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Interviews

Ça commence par une rumeur, par le bouche à oreille : « T’as pas vu ? Sur le câble, il y a un fou furieux qui casse les DVD ! Littéralement ! » Ah bon ? Quelle chaîne, tu dis ? Ciné Info ? Ce n’est pas un robinet à bandes-annonces ? Alors tu cherches sur le tuner et finis par tomber dessus, pour découvrir une chaîne qui semble tournée dans une cuisine, et des émissions faites par ceux qui les regardent. Et en effet, tu découvres très vite un toulousain surexcité, qui gigote dans tous les sens, - impression amplifiée par un montage sous influence -, se déguise en Shrek ou en Conan, Mais surtout qui parle de cinéma, celui qu’on aime, avec une liberté de ton qu’on ne trouve plus guère sur des chaînes réduites à servir la soupe à des productions qui viendront alimenter leurs grilles six mois plus tard. Ici, rien de semblable : Yannick Dahan aime, déteste, dit tout ce qu’il pense, concasse avec un bagou réjouissant, défend avec une fougue salvatrice, bref, il communique sa passion dévorante pour le cinéma. Evidemment, les ‘costards-cravates’ auront raison de cette minuscule chaîne. C’est pourtant avec plaisir qu’on le verra ressurgir quelques mois plus tard sur Ciné Frissons, inchangé, où il continue à défendre le cinéma de genre et la transgression et à combattre la hiérarchisation des cultures. Ça tombe bien, chez Classik, c’est une attitude qui nous plait. A l’heure où il s’apprête à explorer de nouveaux horizons, nous avons eu envie de rencontrer Yannick Dahan pour revenir avec lui sur son parcours et surtout l’interroger sur sa cinéphilie, et pour tenter de canaliser ce tsunami de gouaille toulousaine, on a envoyé la frange la plus bretonne de la Classik Team. Rencontre avec un passeur...


- Tu bénéficies d’une très grande liberté de ton, est-ce que tu t’imposes des limites ?

- C’est vrai, j’ai de la chance. Un travers de ma personnalité est que je teste toujours jusqu’où je peux aller trop loin. Même à l’époque de Ciné Info, je sélectionnais des extraits avec du cul, de la violence, et c’est en expérimentant que l’émission est devenue ce qu’elle est. Aujourd’hui, les contraintes sont clairement posées par la chaîne, et concernent les extraits : à l’heure de diffusion d’Opération Frisson, du fait de la Loi, je ne peux pas diffuser d’extraits de films interdits aux moins de 18 ans ; Saw 3, par exemple, ce n’est pas possible. J’aurais le droit d’en parler si l’émission passait à 22h30, là non. Sinon, ils m’ont demandé de limiter les extraits violents impliquant des gosses, et ça n’est arrivé qu’une ou deux fois, par exemple quand j’ai montré un extrait de Zombie où un type tire au shotgun sur un gamin mort-vivant. Mais ce sont les seules contraintes, autrement je vais très, très loin, et je crois que ça se voit. Mais le plus important est que j’ai une totale liberté de parole, et ça je le dois à Manuel Alduy, qui a été durant quelques années le patron de Ciné Cinéma et nous a fait venir après Ciné Info. D’entrée de jeu, il a dit à tout le monde : « Lui, vous n’y touchez pas ». C’est exceptionnel. Aujourd’hui, il travaille pour Canal à l’acquisition des films, il choisit les projets auxquels participe la chaîne. C’est un authentique amateur de cinéma de genre, qui dévorait la presse spécialisée quand il était gamin, et pour lui il était indispensable de créer un espace où un journaliste pourrait en parler comme il l’entendait, à partir du moment où il maîtrisait un minimum son sujet. Il a pu être outré par certains trucs que j’ai faits, mais ça n’a rien changé. Aujourd’hui, Nathalie Coste-Cerdan conserve le même esprit.

- C’est une chance d’avoir commencé sur une chaîne comme Ciné Info ?

- Ça a été fondamental pour plusieurs choses. Déjà, j’y suis tombé par hasard, je ne me destinais absolument pas à être présentateur, et ça se voyait, regarde mes premières émissions, c’est la honte. J’étais journaliste et bossais à Positif, une copine m’appelle et me dit qu’il y a un casting pour une chaîne de cinéma appelée Ciné Info. Je n’aimais pas trop le concept, mais on m’a dit que ce serait plus un entretien qu’autre chose. On me pousse un peu, j’y vais. Et là, je tombe sur la Star Ac : des mecs de 20 ans avec des brushings pas possibles qui se pointaient à un casting de présentateurs. Je crois que ma vie a basculé en rencontrant cette attachée de presse très sympathique que je n’ai jamais revue de ma vie, qui m’a demandé si je venais pour le casting. Je lui dis que je me suis sans doute planté, elle me dit que ce n’est pas grave, et insiste pour que je lise le texte – un truc du genre «le super nouveau film de Tom Cruise avec son brushing génial…», ce n’était pas possible. Elle insiste encore, et me dit de me présenter et d’improviser. Devant la caméra, je dis «Bonjour, je m’appelle Yannick Dahan, j’ai fait ci et ça», et comme je m’étais fumé un pet avant de venir, j’étais un peu stoned. Les types de la chaîne, dont Raphaël Rocher, producteur de l’émission, se sont demandé qui était ce zygoto. Ils m’ont fait revenir et m’ont proposé de présenter une émission de DVD ; je leur ai dit que je n’étais pas présentateur, ils m’ont répondu «T’inquiète pas !», et j’ai aimé ce côté petite chaîne, «On s’en fout, on y va». Pendant deux ans, on a tourné dans une cuisine de deux mètres sur deux. Et les patrons étaient tellement ailleurs à essayer de monter des deals que notre émission passait à l’antenne sans que personne ne surveille. Petit à petit, j’ai appris à être plus à l’aise, à forger un ‘style’ au gré de ce qu’a imaginé Dimitri, notre monteur, qui en voyant que j’étais une bille en tant que présentateur s’est dit que j’étais plus drôle entre les prises que pendant, et donc a décidé de garder ce qui était ‘hors présentation’, du coup le style s’est créé et s’est amélioré comme ça. Ciné Info avait vraiment un côté ‘création de boîte qui part en live’, c’était le premier boulot de Raphaël, tout se faisait de manière artisanale. Pour moi, c’était ça, le câble : pas d’impératif d’audience, des émissions qui font des scores de 0,000001%, du coup il fallait être créatifs, et on a très vite pris le parti de dire ce qu’on pensait. Ça plaisait, très bien, sinon, tant pis.

- L’apport de Dimitri Amar au montage a été essentiel ?

- Fondamental. Contrairement à la plupart des autres monteurs, il n’utilise pas d’artifices, de mécaniques, c’est quelqu’un d’ultrasensible : il ne fonctionne qu’à l’émotion, à l’affect, et il sait instinctivement qu’un plan est cynique ou non. Il sent ce qui ne va pas, c’est une instance de régulation pour geeks à lui seul. Il vénère les frères Coen et Sam Raimi, et tend vers ça ; du coup, dès qu’on devenait trop cyniques ou trop snobs, il coupait. Il a apporté ce côté authentique à l’émission.

- Et du côté des éditeurs, est-ce que parfois cette liberté de ton posait problème ?

- Franchement, je dirais que la pression est quasi inexistante, car aujourd’hui je n’en ai plus rien à branler. Avant : je faisais tout, j’appelais les éditeurs, et j’en avais assez de tomber parfois sur des types arrogants, qui parce qu’ils t’envoient des DVD pensent avoir un ascendant sur toi. Depuis, j’ai demandé une assistante qui s’occupe de ça à ma place. Ce sont des gens que je méprise, sauf quelques uns bien évidemment. Il faut dire qu’avant, il n’existait aucune émission où on disait ce qu’on pensait des DVD ; or, si c’était de la merde, je le disais, et du coup j’ai été blacklisté par des boîtes comme Warner ou Seven 7. Un jour, j’ai descendu une édition de Matrix que je trouvais pitoyable ; le lendemain, l’attachée de presse m’a téléphoné pour m’annoncer qu’on ne m’enverrait plus rien. Seulement j’ai fait ce que semble-t-il personne n’avait osé faire auparavant, je l’ai dit dans l’émission suivante, en prévenant que même s’ils ne supportaient pas qu’on dise du mal de leurs produits, ça ne m’arrêterait pas, quitte à les acheter moi-même pour en parler. 24 heures plus tard, coup de fil du patron de Warner, qui demandait qu’on m’envoie tout sans poser de questions. Depuis, je n’ai jamais été emmerdé. Depuis quelques temps, le milieu du cinéma et du DVD est devenu vraiment rigide, surtout à cause de la peur plus ou moins fantasmée du piratage, où ils se trompent de cible, comme lorsqu’il mettent un spot anti-téléchargement en ouverture du DVD que tu viens d’acheter. Ils utilisent désormais des parades absurdes : sur l’exemplaire de Inside Man qu’ils m’ont envoyé, ils avaient placé le copyright sur l’image durant tout le film. J’ai protesté, on m’a dit que c’était tout ce qui était disponible. Autre ‘solution’ : ils t’envoient un press kit comprenant trois extraits soigneusement choisis. Je refuse d’accepter ça, du coup je ne les chronique pas.

- Pour en revenir aux relations avec la chaîne, pourquoi ne chroniques-tu plus de films diffusés sur Frisson ?

- C’est moi qui l’ai demandé. Au début, on voulait faire un magazine d’actualité culturelle, et c’est la chaîne qui a demandé ce côté promotionnel. Ils se sont vite rendu compte que le ton ironique employé révélait bien ce que je pensais de certains films, ce qui ne leur déplaisait pas, puisque ça incitait même à regarder une merde avec Steven Seagal car je disais que c’était drôle. Petit à petit, ils ont vu que l’émission fonctionnait bien et ils n’ont plus insisté. Cela dit, je le refais de temps en temps lorsqu’ils passent un film important indisponible en vidéo comme La Forteresse Noire. Mais j’avais vraiment envie de parler cinéma, de dire aux gens si ça valait le coup ou pas de dépenser 10 euro. De plus, on a une politique, peut-être contestable, mais qui est la suivante : je ne parle des films qu’une seule fois. J’ai traité des Fils de l’homme lors de sa sortie en salles, je ne vois pas l’intérêt de revenir dessus lors de sa parution en DVD.

- Et ta position par rapport au cinéma naphtaliné ?

- C’est une émission extrêmement subjective, je parle de ce que je veux. Je peux avoir envie de faire redécouvrir les films de Michael Winner avec Charles Bronson que je kiffe à mort ; quand Le Prince de New York de Lumet ressort, j’ai envie d’en parler, de même que Dressé pour tuer de Samuel Fuller, parce que j’ai envie que les gens le connaissent. Mais ce n’est pas parce que c’est considéré ‘culte’ que ça m’intéresse forcément. Néo Publishing sort des films très intéressants, mais il y en a pléthore que je trouve sans intérêt : des films de zombies des années 70 avec des types maquillés à la craie, même si Mad Movies a écrit pendant dix ans que c’était culte, pour moi ça reste de la merde. Idem pour La Colline a des yeux de Wes Craven, sur lequel la communauté geek continue à se branler. Sérieusement, vous l’avez revu ? C’est affligeant. C’est une communauté que j’aime, composée de gens intéressants, avides de découvertes, capables de s’intéresser à de bons films comme à des nanars obscurs, mais elle est plombée par quelques ayatollahs ayant une vision rigide du monde et fonctionnant par effets de mode. Maintenant, en ce qui concerne les rééditions, il est vrai que la chaîne n’est pas forcément enthousiaste si on fait une émission ne traitant que de films en noir et blanc. Le câble marche par segmentation, on a des chaînes spécialisées dans le classique, je ne vais pas aller empiéter sur leurs émissions. La cible de Frisson reste le cinéma de genre et d’exploitation. J’aimerais pouvoir parler d’autres films intéressants, comme Babel, mais je ne le fais pas pour ces raisons. Ceci dit, ça ne m’a pas empêché d’évoquer Le Vent se lève, donc je reste en définitive assez libre. Mais il ne faut pas oublier qu’il y a tellement de sorties que je dois faire des choix ; mais même en faisant des mini chroniques, les monteurs n’avaient pas assez de temps pour fournir un travail intéressant, ils m’ont donc demandé de limiter le nombre de sujets traités. Dernière chose, la fenêtre d’exploitation : lorsqu’un DVD sort, on a quinze jours pour diffuser des extraits gratuitement. Au-delà de cette période promotionnelle, on doit régler les droits d’auteur. Par exemple, j’avais prévu une émission spéciale Geeks et je voulais parler des Revenge of the Nerds et autres gros films débiles. Problème : pas de fenêtre promotionnelle sur ces titres qui sortaient directement à la vente à 10 euro. Du coup, je n’en ai pas parlé. L’émission se fait avec peu d’argent, on n’est pas payé des masses, on ne peut pas se le permettre.

- Quels furent tes débuts dans le journalisme ?

- Une rencontre déterminante avec Michel Ciment. Cet homme a de nombreux ennemis dans le milieu, mais il n’a aucun jugement de valeur concernant l’âge, les chapelles, il va aussi bien voir Ghost Rider que le dernier Eastwood avec un regard frais, sans a priori. Il est âgé désormais et peut se passionner pour Le Labyrinthe de Pan. On n’est pas toujours d’accord, mais qu’importe. Lorsqu’on s’est rencontrés, j’étais doctorant en histoire, je m’étais fait éjecter de la Femis, je bossais dans le jeu vidéo et ça me gavait. J’étais un peu paumé et ne savais pas vers quoi m’orienter. J’étais rentré chez mes parents à Toulouse, et ma mère m’a dit : «Si c’est la presse qui t’intéresse, il faut produire et envoyer des papiers». J’avais fait mon mémoire de maîtrise sur les frères Coen, un pavé de 380 pages qui avait reçu les félicitations du jury ; je l’ai envoyé aux éditions des Cahiers du Cinéma, qui m’avaient fait venir à Paris. Le projet les intéressait, mais ils estimaient que les Coen n’étaient pas assez connus et que le livre se vendrait à perte. En revanche, ils pensaient que je pouvais leur être utile au magazine. Mais le courant n’est pas passé avec l’ensemble de la rédaction, où l’on m’a fait sentir qu’on n’appréciait guère les universitaires. Je ne connaissais rien au milieu, j’ai fait ce qu’on me dit, et leur ai envoyé des articles assez longs. Ils m’ont répondu qu’ils attendaient «des textes courts et brillants, pas des péroraisons sur quinze pages», et puis on m’a finalement ignoré. A ce moment, j’étais vraiment déprimé. C’était la période où sortaient des films comme Dobermann et Assassin(s), je me suis alors mis à écrire un long papier sur la violence au cinéma, en y incluant des films tels que Videodrome. De même, je ponds un article sur la résurgence du film catastrophe. Sans trop y croire, j’ai envoyé tout ça à Positif. Et là, je reçois une lettre manuscrite de quatre pages de Michel Ciment. Il avait pris le temps d’analyser mon texte, de mettre en perspective certains points, pour conclure qu’il n’était pas d’accord avec tout, mais que ça l’intéresserait de me publier et qu’il aurait sans doute des critiques à me proposer. Il me convie donc à une réunion, et là je rencontre des universitaires, des professeurs, tous ont la quarantaine, mais aucun ne me regarde avec paternalisme, ils me considèrent comme l’un des leurs. Et les choses se font naturellement. C’est là que tu te rends compte que la guerre Cahiers du Cinéma/Positif n’était pas qu’une question d’idéologies, mais que ça se passait aussi sur le plan humain. Ça ne m’a pas empêché de rencontrer des types biens aux Cahiers, comme Nicolas Saada qui est vraiment quelqu’un de gentil et d’intéressant. Maintenant, j’écris moins pour Positif, même si ça m’arrive encore quand ils me le demandent.

- Même quand ils ont précisé à la suite de ta chronique du Seigneur des Anneaux que ton avis n’engageait pas l’ensemble de la rédaction ?

- Ah tiens, j’avais oublié ça. Mais bien sûr : je comprends qu’ils aient mis ça, j’y suis allé fort, j’ai fonctionné à l’émotionnel. Mais quand j’en suis sorti, j’avais l’impression d’avoir vu le plus grand film d’aventures jamais tourné, et c’est ce que j’ai voulu exprimer. Et encore aujourd’hui, je pense que certains éléments de mise en scène, certaines séquences relèvent du jamais vu, c’est un film parfaitement réfléchi en termes de réalisation, un film touchant, émouvant, du pur cinéma. Je n’ai pas la même approche que certains, je m’intéresse à l’exploitation du langage cinématographique : pour moi, le film de ‘pur cinéma’ est celui qui se pense avant tout en termes de mise en scène, de découpage, avant même de se préoccuper du scénario. Après je peux comprendre que ça a brutalisé certains, habitués à défendre Kubrick.

- Et où est le problème ? (rires)

- Ah, mais je suis d’accord, c’est l’un des plus grands, mais c’est le pré carré de Michel Ciment, interdit d’y toucher. Mais voilà, c’est pour ça que je respecte ce magazine, ils m’ont toujours laissé écrire ce que je voulais ; à un moment où Matrix se faisait descendre dans la presse institutionnelle, ils ont laissé s’exprimer quelqu’un de plus proche de cet univers pour expliquer ce qu’il pouvait y avoir de fondamentalement intéressant dans ce film. De même, j’étais vraiment heureux quand Del Toro m’a remercié pour la critique de Positif de Blade 2. Aujourd’hui, si je croise Michel Ciment et que je lui parle d’un gros actionner que je viens de voir, il ne me répond pas «N’importe quoi !», il me dit qu’il va aller le voir. Voilà pourquoi je respecte ces mecs-là.

- Pour en revenir à l’émission, comment vois-tu son avenir ?

- Très hypothétique : Opération Frisson, en l’état, s’arrête peut-être cette année. On essaye de monter notre film, et si ça se passe comme on l’espère, je n’aurai pas le temps matériellement de concocter une émission hebdomadaire. Ciné Cinéma n’a pas envie qu’on se casse, ils aiment vraiment ce qu’on fait, on réfléchit donc à d’autres solutions, mais je te promets qu’aujourd’hui on ne sait pas exactement ce qu’il en sera.

- Est-ce que tu ne te fatigues pas de ces diatribes ?

- Je n’aime pas le terme, mais je l’emploie : je crois que je suis viscéralement militant. Malgré mon côté fataliste, certaines choses m’enflamment, je n’arrive pas à me résigner. La connerie me hérisse toujours les trois poils que j’ai sur le caillou, je reste un farouche militant de ce cinéma-là. Dans sa répétition, l’émission peut parfois me fatiguer, c’est vrai que ça fait cinq ans que je fais ça. J’ai fait des propositions, par exemple ça fait deux ans que je veux faire un reportage sur le salon du jeu vidéo de Los Angeles. Seulement voilà, il y a une question de moyens. Et avec notre budget, on ne peut faire beaucoup mieux que cette émission. Alors bien sûr, j’essaye de l’ouvrir en faisant venir des gens, mais ça implique que les invités acceptent ma liberté de ton. Si tu exceptes Louis Letterier, un type génial qui avait accepté que je lui rentre dans le lard à l’antenne… La lassitude arrive forcément, mais surtout sur la forme ; jamais je ne me plaindrai de pouvoir dire tout ce que je pense sur le cinéma.

- Et parler d’autre chose que de cinéma de genre, ça te tente parfois ?

- Bien sûr, j’aurais envie de parler de musique, ou bien d’autres films,… on le fait au travers des digressions. Je peux avoir envie de parler d’un film allemand comme Les Enragés, même s’il ne relève pas spécialement d’un genre. Ceci dit, je ne perds pas non plus de vue mes capacités personnelles : je suis un gros bosseur, mais on ne peut pas se tenir au courant de tout ce qui sort en BD, jeux vidéo,… Parfois, la projection de presse d’un film intéressant n’a lieu que trois jours avant le tournage de l’émission, ça implique que la chronique ne sera à l’antenne qu’un mois plus tard.

- Est-ce qu’il y a un combat cinéphilique à mener aujourd’hui ?

- Si je devais résumer ça en une phrase, je dirais qu’il faut se battre contre la hiérarchisation de la culture. Les guerres de chapelles qui agitent la presse française sont absurdes, je peux aimer un film d’auteur comme un film d’horreur. Ici, chacun défend son bout de terrain, on se met des œillères, on considère le cinéma avec snobisme. De plus, beaucoup de journalistes sont critiques par opportunisme, par mondanité. Alors qu’à mon sens, c’est une branche du journalisme à part entière, qui exige un vrai travail d’investigation : replacer un film dans son contexte, savoir par qui et comment il a été fait, ça fait partie de notre métier. On doit donner à nos lecteurs des clefs leur permettant d’affûter leur jugement. Pour moi, c’est une émission de débat : j’exprime mon opinion et donne mes arguments. Et je ne dis pas que j’ai toujours raison : quand on t’oppose des arguments vrais, tu dois aussi accepter que ton opinion première n’était pas tout à fait fondée. Mais c’est très difficile de se remettre en cause. Je ne crois pas à l’infaillibilité, tu vois un film à un moment donné, mais tu évolues. On m’a déjà démontré que je m’étais trompé. Je n’ai aucun problème à modifier mon avis trois ans après une critique. Mais tout ça nécessite un vrai travail, il ne faut pas se comporter comme tous ces journalistes imbus d’eux-mêmes persuadés de tout savoir : quand je lis dans un quotidien que Munich est un film de Spielberg, qui a réalisé La Guerre des Etoiles, je trouve ça inquiétant. Non seulement le journaliste n’y connaît rien, mais en plus il n’a même pas vérifié ses informations. Et ça concerne aussi certains magazines spécialisés.

Maintenant, je pense que c’est une erreur de penser que mon émission ne porte que sur le cinéma de genre : je ne fais pas que parler d’exploitation, j’ai tendance à croire que je défends une approche du langage cinématographique, du découpage, une sincérité ; or, je pense que c’est dans le cinéma de genre que se développe ce langage. Bon, ce que je vais dire va peut-être sembler un peu sarkozyste, mais bon… (rires) : C’est lorsque l’on doit respecter les règles qu’on est le plus créatif. Et ça je le crois vraiment. Lorsque l’on n’a pas de cadre, on se regarde le nombril, on énonce des ‘vérités’ sans avoir à réfléchir sur son support. Le cinéma de genre, en tant que dérivé du cinéma d’exploitation, doit répondre à des contraintes, entre autres de rentabilité. Le film doit correspondre à une structure, à des codes, et le réalisateur qui souhaite aller plus loin est obligé de les transgresser. Voyez le western classique, qui non seulement obéissait à des codes, mais aussi à des lois qui interdisaient de traiter de certains sujets, entre autres la sexualité ; on a pourtant de nombreux westerns où l’homosexualité est latente, mais traduite par le travail sur l’image, par des enjeux scénaristiques, sans jamais être exprimée littéralement. Voilà aussi pourquoi j’admire quelqu’un comme McTiernan, dont les films véhiculent énormément de choses par le biais de la mise en scène, et uniquement par elle. Idem pour Verhoeven ou Cronenberg, qui ont travaillé à l’intérieur des codes tout en étant extrêmement créatifs et subversifs. Je n’attaque pas le cinéma d’auteur, un film comme La Chute d’Hirschbiegel est tout à fait passionnant, mais à côté de ça, certains continuent à défendre un cinéma 'de chambre', un cinéma exotique de festivals, auquel on accorde une liberté totale, et qui produit des œuvres extrêmement cyniques en cherchant à véhiculer du sens, à l’imposer par le verbe. Pour moi, c’est la différence entre diktat et proposition : le cinéma qui me plaît est un art visuel, qui se fait comprendre par le langage cinématographique, le découpage, et qui ainsi suscite la réflexion. Je te donne un exemple : pour moi, Le Vent se lève est un film facile, sans intérêt en termes de mise en scène : on filme caméra à l’épaule pour légitimer l’aspect ‘vérité historique’, on montre de méchants soldats tapant sur de gentils fermiers,… et derrière, 350 critiques viennent te dire que c’est magnifique, que c’est courageux. Et bien non, ce qui est courageux, c’est Le Labyrinthe de Pan, où Guillermo Del Toro filme une scène similaire, mais où le sens est véhiculé par l’image, pas par des procédés faciles. Maintenant, je ne suis pas rigide : on retrouve cette idée du cinéma dans des oeuvres qui ne sont pas des films de genre. Par exemple, nous sommes quelques uns de l’ancienne équipe de Mad Movies à beaucoup aimer La Fin d’une liaison de Neil Jordan, un drame romantique avec Ralph Fiennes, mais qui possède cette intégrité artistique. Des critiques de Télérama aux Inrocks et autres ont descendu l’adaptation du Parfum : c’est pourtant un putain de film, une véritable adaptation, qui utilise les images, le découpage pour retrouver la quintessence du roman et laisser au spectateur le soin d’en tirer sa propre vision. De plus, le réalisateur a utilisé de nombreux artifices relevant du film de genre : tous ces critiques ne comprennent pas cette démarche, pour eux, «si c’est tourné comme un film d’horreur, c’est donc de la merde». Le pire est que si tu les interroges sur la mise en scène, la plupart d’entre eux sont perdus : ils ne vont même pas chercher à comprendre pourquoi Die Hard est révolutionnaire, pour eux c’est un blockbuster avec Bruce Willis, point.

- Pourtant, depuis quelques années, Télérama et d’autres parlent de cinéma de genre, tu penses qu’ils se sentent obligés d’aimer ?

- Le problème est plus profond : je crois qu’il y a un certain nombre de critiques qui ne savent tout simplement pas quoi penser. Michel Ciment avait écrit à ce sujet un papier qui était un véritable pavé dans la mare qui expliquait ce qui se passait à la sortie des projections de presse, où trois ou quatre critiques parlent ensemble et où d’autres se rapprochent pour les écouter parce qu’ils n’ont pas d’avis sur ce qu’ils viennent de voir. C’est pour ça que tu retrouveras souvent les mêmes critiques. A une époque, je me rappelle qu’après les projos certains venaient nous voir : «Alors Yannick, t’en as pensé quoi ?». Au début, tu es sympa, tu parles. Et ensuite, tu retrouves tes phrases reprises textuellement dans d’autres magazines. Alors maintenant, je la ferme, et je parle dans mon coin avec mes potes. Il faut le savoir : certains fonctionnent aux tendances : on leur a dit que Ken Loach était un grand réalisateur, donc il devient intouchable. Idem pour Woody Allen : tu auras beau leur expliquer pourquoi tu l’as lâché au bout d’un moment car il commençait à faire n’importe quoi, qu’importe, pour eux si c’est du Woody Allen c’est forcément génial. Et le problème ne s’arrange pas lorsque ce sont les réalisateurs qui, à force de s’entendre qualifier de génies, finissent par le croire : je m’étais fait détruire lorsque j’avais dit dans l’émission que rétrospectivement, il y avait de vrais problèmes d’ordre cinématographique dans Lost Highway et Mulholland Drive de David Lynch, réalisateur que pourtant j’adore et qui a réalisé des films fondamentaux. Mais pour moi il est dans une spirale infernale depuis trois films. Et c’est pareil pour Cronenberg : eXistenZ, Spider, mais c’est n’importe quoi ! Et pourtant, il revient presque au niveau dans A History of Violence, car à nouveau la mise en scène passe avant le discours ostentatoire, sauf lors de la dernière séquence où il se plante magistralement et où il retombe dans ses travers des deux films précédents. Mais si on me demande pourquoi, je peux te l’expliquer en termes de cadrages, de placement de la caméra, de découpage. Or, quand j’en parle avec certains journalistes, ils sont tout simplement perdus. Tu n’as pas idée du nombre de critiques qui ne savent pas ce qu’est un raccord dans l’axe ; pour ma part, si je vois quarante-cinq faux raccords dans un film, je me dis que le réalisateur ne sait pas ce qu’il fait, c’est aussi simple que ça. Mais voilà, certains critiques ne se posent jamais de questions et racontent n’importe quoi sur un ton définitif.

- En parlant de réalisateurs avec lesquels on peut avoir un vrai rapport affectif, comme Lynch, Cronenberg, ou plus encore les frères Coen, est-ce que tu arrives encore à prendre du recul ?

- Le point fondamental, à mon sens, et qui ne relève pas que du domaine du cinéma, c’est cette immense incapacité de l’Homme à profiter de son libre arbitre. De plus en plus, on est bouffés par le conformisme, le prêt à penser. Je n’en veux pas aux gens, c’est très difficile de faire entendre sa voix face à dix personnes, il est plus aisé d’aller dans le sens de la majorité. De même, il est très difficile de se remettre en cause. Regarde ces chaînes de télévision qui pendant des années ont cherché qu’une chose : abonder dans le sens de leurs téléspectateurs. Aujourd’hui, elles se retrouvent avec 40% de leur audience qui ne sait pas pour qui ils vont voter. Pour des types qui leur ont vendu du Sarko comme des malades, c’est la panique ! Pour les films, c’est la même chose : il est difficile mais indispensable d’exprimer son opinion personnelle, qui correspond à ses convictions. Et lorsqu’on te démontre le contraire de ce que en quoi tu crois, il faut parfois être capable de se remettre en cause et de dire : «Oui, tu as raison». Mais c’est très difficile d’admettre qu’on a tort. C’est ce qui m’est arrivé en voyant Ladykillers : pour moi, les frères Coen sont les plus grands réalisateurs de ces vingt dernières années. Pour moi, jusque là, ils ne faisaient que des chefs-d’œuvre. Et en sortant de Ladykillers, j’ai bien été obligé d’admettre que j’étais déçu. Et je l’ai dit. Alors, c’est peut-être ma grande chance : contrairement aux apparences, je ne me prends pas au sérieux, je suis le premier à dire dans l’émission, après tout ce n’est que du cinoche. Il y a bien plus grave en France, il y a des gens qui crèvent de faim, donc si les geeks veulent se branler sur 300, qu’ils y aillent : je ne pense pas que ce soit un bon film, mais ce n’est pas non plus catastrophique, en fait je ne comprends pas qu’on en parle autant. En revanche, pratiquement personne ne parle de Black Book, et pourtant ça vaudrait la peine qu’on revienne dessus en détail. Voilà un film qui dit énormément de choses. De même, je me suis attardé sur Edmond, car son discours est fondamental, et pourtant personne ne va en parler. Ce que dit Del Toro dans Le Labyrinthe de Pan est capital : l’imaginaire perd sa place dans nos société actuelles. Et l’art, la poésie, cet imaginaire que certains regardent avec condescendance, c’est à mon sens ce qui fait de l’Humain un être civilisé, avant même son intelligence. Cette capacité de créer se perd aujourd’hui dans les limbes du marketing et du puritanisme ambiants. C’est ce que j’essaye de défendre au travers des films : qu’il faut en finir avec la course au pognon, le communautarisme, les guerres de religions, d’ouvrir un peu les yeux, et de revenir à des choses plus honnêtes. Je sais qu’on va me traiter de réac ou de démagogue, mais je m’en fous. Malgré ma grande gueule et mon fatalisme, je pense que je suis profondément humaniste. En fait, je ne défends pas le cinéma de genre, mais le cinéma qui défend ces valeurs. Et l’émission, même si elle a un ton déclamatoire, ne fait que défendre cette opinion. Pour pousser les gens à réfléchir, et leur faire comprendre que c’est important d’exprimer son point de vue. On vit aujourd’hui dans une culture de la confession publique, je m’indigne donc je suis. Au contraire, je défends la sphère privée : le citoyen et la société, ce sont deux choses différentes. Je suis pour un citoyen qui s’implique dans la vie publique, mais je refuse que l’on cherche à imposer son opinion à autrui. Je réponds toujours aux mails qu’on m’envoie : on a le droit de ne pas être d’accord avec moi, mais pas de me traiter de connard ou de me dire qu’on va me faire la peau si on me croise dans la rue. Je te donne un exemple : pour moi, le dernier James Bond est une honte cynique qui fait reculer la franchise de manière dramatique ; j’ai peut-être commis l’erreur de m’en moquer de façon maladroite. Parfois ça passe, parfois non. En général, ça passe quand on est d’accord avec moi, mais dans le cas contraire, la moquerie n’est plus acceptée. J’ai été terrifié par certaines réactions lorsque j’ai rebaptisé le film Couscous Royale, j’ai même eu droit à des menaces de mort.

- Parce que tu avais touché à un mythe ?

- Tu as deux sortes de geeks, ceux qui se comportent encore comme quand on était gamins et qu’on découvrait Star Wars, et les ayatollahs. C’est une culture née dans les années 80 : certains ont grandi pour devenir des trentenaires qui réfléchissent, se remettent en cause, hésitent à revoir certains films pour ne pas briser un souvenir de jeunesse – comme Willow, oui -, et essayent d’aborder leur passion avec finesse. Et de l’autre, tu as des mollahs, aux idées arrêtées, aux jugements complètement rigides. Tu ne peux pas toucher à Star Wars ! Même s’ils savent pertinemment que certains épisodes sont nuls, ils ne peuvent pas le dire parce que c’est Star Wars. L’idée même de débat leur est impossible. Et il sera douloureux pour des gens biberonnés à ce mythe de reconnaître que Lucas est profondément autodestructeur : il souffre d’un vrai problème psychologique en ruinant ce qui l’a rendu célèbre. Plus tôt tu admets cette nécessaire remise en cause, plus vite tu peux être un minimum en paix avec toi-même. En ce moment, je n’ai pas d’avis définitif, mais je me pose beaucoup de questions sur Peter Jackson. Je n’ai pas envie de croire qu’il n’est pas le type intègre et sincère que je l’imagine être. Je ne pense pas que tu peux réaliser Le Seigneur des Anneaux sans cette totale sincérité. C’est sur l’après trilogie que je me pose des questions : sur sa gestion du marketing, sur sa façon d’orchestrer l’émotion dans les bonus des DVD, sa façon d’établir un contrôle absolu sur un empire, une démarche qui rappelle étrangement celle de George Lucas. Et ses problèmes actuels avec New Line me laissent, disons, dubitatif. On verra bien quels seront ses projets futurs. J’espère que ce ne sera pas une nouvelle étape dans cette escalade – rien que de poser la question, ça me fait chier (rires). Mais je n’y peux rien, le doute s’est insinué au fil des interviews : ce type est malin, très diplomate – impossible d’avoir son parcours sans l’être un minimum -, et ce ne sont pas forcément toujours des qualités. De même, ça me fait du mal d’admettre que Lynch ou Cronenberg ne sont plus les cinéastes que j’ai admirés. Voilà, je ne suis pas aussi intransigeant que j’en ai l’air, j’ai certes des avis tranchés, mais si la personne en face me présente les bons arguments, je peux tout à fait changer d’avis, et c’est arrivé, après des soirées passées avec Rafik Djoumi et Arnaud Bordas à argumenter jusqu’à sept heures du matin.

Propos recueillis le 13 avril 2007 par Olivier Bitoun, Mathilde Le Bihan et Franck Suzanne, et retranscrits par Franck Suzanne. Merci à Yannick Dahan pour sa disponibilité.


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Par Olivier Bitoun, Mathilde Le Bihan et Franck Suzanne - le 13 avril 2007