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Livres

L'OEIL DOMESTIQUE

166 pages
Editions  Rouge Profond
Collection "Morceaux choisis"
Avril 2014

ANALYSE ET CRITIQUE

Plus que tout autre cinéaste dans l’histoire du 7ème Art, Alfred Hitchcock a vu sa filmographie commentée, décortiquée et analysée, de fond en comble, par une littérature variée et bien souvent pertinente. De fait, il semble presque impossible aujourd’hui de prétendre pouvoir publier un ouvrage à son sujet qui ne reprenne pas, en majeure partie, ce que tant d’autres ont déjà écrit ou expliqué : ses obsessions, thématiques ou formelles, n’ont plus de secret pour personne, et chaque plan ou presque de sa pourtant conséquente filmographie semble avoir déjà, quelque part, été l’objet d’une analyse, d’une interprétation ou d’une exégèse... Partant, il pourrait a priori paraître surprenant de voir Jean-François Rauger - responsable audacieux de la programmation de la Cinémathèque française, et auteur en 2012 d’un ouvrage délicieux, L’œil qui jouit, où se révélaient son intimité cinématographique en même temps qu’une vocation viscérale de défricheur - se plier à son tour à cet exercice on ne peut plus convenu. C’est mal connaître l’exigence autant que l’insoumission de l’auteur : s’il est bien un ouvrage d’analyse du travail d’Alfred Hitchcock, L’œil domestique ne commente que bien peu la filmographie de l’auteur, préférant éplucher par le détail sa - osons le terme - télégraphie, jusqu’alors incroyablement oubliée par (presque) tous les commentateurs du cinéaste.

Le timing d’une telle entreprise semble être le bon : depuis quelques années, la production télévisuelle (notamment américaine) a conquis des lettres de noblesse dont la critique l’avait jusqu’alors dédaigneusement dépourvue (dans son introduction, Jean-François Rouger cite le célèbre ouvrage de Claude Chabrol et Eric Rohmer, où il est fait mention de « bandes télévisuelles sans grande importance »), et tandis que le littérature autour des séries contemporaines se développe (avec un certain succès), l’occasion était belle d’expliquer enfin en quoi une série comme Alfred Hitchcock présente... aura, très tôt, posé les bases d’un mode de production ou de narration aujourd’hui largement encensé.

Pour préciser un peu les choses, L’œil domestique s’intéresse avant tout aux 20 films de télévision réalisés par Alfred Hitchcock, essentiellement donc dans le cadre de Alfred Hitchcock présente... (17 épisodes répartis sur 7 saisons, de 1955 à 1962) mais aussi pour Suspicion (1 épisode, 1957), Startime (1 épisode, 1960) et The Alfred Hitchcock Hour (1 épisode, 1962). Il n’aurait probablement pas été injuste de s’intéresser à certains épisodes réalisés par d’autres metteurs en scène dans le cadre de ces séries placées sous l’autorité (et donc le style) d’Alfred Hitchcock - et Jean-François Rauger le fait d’ailleurs à l’occasion, pour compléter son propos - mais le projet est ici bien de démontrer en quoi ces 20 réalisations peuvent - et doivent - être envisagées comme partie intégrante de l’œuvre du réalisateur, et même au-delà de cela, en quoi elles enrichissent parfois cette œuvre d’éléments nouveaux, inattendus ou signifiants. Pour l’auteur, il est en tout état de cause « impossible de comprendre parfaitement, en profondeur et dans toutes ses composantes, le cinéma d’Hitchcock si l’on néglige les films qu’il a réalisés pour le petit écran. » (p.11)


Accident                                                                                             Poison

Pour arriver à cette conclusion, Jean-François Rauger construit sa démonstration en plusieurs temps, qui aborderont tour à tour des points historiques (le mécanisme et la logique particulière de ces productions, ayant contribué à l’élaboration d’une "icône" hitchcockienne), stylistiques (notamment dans les échos ou les correspondances entre ses réalisations pour le cinéma et les films évoqués dans l’ouvrage) mais également plus théoriques, autour de la singularité du médium télévisuel et la modification que celle-ci implique dans la relation entre l’œuvre et son spectateur. Bien que construit en chapitres distincts, ces trois considérations en viendront parfois à s’entremêler, mais le style éloquent et fluide - on sent parfois Jean-François Rauger sensible à la tentation de l’abstraction théorique, notamment à travers les écrits de Slavoj Zizek, mais il n’y cède jamais de façon rédhibitoire pour le lecteur - contribue à maintenir une ligne directrice tout à fait limpide, et pour tout dire assez parfaitement convaincante.

Nous laisserons au lecteur le plaisir de découvrir par lui-même les détails pratiques de la production d’Alfred Hitchcock présente... -  où se révéleront l’influence cruciale des annonceurs publicitaires autant que le rôle fondamental, mais méconnu, de Joan Harrison, à laquelle incombait le rôle de présélectionner les récits susceptibles de convenir au mieux au réalisateur - pour se concentrer sur la partie historique évoquant ce que Jean-François Rauger appelle la « mutation télévisuelle » de la fin des années 50, cette période de transition qui aura vu le cinéma classique s’effondrer face à la simplicité foudroyante de la télévision. Convoquant Louis Skorecki (qu’il cite tout en l’estimant excessif, mais n’est-ce pas le moins que l’on puisse attendre de Louis Skorecki ?), Jean-François Rauger explique comment certains cinéastes - et pas des moindres (Lang, Ford, Tourneur, Daves...) - se seront alors emparés de (ou auront alors été gagnés par) les règles de l’esthétique télévisuelle émergente, si directe, si immédiate, si efficace. La télévision, d’une certaine manière, imposait son propre "génie", il faut pour cette raison repenser à son sujet la notion "d"auteur" telle qu’elle a été conçue par des théoriciens exclusifs du cinéma. Ainsi, « Hitchcock à la télévision, c’est toujours Hitchcock, mais c’est un Hitchcock singulier, dont pratiques et discours sont déterminés par la nature particulière du support technique et de ses dispositifs de production et de réception. » (p.46)


           J'ai tout vu                                                                        Le Secret de M. Blanchard

Pour les amateurs du cinéaste, la partie la plus excitante est donc celle consacrée à l’étude stylistique de ses œuvres télévisuelles, et notamment à la reconnaissance, voire au dépassement, des motifs ou figures qui lui sont le plus volontairement associés. Classés par thèmes généraux (« Le Suspense », « Scènes de la vie conjugale », « Le point d’abjection », « Culpabilité »...), ces chapitres dressent alors des ponts parfaitement inattendus entre les œuvres soudain (pardon, "enfin") mises à niveau : on y découvre par exemple que J’ai tout vu (1962) est une version « moderne et démocratique » des Amants du Capricone (1949) (p.100) ; ce que Le Faux coupable (1956) doit à C’est lui (1955) (p.53) ; la manière dont Le Secret de M. Blanchard (1956) prolonge Fenêtre sur cour (1954) (p.71) ou, inversement, dont Caracolade (1961) fait un renvoi ironique à La Loi du silence (1953) (p.102) ; les liens étroits, esthétiques ou sentimentaux, qui existent entre The Crystal Trench (1959) et Sueurs froides (1958) (p.125) ;  voire même, la relecture de La Mort aux trousses (1959) à laquelle pourrait inviter Le Cas de M. Pelham (1955) (p.118)... (1) Autrement dit, le travail passionné d’analyste auquel se livre ici Jean-François Rauger invite non seulement à (re)découvrir des films de télévision oubliés ou négligés, mais également à poser sur des chefs-d’œuvre que l’on croyait connaître par cœur un œil tout à fait neuf.


Le Cas de M. Pelham                                                                      The Crystal Trench   

Et là, presque malgré nous, nous venons d’employer le mot peut-être le plus important, celui qui, d’une certaine manière, motive, oriente et coordonne tout le travail de Jean-François Rauger, au-delà même oserait-on dire de cet ouvrage-ci : l’ « œil ». On se souvient que l’ouvrage précédent de l’auteur, qui avait quelque chose de la confidence, s’intitulait L’œil qui jouit. Ainsi, si celui-ci se nomme L’œil domestique, ce n’est pas nécessairement pour créer une continuité éditoriale dans les titres de la bibliographie de Jean-François Rauger : c’est bien parce que son angle d’approche analytique, quintessentiellement, est un angle de vision. Un regard. Celui du cinéaste, mais aussi - et au moins autant - celui du spectateur, ou encore celui de l’analyste. Pour Jean-François Rauger, le fait de "regarder un film" doit au moins autant au film qu’au regard, et cela explique - justifie parfois - la subjectivité (occasionnellement  revendiquée) d’analyses parfois excessives (à titre personnel, l’interprétation "géopolitique" Afrique / Amérique de Haut les mains (p.105), ou l’implication "incestueuse" de Patricia Hitchcock dans le paragraphe sur la culpabilité (p. 97) nous auront très moyennement convaincus), mais toujours frappées par le sceau d’une conviction sincère et tout à fait personnelle.


Le Fantôme de Blackheat                                                        L'Inspecteur se met à table  

La question du regard trouve toutefois ici, peut-être encore mieux qu’ailleurs, sa légitimité : si « le style hitchcockien a été décrit comme étant fondé sur le raccord de regard, sur le lien émotionnel qui unit les personnages et l’objet de leur vision (…) ; il y a, dans plusieurs épisodes réalisés par Hitchcock, une rupture dans l’articulation sujet regardant-objet regardé : le sujet regarde mais ne voit rien (…), l’œil s’ouvre sur le vide d’un insensé. » (p. 110) Sur l’écran d’une télévision, ces plans montrant des personnages face caméra (qui achèvent par exemple Le Fantôme de Blackheat, De retour à Noël, C’est lui ou, de façon assez stupéfiante, L’Inspecteur se met à table) offrent des regards directs au spectateur, soudain confronté à sa propre nature voyeuriste. Développant à travers d’autres exemples pertinents (et notamment La Cinquième victime, de Fritz Lang, dans lequel le journaliste incarné par Dana Andrews s’adresse à l’assassin par le biais de son poste de télévision) cette idée d’une intrusion du cadre télévisuel dans le foyer du spectateur, provoquant par là-même une troublante confusion "regardant/regardé" (la télévision comme « gigantesque trou de serrure » (p. 152)), Jean-François Rauger achève son ouvrage par un paragraphe assez vertigineux (joliment intitulé L’œil qui en voyait trop) autour du voyeurisme comme « construction politique » (p.151), qui montre comment le génie de Hitchcock, l’incommensurable modernité de sa contribution télévisuelle, aura été d’ « inclure le spectateur dans l’image » pour le « transformer en voyeur. » (p.155) Et c’est seulement alors quand on referme l’ouvrage, encore songeur, que l’on prend véritablement conscience du double-sens malicieux de son titre ("domestique / du domicile" et "domestique / apprivoisé")... Il ne nous reste plus donc qu’à saluer la pédagogie et l’élégance d’un travail dont le mérite (au moins double) aura été de nous convier à penser... et à regarder. (2)
 

(1) Et nous n'évoquons même pas le cas spécifique de Psychose (1960), auquel est consacré est chapitre entier !
(2) Ne cachons pas d’ailleurs que la lecture de l’ouvrage nous a immédiatement incités à nous plonger dans les films qu’il décrits, et que pour la plupart nous méconnaissions totalement. Outre les titres mentionnés dans le texte ci-dessus, pour la plupart remarquables, on invitera à découvrir l’unique film réalisé dans le cadre de Ford Startime, Incident at a Corner (1960), film d’une grande finesse narrative, formelle mais aussi morale.

Par Antoine Royer - le 12 mai 2014