Livres

HITCHCOCK S'EST TROMPé
de Pierre Bayard

Les Éditions de Minuit
sorti le 5 octobre 2023
176 pages, broché 

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Agrégé de lettres et professeur de littérature française à l’Université Paris VIII, Pierre Bayard est depuis une trentaine d’années l’auteur d’une œuvre singulière, dans laquelle il entreprend de poser un regard nouveau et parfois iconoclaste sur des chefs d’œuvre largement établis de la littérature mondiale. Mêlant analyse critique, investigation et psychanalyse, ses ouvrages de « critique policière » visent à « résoudre des énigmes criminelles tout en portant une réflexion sur l’art ». C’est ainsi qu’il avait eu l’occasion en 2002, dans Qui a tué Roger Aykroyd ?, de proposer une contre-enquête au sujet du célèbre roman d’Agatha Christie, ou que L’Affaire du chien des Baskerville, en 2008, lui avait permis d’exhiber toutes les erreurs de raisonnement commises par Sherlock Holmes lors de sa résolution des crimes commis sur la lande de Dartmoor.

Pour la première fois, il se propose, dans Hitchock s’est trompé, d’appliquer sa méthode au cinéma, et selon ses propres mots, cela « change la donne » (p.18). Une grande partie de son travail analytique, jusqu’alors, reposait sur le principe d’ « incomplétude » de la littérature, qui offre au lecteur de « larges espaces de liberté », là où le cinéma peut laisser le sentiment de « tout offrir à la vue ». Fenêtre sur cour (1954) est donc ici le support à une extension de sa démarche analytique, et le choix de ce titre n’est pas innocent : réalisé par un cinéaste que l’imaginaire collectif cinéphile identifie communément comme le "maître du suspense" (l’équivalent dans le septième art de ce que pouvaient représenter Agatha Christie ou Sir Arthur Conan Doyle dans la littérature policière), il est depuis des décennies envisagé (et étudié) comme l’un des grands films de l’histoire du cinéma autour de la question du « voir », c’est à dire précisément ce qui intéresse ici Pierre Bayard.

Le postulat d’Hitchcock s’est trompé est donc le suivant : le crime sur lequel semble reposer l’intrigue de Fenêtre sur cour n’a jamais eu lieu, et – parce que nous n’avons pas bien vu, ou plutôt parce que nous n’avons regardé que ce sur quoi notre attention était focalisée – le véritable meurtre commis dans cette cour nous a échappé. D’où la nécessité d’ouvrir une contre-enquête.

Remarquablement méthodique (conformément aux habitudes de l’auteur), l’ouvrage s’articule en quatre parties, ceintes d’un prologue et d’un épilogue. L’enquête (pages 21 à 56) offre un résumé détaillé de l’intrigue telle qu’elle est proposée par le film, avec une restitution exacte et minutée des événements majeurs ou des dialogues principaux. Cette partie pourrait sembler fastidieuse, ou un peu trop protocolaire, elle a eu, me concernant, un effet induit inattendu.

Comme pour beaucoup d’amateurs de récits policiers cinématographiques, Hitchcock est un jalon essentiel de ma cinéphilie : ayant découvert Les 39 marches au début l’adolescence, j’ai ensuite entrepris de me plonger avec un insatiable appétit dans tout ce qui portait (à juste titre ou pas, d’ailleurs) sa caution, bien au-delà sa filmographie officielle, des épisodes de la série télévisée Alfred Hitchcock présente… aux romans mettant en scène les Trois jeunes détectives dans la Bibliothèque Verte. Pendant longtemps, absolument tout ce qui était estampillé Hitchcock était à mes yeux frappé du génie le plus absolu… à deux exceptions près.

La première était Soupçons, que je n’avais pas du tout aimé lors de sa découverte - je suis en partie revenu dessus depuis. La deuxième, longtemps inexplicable, concernait Fenêtre sur cour et j’ai toujours eu la sensation qu’en tant qu’hitchcockophile, c’est un film que j’aurais dû aimer davantage. Or, quelque chose m’a toujours gêné dans Fenêtre sur cour, sans que je ne parvienne réellement à savoir de quoi il s’agissait. Jusqu’au livre de Pierre Bayard.

En lisant – dans un premier temps distraitement, convaincu que je connaissais suffisamment bien le film – cette première partie intitulée L’enquête, je me suis rendu compte que beaucoup de détails s’étaient effacés de ma mémoire, que la chronologie des faits s’était bousculée, que mon souvenir accordait parfois plus d’importance à certains voisins que Pierre Bayard ne le fait – rien que des banalités. J’ai surtout eu la révélation, en lisant la description de ses actes ou de ses paroles, que je n’avais en réalité que peu d’estime pour le personnage de Jeff. Sa condescendance vis-à-vis de Lisa, qu’il réduit à ses talons hauts ou à ses sous-vêtements quand elle lui parle de la perspective d’une vie à deux, ses revendications à l’égard de Doyle, qui accepte pourtant de façon conciliante de se plier à ses lubies… Comme si, à l’image, la présence physique de James Stewart (comédien pour lequel, comme presque tout le monde, j’ai toujours eu la plus grande sympathie) m’empêchait d’accepter de voir ce qui, écrit noir sur blanc, confine à l'évidence : Jeff m’apparaît comme un personnage assez antipathique par son égocentrisme, qui n’envisage le monde qu’à travers les prismes de sa propre perception.

Cette appréciation n’est pas explicitée, telle qu’elle, dans le descriptif que Pierre Bayard fait de l’intrigue de Fenêtre sur cour dans la première partie de son ouvrage – l’auteur se garde bien de tout jugement. Mais elle entre en résonance flagrant avec ce qui suit : faisant appel à la filmographie d’Alfred Hitchcock pour en faire ressortir la problématique de l’indécidabilité, et listant tous les éléments factuels qui posent problème dans la thèse du film (celle faisant de Thornwald l’assassin de sa femme) avec une méticulosité spectaculaire (jusqu’à un délectable minutage exact de l’action, page 91) la deuxième partie, intitulée La Contre-enquête (pages 57 à 94), déploie en effet l’idée est que le problème du film (celui de l’erreur judiciaire pour Pierre Bayard, celui de la pleine appréciation du film pour moi) vient du fait qu’il est entièrement, inconditionnellement et tragiquement, soumis à la perception de Jeff. Et que Jeff, d’une part, se trompe (ça, c’est pour Pierre Bayard), et d’autre part, est un sale type (ça, c’est pour moi).

Vient alors la troisième partie, probablement la plus aboutie de l’ouvrage, en tout cas celle qui ouvre le plus de perspectives au lecteur. Intitulée Paranoïa (pages 95 à 130), elle commence par remettre à plat l’une des antiennes les plus récurrentes de Fenêtre sur cour, celle d’un film « sur le voyeurisme ». Convoquant un grand nombre de penseurs critiques de l’œuvre d’Hitchcock (Rohmer et Chabrol, bien entendu, Jean Douchet, mais aussi la désormais incontournable Laura Mulvey et son approche du regard masculin) pour identifier les éléments qui, historiquement, ont conduit à cette lecture, Pierre Bayard les confronte à la définition freudienne de la pathologie pour conclure que non, Jeff n’est pas un voyeur, mais « avant tout un homme qui s’ennuie » (p.107). Notons tout de même que s’il évoque brièvement le double voyeurisme cher à Pierre Beylot, il n’approfondit pas spécialement la question ; or, démontrer que Jeff n’est pas un voyeur ne revient pas à dire que le voyeurisme n’est pas un sujet du film. Il semblerait ici, tout simplement, que de par sa propre formation, Pierre Bayard ait surtout envisagé la notion de voyeurisme à travers l’approche psychanalytique du terme, et quasiment pas à travers son approche esthétique, ce qui fait défaut quand il est question de mise en scène cinématographique.

Ceci étant, Pierre Bayard, ayant évacué la question du voyeurisme, peut dès lors se concentrer pleinement sur celle du délire paranoïaque, dont il identifie les modalités dans le comportement de Jeff, mais aussi dans la manière dont il convainc Lisa puis Stella de le rejoindre dans ses interprétations. Les pages 110 à 112, consacrées à l’analyse de ce mécanisme d’ « interprétation totalisante » sont parmi les plus vertigineuses de l’ouvrage, en particulier lorsqu’on les confronte aux scènes réunissant Jeff et Doyle : « L’interprétation paranoïaque repose sur une sélection orientée des indices consistant, face à la multiplication des signes qui nous parviennent, à rejeter tout élément allant dans le sens contraire de l’interprétation dominante pour contraindre le réel à ne plus s’exprimer que par le biais d’une langue unique. (…) Dans la logique de la perception paranoïaque du monde, les indices ne viennent pas s’assembler les uns aux autres pour constituer une interprétation, c’est au contraire l’interprétation, dans un mouvement chronologique inversé, qui constitue les indices en les prélevant dans l’immensité des signes produits à tout moment par la réalité qui nous entoure. ».

On l’imagine bien, les échos actuels de ces constats sont innombrables : sur le strict registre de l’analyse cinématographique, ils renvoient à la prolifération, ces dernières années, des vidéos d’exégèses filmiques, visant à décrypter jusqu’au délire interprétatif le moindre élément potentiellement signifiant (typiquement dans des films de Christopher Nolan ou de Stanley Kubrick – en premier lieu Shining, objet spécifique du documentaire Room 237 de Rodney Ascher). Plus globalement, ils renvoient à la logique métaphysique du complotisme et – à la fin d’un chapitre sur la "folie à deux" où il fait ressortir la jouissance partagée, l’érotisation, de la pensée collective – Pierre Bayard finit tout naturellement par lâcher le mot page 121.

Le chapitre IV de cette troisième section lui donne alors l’occasion d’un inventaire, poétique s’il n’était effrayant, des biais cognitifs qui sous-tendent une construction erronée du sens – et auquel on se soumet souvent bien malgré nous. En tant que spectateur de Fenêtre sur cour, n’avions-nous pas, nous aussi, jusqu’alors, adhéré à cet « invraisemblable consensus » autour du dénouement apparent proposé par Alfred Hitchcock ?

Qu’on ne se méprenne pas, en particulier avec cette dernière réflexion : quiconque a déjà lu Pierre Bayard (et plus on le lit, plus on se délecte de son humour) mesure à quel point celui-ci, s’il procède avec une rigueur exemplaire, ne se pose jamais sérieusement en donneur de leçons ou en distributeur de bons points d’analyste aigu. Sa démarche est éminemment ludique, et on perçoit bien le plaisir que prend l’auteur dans l’application de sa méthode à un exemple de fiction : tout ceci a de l’importance parce qu’il a été postulé que cela en avait.

Jamais dupe de la manière dont son argumentaire pourrait, à son tour, être critiqué (n’a-t-il pas, lui aussi, pour accomplir son ouvrage, filtré Fenêtre sur cour – comme d’autres œuvres littéraires avant cela – selon le prisme déterminé de l’erreur judiciaire?), il ouvre avec le style alerte qui est sien des perspectives insolites (dès la page 17, sur la « marge d’autonomie des personnages de fictions vis-à-vis de celui qui leur a donné naissance ») et propose avant tout au lecteur de questionner son rapport du lecteur à sa perception ou à ses certitudes. Car si on peut facilement estimer que, avec ce qu’il faut d’attention, Pierre Bayard pourrait prendre n’importe quelle œuvre de fiction et y trouver matière à mener une forme de contre-enquête, comment cela se fait-il, alors, que son approche nous paraisse si inhabituelle, voire – comme son travail est souvent qualifié – si « anticonformiste » ? Où l’on est mené à s’interroger sur la crédulité consentie qui guide à notre rapport spontané à la fiction (et plus globalement au récit), à toutes ces couleuvres que l’on gobe sans même forcément y penser…

La quatrième partie, consacrée à la Vérité (vaste projet, vous l’imaginez bien), pourra paraître décevante à ceux qui seraient trop sérieusement rentrés dans une logique policière et attendraient de retentissantes révélations – à titre de comparaison, les conclusions d'Oedipe n’est pas coupable, il y a quelques années, avaient de quoi autrement chambouler le monde. Derrière le foisonnement des idées (il y est question des droits esthétiques des personnages, de zoopoétique, de meurtres en chambre close et du syndrome de Münchhausen), on y atteint tout de même plusieurs épiphanies. La première, là encore, tient à nos attentes de lecteurs : s’il y a déconstruction, la reconstruction devrait être spectaculaire. Elle ne l’est pas – et le lecteur vigilant aura d’ailleurs noté, dans tout ce qui précède, plusieurs annonces discrètes du drame que l’auteur entreprend de mettre en évidence ici. Une autre révélation, plus touchante, concerne l’auteur lui-même : si Pierre Bayard a entrepris cette contre-enquête, c’est peut-être aussi et avant tout pour en arriver , pour parler de ce qu’il décrit dans cette dernière partie, que nous ne révélerons pas (il nous l’a demandé dans un avertissement liminaire), mais qui, manifestement, lui tient intimement à cœur. Car une nouvelle fois, les choses - et les êtres - n’ont d’importance que celle qu’on consent à leur donner…

Par Antoine Royer - le 25 septembre 2024