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Portraits

Créateur de Mad Max, George Miller a tout autant été façonné par sa saga culte. Avec à la clé un cinéma où le mythe, la révélation de soi et la démesure sont en synergie.

L’immensité, la violence, la voiture. Avec une vision forte de ces trois obsessions, on peut être perdu dans la campagne australienne, fils d’immigrés, sans argent et néanmoins marquer de son empreinte le septième art. En 1979, George Miller enfante Mad Max, ovni de tôle et de sang produit par son acolyte des premières années Byron Kennedy. Les deux hommes se rencontrent huit ans plus tôt à l’époque où Miller étudie la médecine. Si le jeune George renonce finalement à y faire carrière, il cumulera ses premiers travaux de celluloïd avec une activité d’urgentiste. C’est à cette époque qu’il décroche un joli succès de festival avec le court-métrage Violence in the Cinema, Part 1 (1971). Et, surtout pourrait-on dire, qu’il découvre l’horreur des accidents de la route : un quotidien fait de corps mutilés, hantant des années après son cinéma. Que ce soit avec le bras raccourci de la féroce Furiosa, entourée de multiples difformités dans Mad Max : Fury Road (2015), ou encore via la maladie dégénérative de Lorenzo (1992). Même une fantaisie comme Babe, le cochon dans la ville (1998) débute par les os brisés du fermier et voit l’un des chiens du film paralysé des pattes arrière.


La mortalité routière des années soixante-dix est le revers de la car culture de l’Australie, inhérente à ce pays-continent. Sous forme de parabole, Miller y consacre son premier film appelé à devenir une saga au culte planétaire. L’histoire de Max Rockatansky, policier de la route dans un futur post-apocalyptique, engagé dans une lutte à mort contre un gang de motards qui assassine sa femme et sa fille sur l’asphalte. Le ressac traumatique de Miller s’imbrique aussi de façon directe à l’intrigue en de nombreux points, comme lorsque le cinéaste filme un panneau informatif des accidents routiers ou que Max est saisi de stupeur devant une victime du bitume. À la combinaison de la violence et du moteur, un dernier élément s’avère primordial pour faire de Mad Max une expérience cathartique pour son auteur : l’immensité du territoire australien, qu’il décrit lui-même comme « hallucinatoire ». Une terre étendue au-delà de la raison, brûlée par le soleil, arpentée par des deux et quatre roues sur une mince ligne grise. Élevé loin des centres urbains, Miller l’observe depuis toujours. Et elle devient le purgatoire de Max après sa vengeance, condamné à errer dans son bolide, la Pursuit Special V8. Un espace mental autant que physique renvoyant à l’esprit toujours troublé de l’ancien urgentiste qui, comme son héros, ne peut se départir de son passé.


Heureux qui comme Ulysse

George Miller fut le premier surpris du succès de Mad Max à l’étranger. Que ses compatriotes soient sensibles à ses obsessions australes s’entendait, mais quid des Français, des Japonais, des Scandinaves ? La réponse lui vint des intéressés eux-mêmes, comme il l’a maintes fois raconté depuis. Les uns voyaient en Max un desperado, les autres un samouraï ou encore un Viking issu de leur propre culture. Sans le vouloir, le conteur avait touché à un archétype dont la représentation futuriste éveilla des sensibilités autour du globe. Avec le recul que nous offre désormais la saga du Road Warrior, il convient néanmoins de préciser le ressort mythologique qui fait battre le cœur des cinéphiles. Car la fin du premier Mad Max initia que les opus suivants commencent par l’émergence du héros de son purgatoire désertique, et se terminent par un retour au wasteland. La spécificité de Max est alors d’être coupé des autres à cause de sa guerre qui, s’il l’a gagnée, l’a perdu. Ce principe du combattant égaré renvoie notamment à L’Odyssée, où Ulysse, malgré sa victoire à Troie, doit connaître mille périples en Méditerranée avant de revenir à Ithaque. Bien avant Mad Max, il fera encore les beaux jours de la littérature occidentale avec les multiples occurrences de chevaliers errants, coupables d’une faute valant exil. Sous d’autres latitudes, l’expulsion du ciel de Susano-wo (dieu japonais des mers) le mène à une errance pleine de péripéties sur Terre... et plus tard résonne avec un Zatoichi, le justicier aveugle du romancier Kan Shimozawa, ancien yakuza sur les routes pour expier son passé.

A la fin de Mad Max au-delà du Dôme du tonnerre (1985), même si le personnage de Savannah appelle de ses vœux le héros à retrouver son « home », telle est sa destinée : errer, se lier pour un temps avec des humains qu’il aide, avant de retrouver la solitude. C’est tout le paradoxe de la saga de Miller d’avoir conservé ce canevas durant trois suites, quand parallèlement le pouvoir d’un récit universel unissait le cinéaste au monde. Cette asymétrie entraîna dans les films une montée en puissance du paradigme mythologique. Miller le conscientise ainsi dans Mad Max 2 : le Défi (1981) en iconisant le Road Warrior de plusieurs façons, d’une voix off centrée sur lui à son silhouettage au crépuscule. Avec Mad Max au-delà du Dôme du tonnerre, le réalisateur franchit un pas en mettant en abyme la geste puisque la tribu d’enfants du film voit en Max le sauveur de leur légende. Enfin, Mad Max : Fury Road parachève le traitement du mythe, doté d’une ascendance et d’une descendance. Le film puise en effet dans un homologue qui le précède, Le Magicien d'Oz : même route jaune (la route de briques), même quête d’une Terre Verte au final décevante (la cité d’Émeraude) et même résolution par un retour au foyer. Pour sa succession, Fury Road engendre le personnage de Furiosa, promise à une autonomie héroïque dans un prochain film centré sur elle. Et puisque Miller avait appris avec son premier film qu’un récit profond touchait toutes les cultures, chaque affermissement mythologique procède d’une progression de l’humanité dans la post-apocalypse. Mad Max 2 : le Défi ne jure que par une énergie fossile, le pétrole. Puis, Mad Max au-delà du Dôme du tonnerre consacre l’animal avec le chien de Max et les déjections de porcs facteurs de méthane. Avant que Fury Road ne valorise l’eau, le lait, le sang, la fécondité et l’agriculture. Des marqueurs humains qui, un peu, retrouvent leur place dans les contrées désertiques.

Sortir de soi

Si le mythe est incontournable chez George Miller, partager son intérieur auprès du plus grand nombre, comme il y réussit en 1979, l’est tout autant. Dès lors, plus ou moins rattachés à l’archétype, tous ses films auront pour enjeu sous-jacent la capacité de s’exprimer et de se lier à autrui, qui pousse par exemple Max, le temps d’une aventure, à s’extraire de sa coquille pour se reconnecter à ses congénères. Sorti d’Australie, Miller choisit ainsi de réaliser le segment Cauchemar à 20 000 pieds du film La Quatrième Dimension (1983), adapté de la série culte. Ou comment un passager d’avion tente désespérément de communiquer à ses voisins et à l’équipage qu’un monstre endommage l’appareil en vol, sans jamais être cru. Bénéficiant d’un cadre favorable, avec en particulier Spielberg à la production, cette première expérience à Hollywood exposa Miller à une cruelle désillusion lors des Sorcières d’Eastwick (1987). À tel point que le film reflète sa genèse perturbée par d’incessants conflits avec le studio. Alex, Jane et Sukie traînent leur frustration à Eastwick, sans savoir qu’elles sont des sorcières. C’est alors qu’une sorte de diable entend leur plainte, Daryl Van Horne, se rend dans la petite ville et révèle aux femmes leur potentiel, devenant leur amant au passage. Sous sa coupe, les sorcières en viennent néanmoins à se mettre à dos le reste de la ville, ce qui sonne leur rébellion envers leur mentor. Avec sa problématique de se dévoiler au monde, le trio renvoie au personnage millerien type, c’est-à-dire à Miller lui-même. De son côté, Van Horne pointe la production du film, avec sa promesse séduisante mais qui parasite le lien de l’artiste avec la communauté. Cinq ans plus tard, Lorenzo racontera toujours cette même histoire, cette même obsession, de sortir de soi et de relier le groupe. Fils d’un couple d’Italiens établis aux États-Unis, Lorenzo souffre d’une maladie neurodégénérative qui l’emmure progressivement, le privant de gestuelle et de parole. Au terme du film, et de la lutte des parents pour sauver leur petit garçon, celui-ci communique sa pensée via une voix-off : « Un jour, j’entendrai ma voix... et tous ces mots que je pense... sortiront de ma tête. » Et Miller, pour rendre hommage à son petit héros et surtout casser son isolement, expose lors du générique d’innombrables témoignages de jeunes gens sauvés grâce au remède développé pour lui. Fédérés autour de son nom et de son sacrifice.


Cosmos

À ce point prégnante, la rencontre de l’unitaire avec la multitude, du soi avec le Tout, trouve sa prolongation dans les confrontations d’échelles chères au cinéaste. Celles-ci ayant, peut-être, aussi à voir avec l’impact originel du territoire australien sur le jeune Miller. Ainsi, les parents de Lorenzo appréhendent la maladie de leur fils comme un pays afin de l’explorer et trouver un traitement. « Il faut voir grand. Laissez-vous aller. Mettez-y du volume ! », intime encore Van Horne à Alex à propos de ses sculptures. Les deux diptyques animaliers Babe (dont Miller, producteur, ne réalise officiellement que le second épisode) et Happy Feet magnifient les dynamiques d’échelles du réalisateur. Non seulement chacun de leurs volets met en scène un héros animal (cochon dans un cas, manchot dans l’autre) en quête du regard de ses congénères, mais en plus un second ordre de grandeur intervient avec des présences humaines. De fait, la résolution de Babe, le cochon devenu berger (1995) advient quand le sympathique porcelet s’entend avec les moutons qu’il dirige lors du concours, ce qui lui vaut aussi l’attention émerveillée du public. Dans Happy Feet (2006), la croisée des chemins a lieu lorsque Mumble, déjà marginalisé par sa colonie de manchots car il est piètre chanteur, est captif d’un zoo. Là, il suscite d’un coup l’enthousiasme des visiteurs au moment de danser, mode de communication dans lequel il excelle et qui transcende la barrière inter-espèces. Les humains libèrent alors Mumble qui retourne parmi les siens, enfin réceptifs à son talent. Il faut encore noter que la démesure de Miller trouve son acmé avec l’implication mythologique de l’univers de chaque film, véritable passeport pour une échelle cosmologique. Le petit Lorenzo, dont le nom vient d’un saint du christianisme, émet le vœu de retrouver la parole lors d’un plan sur le plafond biblique de l’église Saint-Ignace-de-Loyola. Au générique de Happy Feet, Mumble et Gloria dansent sur un fond stellaire, avant qu’une constellation en forme de manchot n’emplisse l’écran. Et bien sûr, les War Boys de Fury Road ne rêvent que du Valhalla, où ils rouleront pour toujours, et demandent à la tribu de reconnaître leur exploit (« Sois témoin ») afin d’y accéder.

Musique visuelle

Concassement des ordres de grandeurs, personnages qui brisent leur solitude en se révélant, dont l’un est une narratologue et l’autre un mythe bien réel (un djinn) : Trois mille ans à t'attendre (2022) est un film-somme pour son auteur. Comme bouclant la boucle, il résonne avec une anecdote d’enfance racontée par Miller dans son documentaire télévisé 40 000 ans de rêve. Avec ses amis, George se glissait parfois sous la salle de cinéma, juste pour écouter et, on peut le supposer, reconstituer visuellement le long-métrage. Or, Trois mille ans à t'attendre repose justement sur la parole pour matérialiser des récits, leur donner chair par l’image. En cela, le film prolonge le rôle du son chez Miller, qui jusqu’ici utilisait la seule musique pour féconder ou porter l’action. En témoigne le camion orchestre de Fury Road, mais également la transfiguration de Jane par la musique dans Les Sorcières d’Eastwick, ou encore le chant comme moteur du lien social des manchots de Happy Feet. À ce titre, George Miller recourt régulièrement aux airs d’opéra puisque ceux-ci sont prévus dès leur composition pour porter le visuel d’un livret.

Si le son engendre souvent l’image chez le réalisateur, l’inverse est tout aussi vrai, et l’intéressé aime à qualifier son cinéma de « musique visuelle ». Admirateur de Buster Keaton et de Harold Lloyd, Miller pense ses films en objets mathématiques dont les formes produisent une musicalité. Avec Babe, le cochon devenu berger, il conceptualise l’action en une boule rose (le cochon) qui doit mener des boules blanches (les moutons) d’une aire verte à une autre. Par-là, une poursuite s’entend comme des rectangles à moteur qui tracent des lignes sur un décor uniforme, où les trajectoires biscornues ne sont que bruits parasites. Dans Fury Road, Miller rajoute parfois aux tracés de grands points multicolores dans les airs (les signaux à distance d’Immortan Joe), comme les notes vibrantes d’une portée. Le cinéaste opte d’ailleurs en début de film pour un tempo frénétique, avec les images accélérées d’un Max possédé et fugitif. Avant de ralentir le rythme lorsque Furiosa apparaît de dos, résolue et maîtresse d’elle-même. Et ce, de film en film, jusqu’à peindre l’écran de multiples effets de particules, de matérialisations et de distorsions dans Trois mille ans à t'attendre. Encore une façon, pour George Miller, de franchir les frontières culturelles afin de suivre le précepte de Savannah au terme du troisième Mad Max : « Ce n’est pas l’histoire d’un. C’est l’histoire de tous. »

Par Sylvain Page - le 26 août 2022