumulation de films mais aussi à la façon dont ils communiquent entre eux », il invite cinq pages plus loin (dans un article daté de 2007) à considérer la filmographie de King Vidor avant tout « comme une addition d’œuvres singulières. » Plutôt que de contradictions, il s’agit ici d’insister sur la manière dont l’auteur appréhende chaque cinéaste à travers un prisme individuel, personnel. L’exemple des cinéastes abordés dans la rubrique « Cinéma français » est assez révélateur : on a beaucoup écrit sur Claude Chabrol ou surtout sur Jean Renoir, et Jean-François Rauger n’a pas l’ambition en une dizaine de pages de concurrencer les ouvrages de référence qui leur ont été consacrés. Il les aborde donc à travers un autre point de vue, soit en commentateur (notamment en revenant sur la polémique « idéologique » autour de La Grande Illusion (2)), soit en envisageant leur cinéma avec un angle d’approche autre. C’est ainsi qu’apparaît comme point commun inattendu entre Renoir et Chabrol le fait qu’ils soient tous deux des cinéastes traitant du fantasme : intransitivité du plaisir sexuel ou illusion des situations de classe sociale chez l’un, élaboration d’un « autre monde » virtuel, fantasmé et impossible chez l’autre. Par exemple, en évoquant un faux-raccord dans La Femme infidèle ou un curieux fondu enchaîné à la fin de La Cérémonie, Rauger fait naître l’idée que l’incertitude où le doute font partie intégrante du travail d’un cinéaste mais aussi du travail de ses exégètes. Dès lors, la question centrale de L’œil qui jouit est probablement celle du choix : que montrer ? de quoi parler ? que voir ?

Sur la première question, intimement liée à la pratique professionnelle quotidienne de l’auteur, l’ouvrage débute ainsi par un corpus de deux textes consacrés à la Cinémathèque française, l’un daté de 1995 et intitulé « Misère de la monographie / monographie de la misère », l’autre daté de juillet 2010 et intitulé « Les rendez-vous manqués, où la Cinémathèque n’est pas un dîner de gala ». Dans ces textes volontiers critiques (y compris auto-critiques), Rauger s’interroge autant sur l’histoire du lieu que sur sa vocation et son avenir. Il y pointe avec pertinence bon nombre de travers de la cinéphilie, voire de la cinéphagie moderne ; rappelle la nature paradoxale de l’industrie cinématographique, coincée entre l’art et le commerce, pour évoquer les conséquences d’une offre exponentielle, le découpage du marché en tranches et la spécialisation qui en découle ; déplore l’entretien, y compris au sein de l’institution dont il fait partie, d’une politique culturelle qui n’a comme objectif que d’occuper ludiquement le « regard distrait » de ses spectateurs nomades ; et conclue ainsi sur un rappel de l’importance de la dimension pédagogique d’un tel lieu qui n’a pas vocation à « égaliser les films » mais qui doit « redonner vie à une véritable de hiérarchisation esthétique », en réaffirmant sa « nature antizapping ».

Là encore, la tentation serait grande de souligner que Jean-François Rauger se prête ensuite dans son propre livre exactement à ce qu’il dénonce ici : la mise sur un même plan et le brassage allègre de cinémas on ne peut plus différents dans leurs origines, leur vocation commerciale ou leur « importance » historique ; et la tentation du « zapping » auquel se livre le lecteur en parcourant l’ouvrage notule après notule. Ce serait probablement toutefois un raccourci hasardeux : d’une, Rauger ne s’offre pas comme modèle et ne s’exempte donc pas particulièrement des constats qu’il dresse dans sa première partie ; de deux, nous l’avons dit, L’Oeil qui jouit ne se présente pas comme un essai structuré mais comme une compilation de micro-textes au départ indépendants les uns des autres ; de trois, son style alerte, expressif, volontiers de mauvaise foi, rappelle constamment l’individu derrière la plume, la subjectivité de son œil et donc la partialité de ses choix.

 Il ne faut donc pas envisager L’Oeil qui jouit comme un recueil majeur de textes de référence sur les différents sujets abordés, mais comme un voyage dans l’imaginaire et dans l’univers cinématographique d’une personnalité assurément remarquable. Chacun y trouvera matière à enthousiasme autant que des occasions de vitupérer, des points d’accord autant que des points de grief, et selon ses propres affinités, le lecteur se passionnera plus ou moins pour les différents objets d’article. Mais l’éventail des paysages cinématographiques traversés est suffisamment large et inhabituel pour que chacun y trouve son compte : à titre personnel, quel plaisir que de lire quelques pages sur la « sexy-comédie » italienne ; sur la temporalité (et en particulier l’attente) dans les films de Johnnie To ; sur l’influence du catholicisme dans le cinéma fantastique mexicain ; sur la manière dont le cinéma français aura traité les évènements de 1968 ; ou sur la figure conjointement juvénile et mortifère qu’a su composer de film en film Jim Carrey… tant de sujets si rarement abordés par ailleurs et dont on se repaît avec délectation ; car à force de picorer parmi tous ces plaisirs, mineurs mais incontestables, finalement, n’est-ce pas ici l’œil du lecteur, rassasié, qui jouit ?

(1) Par exemple, premières phrases de la notule sur King Vidor : "Comment replacer King Vidor dans l'histoire du cinéma américain ?", de celle consacrée à George Cukor : "Pourquoi l'image de George Cukor semble-t-elle aujourd'hui être un peu floue ? En raison de la difficulté de lui attribuer une place définitive dans l'histoire du cinéma", ou de celle consacrée à Mann : "Anthony Mann occupe une place particulière dans l'histoire du cinéma américain."...
(2) Un autre texte revient sur une autre célèbre polémique idéologique, celle consacrée à L’Enfer du devoir de William Friedkin, où Rauger aborde l’image la plus contestée du film (la petite fille au revolver) non tant pour ce qu’elle dit intradiégétiquement mais pour ce qu’elle suggère plus globalement, à travers le sens géopolitique et symbolique que Friedkin lui confère…

Par Antoine Royer - le 9 octobre 2012