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Portraits

Une déesse au purgatoire

L'histoire du cinéma est jalonnée de relations fructueuses entre un réalisateur et un(e) interprète. Inutile d'en dresser la liste, elle ne serait pas exhaustive. La particularité du duo Bergman - Rossellini est d'avoir réussi en cinq films une mise en abîme cinématographique d'une expérience personnelle. Il n'y a pas de couple Bergman - Rossellini sans le contexte, sans « la storia ». Joseph Von Sternberg aurait pu croiser Marlène Dietrich dans un sauna ou un supermarché, ils auraient de toute façon fait exactement les mêmes films. Il s'agissait de la rencontre entre un créateur et une créature, un archétype apparu ex-nihilo. Pour le duo Bergman - Rossellini, c'est le réel qui a joué la partition. On ne peut disséquer leurs films sans d'abord examiner la quête intérieure de cette actrice, Ingrid Bergman, à jamais insaisissable.

Lorsque David O. Selznick fit venir à Hollywood l'actrice suédoise, à la fin des années des années 1930 - il l'aurait arrachée aux ensorcellements de Goebbels -, il voulait en faire une anti-Garbo, une star immaculée et pure, un modèle pour les Américaines. En 1939, il l'engage pour interpréter le remake américain d'Intermezzo de Gustaf Molander (1936), le film qui la fit connaître à l'international. En moins de dix ans, elle devient la plus grande vedette féminine du monde. Elle enchaîne les succès : Dr Jekill et Mr Hyde (Victor Fleming, 1941), Casablanca (Michael Curtiz, 1942), Pour qui sonne le glas (Sam Wood, 1943), Hantise (George Cukor, 1944) - qui lui vaut un premier Oscar. En 1945, elle travaille avec Alfred Hitchcock qui en trois films va en faire la première parfaite incarnation de son idéale. Dans La Maison du docteur Edwardes (1945), Les Enchaînés (1946) et Les Amants du Capricorne (1949), le maître du suspense s'amuse également à fissurer la surface de la belle statue, que les magazines donnent en modèle aux femmes du beau monde. En 1937, Bergman avait épousé Petter Lindström, un médecin suédois qui depuis contrôle sa carrière. L'année suivante, ils avaient eu une fille, Pia. Mais quelque-chose la pousse à ne pas totalement se confondre avec l'idéal qu'elle incarne. Elle aurait eu une aventure avec le réalisateur-aventurier Victor Fleming, avant d'avoir une liaison durant deux ans avec le photographe Robert Capa, éternel gitan, qui la photographie alors qu'elle est venue soutenir le moral des troupes en Allemagne, assise dans une baignoire brisée, au milieu de Berlin en ruine.

Une ville détruite qu'un certain Roberto Rossellini va bientôt immortaliser dans un film "déprimant", Allemagne année zéro (1948). Capa est cet étranger qui lui fait voir le monde hors du prisme hollywoodien et de son univers rangé. Elle se passionne pour le théâtre et interprète en 1946, à l'Alvin Theatre, New York, Joan of Lorraine de Maxwell Anderson. La pièce est adaptée au cinéma en 1948 par Victor Fleming pour Walter Wanger et la RKO. Mais le film est au moins partiellement un échec artistique ; guindé et pompier, il apparaît trop artificiel à la belle Suédoise, qui a eu une révélation un soir de 1946 dans un cinéma de Broadway, le World Theater. Elle y avait découvert un film italien, intitulé Rome, Open City. Pourquoi a-t-elle assisté à cette séance ?... Que le film lui ait été recommandé, ou pas, c'est un besoin d'ailleurs qui ce jour-là l'a guidée. Ce film est à mille lieues des conventions et des méthodes hollywoodiennes. Les plans - desquels Rossellini a retiré quelques photogrammes pour faire plus vrai - où Anna Magnani tombe abattue sous les coups d'un fusil allemand ne font pas joués. L’Italienne ne fait pas semblant, elle « est ». Bergman ne sait pas encore que La Magnani va devenir son double antinomique, dans un scénario écrit par la providence. (1) Elle ne sait pas encore qu'elle arpentera les pentes de l'enfer, tout prés de Dieu, sur une île volcanique, où de pauvres pêcheurs qui ne mangent pas à leur faim vivent sans électricité, sur une autre planète que les riverains de Hollywood Boulevard.

Une histoire d'Italie
 

Ingrid Bergman découvre plus tard Païsa - intitulé en anglais Paisan - et n'hésite pas, en dehors de toutes les conventions du métier, d'écrire au réalisateur italien (pourtant elle est une star, et lui un petit réalisateur de province). Selon ses détracteurs il aurait réalisé le premier film antifasciste, alors qu'ami avec le fils du Duce il a d'abord travaillé pour eux. Elle ne sait pas qu'il existe un paradoxe Rossellini, que le cinéaste de l'incarnation vit dans un hôtel avec Anna Magnani, séparé de son épouse ; qu'il est un homme volage, truqueur, menteur, manipulateur, qui conduit des voitures de sport italiennes. La lettre de Bergman est restée célèbre :

"Cher Monsieur Rossellini,

J’ai vu vos films Rome, ville ouverte et Païsa, et les ai beaucoup appréciés. Si vous avez besoin d’une actrice suédoise qui sait très bien parler anglais, qui n’a pas oublié son allemand, qui n’est pas très compréhensible en français, et qui en italien ne sait dire que "ti amo", alors je suis prête à venir faire un film avec vous."

                                                                                                                                                                  Ingrid Bergman

Rossellini, selon ses biographes, sait à peine qui elle est - le cinéaste n'est pas cinéphile -, cependant il se rend vite compte du prestige et des avantages dont il peut bénéficier à être courtisé par des vedettes américaines. Peut-être voit-il un signe : l'un des membres de la gestapo de Rome, ville ouverte s'appelle Bergman, et sa maîtresse Ingrid. Il tourne une lettre également restée célèbre :

"C’est avec beaucoup d’émotion que je viens de recevoir votre lettre : elle me parvient le jour même de mon anniversaire et en est le plus beau cadeau. Ce qui est sûr, c’est que je rêvais de faire un film avec vous et qu’à partir de maintenant je ferai tout mon possible pour que cela arrive. Je vous écrirai une longue lettre afin de vous soumettre mes idées. De concert avec mon admiration la plus fervente, je vous prie d’agréer l’expression de ma gratitude, ainsi que celle de mes sincères salutations."

                                                                                                                       Roberto Rossellini, Hôtel Excelsior, Rome

Son film Rome, ville ouverte (1945) a vu débuter la période la plus faste du cinéma transalpin. Pendant plus de vingt ans, l'Italie va produire un grand moment de cinéma du XXe siècle. Après-guerre le pays a perdu son amour-propre, les successeurs de Rome, qui ont également produit la Renaissance, n'ont plus le premier rôle, même parmi les vaincus. Il n'y avait pas d'honneur à combattre pour le fascisme, et les patriotes n'ont pas racheté leur dignité. Le néo-réalisme va être un miroir pour ce vieux pays (mais très jeune État) qui apprend à se re-regarder. Rossellini est l'anti-Hitchcock, rien chez lui n'est réglé au millimètre ; Orson Welles dira même de lui qu'il est un amateur (un comble quand on connaît ses propres méthodes de travail). Dans la veine du néo-réalisme, il refuse en théorie l'artifice et la manipulation, et prône un cinéma en recherche d'évidence, d'où le spectateur pourrait "entrevoir" la vérité. Cette démarche naïve va donner naissance au cinéma "moderne". Mais le réalisateur est aussi un bonimenteur et crée littéralement une passion avec "La Bergman". Magnani verra en lui un traître à la Nation. Car si son Rossellini est un anti-Hitchcock, que le Rome d’après-guerre est un anti-Hollywood, elle est, elle-même, l'anti-Bergman. Un journaliste, rapporte François-Guillaume Lorain dans son livre L'Année des Volcans, a parfaitement défini les deux tempéraments opposés : "Magnani est une comédienne dans le sens métaphysique du terme [...] Elle invoque les dieux et la providence, elle réclame justice et rugit, quand l'autre [Bergman], déjà moderne, murmure, ne croyant qu'à la caméra dont elle connaît tous les secrets et les sortilèges." Surnommée Nannarella, l'Italienne est la louve de Rome, l'âme de la Cité éternelle ; son museau, ses cheveux corbeau, son air de pirate farouche n'ont pas d'équivalent. Elle ne voit pas d'un bon œil cette Suédoise qui fait du pied à son Roberto par-dessus l'Atlantique.

Rossellini rencontre Bergman une première fois à Londres, lors du tournage du film de Hitchcock Les Amants du Capricorne ; puis une seconde fois à Paris où ils commencent à parler contrat, en compagnie de l'époux de la star, bientôt éconduit. Dans le dos de Magnani - il redoute ses colères et ses coups de talons -, Rossellini part ensuite recevoir à New York un prix de la critique. Après la cérémonie, il rejoint la Californie où il tente de séduire des producteurs - il est déjà en relation avec Selznick. Il s'installe bientôt chez les Bergman. Rossellini a juste un projet, inspiré par une histoire de son cousin germain Ranzo Avanzo. Celui-ci lui avait proposé de réaliser un film sur une île éolienne, dont il espérait réaliser des prises de vues sous-marines. Sergio Amidei et Federico Fellini, de leur côté, avaient visité le camp de réfugiés de Farfa où une Lettone, à un grillage, tendait des bouts de papier aux Italiens pour trouver un éventuel mari et obtenir l'autorisation de rester sur le territoire. Les deux scénaristes, à qui Rossellini a demandé de trouver un sujet pour Bergman, sont émus par cette anecdote qu'ils rapportent au cinéaste. Il n'en faudra pas plus à Rossellini pour conceptualiser son film, qu'il tournera sur l'île éolienne de Stromboli. Selznick ne supporte bientôt plus l'Italien, qui à ses yeux concentre tous les travers d'un peuple fantaisiste. Samuel Goldwyn, en revanche, est prêt à le produire, mais Rossellini tarde à lui présenter un scénario - il a l'intention de s'en passer. Plus grave, le producteur se fait projeter Allemagne, année zéro - Rossellini qui venait de perdre l'un de ses fils, Marco Romano, racontait dans ce film la trajectoire tragique d'un enfant dans un Berlin en ruines, qui commettait un parricide avant de se suicider. Goldwyn, après avoir vu le film, ne tient plus ses promesses. Bergman joue alors sa dernière carte, pour réaliser un projet fou, de tourner en Méditerranée un film sans scénario. Son joker n'est autre que Howard Hughes, prêt à tout pour s'attirer ses faveurs, voire plus. Ingrid perd pied, la grande dame d'un mètre soixante-quinze s'éprend de celui qu'elle imagine être son bon génie.

De retour en Italie, Rossellini met de l'ordre dans sa vie - il se sépare de La Magnani. Le tournage débute sur l'île de Stromboli, loin du confort de la "civilisation", au milieu de centaines de mouches. Bergman découvre des conditions de vie spartiate et des méthodes de travail absolument étrangères aux siennes, Rossellini ne lui donne aucun repère dans l'espace et la laisse évoluer seule. Le plan de travail est capricieux. Rossellini ne simule pas les gifles qu'elle reçoit dans le film. Le tournage, qui doit durer deux mois, en durera quatre.

Le cousin Renzo, de son côté, n'a pas vraiment apprécié la spoliation de son sujet. Parti après Rossellini, il démarche aussi les producteurs américains pour produire son film. Il deviendra Vulcano, réalisé sur les conseils secrets de Selznick par un réalisateur d'origine allemande extrêmement véloce, William Dieterle. L'objectif est de sortir le film avant celui de Rossellini. Le tournage a lieu sur autre île éolienne - Vulcano - à quelques kilomètres au sud-ouest de Stromboli. Les séquences de pêche des deux films sont tournées le même jour à Milazzo, en Sicile, lors de la traditionnelle pêche au thon - quand les bancs venus de Crète gagnent Gibraltar. La vedette de Vulcano n'est autre que Magnani. Il ne pouvait en être autrement, même si un temps Greta Garbo fut envisagée. L'équipe de Vulcano, malgré son retard, terminera son film, avant celle de Stromboli, terre de Dieu. Les deux tournages sont endeuillés chacun par un mort. Jouer avec le feu des volcans à un prix. Mais un miracle se produit sur Stromboli, Bergman tombe enceinte. Rossellini donne alors un enfant à son héroïne. Le réel et la fiction s'entremêlent, la grâce naît du chaos. Haroun Tazieff en personne conduit l'équipe sur les pentes du volcan, la dernière scène fera date (voir plus loin). Pour son réalisateur, son film s'achève sous le signe d'une triple renaissance : celle de son héroïne, Karin, de son actrice, venue accoucher d'elle-même, et celle de son pays. Le milieu est fondamental chez Rossellini, la relation à travers le regard, entre l'englobant et la protagoniste, est au cœur de son film. Bergman a trouvé sa purge sur cette île méditerranéenne, elle s'est dépouillée des artifices de Hollywood.


Le scandale

Lors du tournage, Ingrid Bergman avait déjà commencé à négocier son divorce. Il serait laborieux, ici, de faire le compte-rendu complet de l'évolution de la situation juridique de tous les protagonistes. Tout est rocambolesque. Alors que l'époux éconduit se fait naturaliser américain pour s'attirer les faveurs de l'opinion publique - un scandale vient d'éclater -, Rossellini, sur les conseils de son avocat, fait en sorte de lui intenter un procès en diffamation au Mexique, où il compte profiter des lois matrimoniales très libérales, même pour les non-nationaux. Il veut un "divorce mexicain" - le divorce n'est autorisé en Italie que depuis 1970. Bergman, la pure, est traînée dans la boue dès que les échos de la presse relaient l'information de sa liaison. Elle, la femme modèle, voudrait quitter son foyer, un époux fidèle et une fille de 13 ans pour un Italien volage et politiquement infréquentable - il a été l'ami de fascistes puis de communistes. Bergman avait déjà reçu, lors du tournage de Stromboli, une lettre "impérieuse" signée par le directeur de la Production Code Administration, censé faire respecter le code de bonne conduite imposé aux productions cinématographiques. Le scandale est tel que Bergman promet, dans un premier temps, de mettre un terme à sa carrière.

Le sénateur du Colorado Edwin Johnson prend la parole au Sénat et dénonce les turpitudes de l'actrice. Bergman n'est pas naturalisée américaine, on lui interdit l'entrée sur le territoire pour infraction pénale relevant de « turpitude morale ». Le seul qui pense encore pouvoir profiter du scandale c'est Howard Hughes. Il sort en vitesse la version américaine du film, ne respectant en rien les souhaits de Rossellini. Il fait croire aux annonceurs que le film est le récit d'une passion amoureuse. Mais ni la version américaine ni la version italienne ne rencontreront le succès. La critique boude le film, qui mettra plusieurs années à gagner ses galons de chef-d'œuvre - c'est le cas de tout le segment Bergman de la carrière de Rossellini. Vulcano ne rencontra pas non plus le succès, la première est même un fiasco - on soupçonnât Roberto Rossellini d'avoir saboté la copie.

Les amants scandaleux se marient par procuration au Mexique, sans même assister à leur mariage - ensemble, ils auront trois enfants : un garçon, Renato Roberto (Robertino), et deux filles jumelles, Ingrid (Isotta) et Isabella, future actrice, qui sera l'épouse de Martin Scorsese et la compagne de David Lynch. Bergman ne mettra pas un terme à sa carrière, elle va au contraire enchaîner, en quelques années, quatre films avec Rossellini : Europe 51 (1952), Voyage en Italie (1954), La Peur (1954) et Jeanne au bûcher (1954). Mais ce couple passionné, mal assorti, ne trouve jamais l'accord parfait. Si dans Stromboli Bergman est l'épouse d'un pêcheur italien, que le malentendu à l'intérieur du couple est violent, dans les trois films suivants elle est l'épouse d'un grand bourgeois, britannique ou allemand. Mais une incommunicabilité, un malentendu, est toujours latent - Antonioni a beaucoup puisé au cinéma de Rossellini. L'expérience de leur propre couple a, une fois encore, nourri la fiction. Elle s'ennuie, et en 1954 il lui offre une Ferrari spécialement dessinée pour elle : la 375 MM « Ingrid Bergman » (sa couleur grise devient la teinte « Grigio Ingrid »). Puis c'est au tour de Rossellini d'avoir envie d'ailleurs ; il part en quête de spiritualité en Inde où il tourne une série de documentaires pour la Rai, intitulée India mère patrie (1959). Il débute là-bas une liaison avec la scénariste Sonali Dasgupta.

Bergman de son côté quitte le cinéma de son mari, et accepte de tourner pour Jean Renoir (Elena et les hommes, 1956). L'Amérique lui pardonne alors son escapade. Elle fait son retour à Hollywood avec Anastasia (Anatole Litvak, 1956), ce qui lui vaut un second Oscar, que son ami Cary Grant reçoit en son nom. Elle succède ainsi au palmarès à Anna Magnani. Pendant sept années, elle a été une autre, elle est revenue vers elle-même. Le couple se sépare. Rossellini fait une nouvelle fois appel au service de son avocat. Il fait savoir que Bergman n'a pas fait confirmer son divorce en Suède, où elle avait épousé Petter Lindström. Son mariage avec Rossellini n'a donc aucune valeur aux yeux de la justice transalpine. L'escapade italienne de Bergman n'aura donc été qu'un rêve.

Les métamorphoses d'Ingrid Bergman

Karin Bjorsen : De tous les films tournés avec Rossellini, Stromboli est le plus abrupt. Le film raconte la rencontre de deux mondes. À la fin de la Seconde Guerre mondiale dans un camp de déplacées du sud de l'Italie, à Farfa, une jeune Lituanienne se voit refuser un visa pour l'Argentine. Elle accepte alors la demande en mariage d'un pêcheur italien, Antonio (Mario Vitale), pour sortir du camp. Dans son île volcanique, elle découvre des conditions d'existence misérable et une population qui lui reste totalement étrangère. Elle rêve bientôt de quitter l'île. Son comportement "moderne" choque les habitants du village. De tous les personnages incarnés chez Rossellini, celui-ci est le plus sensuel. Karin (ou Karen) n'hésitera pas à user de ses charmes pour tenter d'échapper à son sort. Son mari, jaloux, lui rappellera à sa manière les conventions. Rossellini suit son héroïne sur l'île, comme une âme perdue dans un dédale. Le visage de Bergman, la réception sensible de l'île sauvage, est le vrai sujet du film. Karin ne trouve pas la sortie du labyrinthe. Après une éruption, elle s'engage, enceinte, sur les pentes du volcan. Là, un miracle a lieu en enfer. Alors que plus aucune issue ne s'offre à elle, elle est soudainement dans l'acceptation inconditionnelle des choses ; elle s'en remet au chaos, avec l'espérance d'un ordre, d'une grâce derrière l'absurde : « Je suis finie, je n'ai pas le courage, j'ai peur. Ô Mon Dieu quel mystère, quelle beauté. Non je ne peux pas y retourner. Ils sont horribles... tout était si horrible. Ils ne savent pas ce qu'ils font. Je suis pire encore. Je te sauverai mon enfant innocent. Dieu, mon Dieu, aide-moi, donne-moi la force, la compréhension et le courage. Ô mon Dieu, Dieu de miséricorde. » Bien sûr, la version américaine de 77 minutes est à ignorer. La version montée par Rossellini de 106 minutes est la seule référence possible. Stromboli est l'un des premiers films centrés exclusivement sur un personnage, que des événements anecdotiques transforment par petites touches sous les yeux du spectateur. Le miracle final, l'acceptation pleine et entière de l'existence, est un retournement soudain ; nous ne sommes pas ici dans l’analyse rationnelle d'une situation, mais dans l'inspiration divine. Rossellini perçoit chez Bergman la possibilité d'une véritable sainteté, qu'il va exploiter dans leur prochain film. Cette sainteté n'est pas issue de la révélation chrétienne - qu'importe en définitive de savoir si Rossellini est un cinéaste catholique ou pas - elle est entièrement un abandon inconditionnel.

Irene Girard : Europe 51 est le récit d'une prise de conscience, d'un appel. Le fils d'une grande bourgeoise n'arrive pas à attirer l'attention de sa mère, et se suicide au cours d'un dîner en chutant dans un escalier. Sa mère, Irene, prend conscience de son égoïsme et décide de se consacrer aux autres. Elle découvre les miséreux et se lie d'amitié avec un journaliste communiste. Son excès de bonté est perçu comme le symptôme de sa folie, elle est internée avec l'aval de son mari (Alexander Knox). Ici, Rossellini s'intéresse aux normes, aux conventions, aux critères de la société à laquelle il va opposer une force immensément supérieure. À travers l'amitié qui lie Irene à un journaliste communiste, Rossellini est à la recherche d'une solution qui dépasserait à la fois l'aspiration au progrès économique et social - en somme, assez matérialiste de la gauche - et les forces spirituelles traditionnelles. C'est à travers un amour inconditionnel pour tous les êtres humains, à travers un don absolu de soi, qu'Irene, internée, entre en réalité dans un sanctuaire. Incomprise, elle rejoint la cohorte de tous les saints. L'idée de ce film est née en partie de deux anecdotes : sur le tournage des Onze fioretti de Saint-François d'Assise, quelqu'un s'était exclamé disant que Saint-François était fou ; un psychiatre s'était confié à Rossellini en se demandant s'il avait eu raison de considérer comme malade un voleur qui s'était lui-même rendu à la police pour raison morale. Ce poème à la fois grisâtre et lumineux, qui a entre autres pour source d'inspiration Simone Weil, est le gage d'une espérance qui dépasse le pessimisme ordinaire, les conventions moyennes et raisonnables.

Katherine Joyce : Alors que le cinéaste italien est boudé par la critique, Jacques Rivette dans les Cahiers du Cinéma écrit La lettre sur Rossellini et fait de Voyage en Italie le manifeste du cinéma moderne. Les jeunes chiens fous de la futur Nouvelle Vague vont porter ce film comme un étendard. Voilà un cinéma qui change de perspective à travers des gestes : Rivette décrit une "chasse de chaque instant, [...], une quête corporelle, un mouvement incessant de prise et de poursuite qui confère à l'image un je-ne-sais-quoi de victorieux et d'inquiet tout à la fois : l'accent même de la conquête." La voiture dans laquelle voyage Katherine, accompagnée parfois de son mari (George Sanders), est une métaphore du film. Prisonnière de sa vie rangée, elle contemple un monde qui la bouleverse. Ici, la simple perception des choses transforme une âme jamais indifférente. Sanders, génial, est étranger au cinéma de Rossellini - il gardera jusqu'au bout cette distance. La fin n'est pas une réconciliation du couple : elle lui demande s'il l'aime, mais est-il seulement capable de l'amour auquel elle aspire. Un amour qui ne peut connaître d'altération. Le parcours de cette femme qui quitte les apparences de son couple - son mari a une liaison - en découvrant la Campanie nous bouleverse, car à chaque instant le spectateur partage les sensations de l'héroïne. Le final, lors du "miracle" du saignement de San Gennaro, le saint patron de la ville de Naples, invite à s'interroger sur l'incarnation. À travers sa découverte des statues antiques aux corps nus, Rossellini invite également à la nudité de l'être, à déposer le voile des apparences. Le corps et l'enfantement sont omniprésents. Sur les pentes du Vésuve, l'étrangeté des trous volcaniques interpelle ; lorsque le guide souffle sa fumée de cigarette dans les petits cratères, la fumée se densifie. Katherine découvre là un univers inconnu, où tout s'enrichit en étant relié. Rossellini ne filme pas tant le réel que son absence. Le réel échappe à la représentation, il y a comme une dissonance. Des plans ne sont que des perceptions, l'image est une image. La remise en question de Katherine est une invitation au doute.

Irene Wagner : La Peur, d'après une nouvelle de Stephan Zweig, n'a pas la même réputation que les trois films précédents. C'est un exercice de style qui de prime abord peut sembler étranger à l'univers de Rossellini. [Attention spoiler] Irene est sur le point de rompre avec son amant, quand une femme l'accoste et la menace de révéler sa liaison avec son mari (Mathias Wieman). C'est une ancienne maîtresse de son amant, résolue à se livrer à un chantage. Irene croit pouvoir se débarrasser d'elle en lui versant une grosse somme d'argent. Mais elle exige toujours davantage. Lors d'une soirée à l'Opéra, la femme se glisse dans sa loge et, profitant de l'absence de son mari, lui dérobe sa bague. Pour expliquer la disparition du bijou, Irene est réduite perpétuellement au mensonge. Elle ne peut bientôt plus faire face aux demandes d'argent. C'est alors que par pitié, la rançonneuse lui révèle la machination : c'est son propre mari qui a organisé cette comédie de chantage pour qu'elle implore son pardon. Irene, bouleversée, tente de se suicider en s'injectant un poison dans le laboratoire de son mari. Il survient à temps. [Fin du spoiler] S'il l'est vrai que l'intrigue est bien menée par Rossellini, force est de constater qu'il n'est pas Hitchcock, et que l'impression que l'intrigue pourrait produire sur le spectateur n'est pas sa seule préoccupation. Son cinéma n'est pas programmatique. Ce film intimiste, tourné en trente jours en Allemagne, est toujours pour Rossellini l'occasion de contempler les gestes de son héroïne et de capturer ses sensations. On ne la quitte jamais ; le final, très simple formellement, à hauteur d'hommes, voit les époux s'enlacer et s'avouer leur amour. Mais, là encore, seront-ils capables d'un sentiment inconditionnel ? Le film, qui aurait pu aussi s’appeler « La Cruauté », a bien la peur pour thématique centrale. Cette peur que nous pouvons lire sur le visage d'Irene est en définitive celle de la volonté. Celui du désir que le monde soit d'une façon plutôt que d'une autre. La peur de perdre, de l'échec, de la mort. Les intérieurs et décors froids sont le signe d'une distance aux choses plus que d'un manque d'amour. L'abandon de Karin, d'Irene Girard, dans les précédents films, était une acceptation pleine et entière du réel. La peur leur était devenue étrangère. Une version allemande a été tournée simultanément. Une version amputée de 75 minutes est sortie en Italie en 1958.

Jeanne d'Arc : D'après l'oratoire de Claudel sur une musique de Honegger, Jeanne au Bûcher est une œuvre expérimentale, pour son auteur comme pour le spectateur. C'est à propos de ce film "artisanal" que François Truffaut écrivit dans Arts : "Il faut, pour aimer le film de Rossellini, retrouver l'innocence d'un spectateur qui verrait un film pour la première fois." Bergman avait déjà incarné Sainte Jeanne à deux reprises, à Broadway et au cinéma dans une adaptation aux images d'Épinal de la même pièce. Si, six ans plus tard, la vision qu'en donne Rossellini est radicalement différente, son incarnation ne dépareille pas - elle était déjà en quête d'un ailleurs. Rossellini, qui a découvert l'oratorio sur disque, a d'abord monté un spectacle foisonnant et très libre à Naples et Paris, avec Ingrid Bergman, avant de l'adapter pour le cinéma. Le film d'une durée de 70 minutes est produit de façon très artisanale. Avec ses décors peints, ses superpositions d'images, ses nombreux effets sortis tout droit d'un film de Méliès, il est aux antipodes de l'opus hollywoodien. Mal conservé, le film est particulièrement pénible à écouter aujourd'hui. Les couleurs - c'est le seul film en couleur qu'ils ont fait ensemble - sont délavées et la facture d'ensemble est assez grossière. Reste le texte magnifique, la transfiguration de Bergman - définitivement seule et retranchée vers Dieu - et la naïveté de la forme, qui n'est pas sans être un retour à l'enfance de l'art. Une régression vers un cinéma qui n'avait pas conscience de ses effets et de ses pouvoirs. Le manipulateur, le menteur Rossellini est au cinéma un vrai disciple de Saint-François d'Assise.


(1) Lire L'Année des volcans, l'indispensable roman-document de François-Guillaume Lorrain (Flammarion, 2014).

Par Franck Viale - le 9 juillet 2015