Menu
Interviews

Après avoir devisé avec Yannick Dahan sur son parcours professionnel et son travail de journaliste, nous décidons de le soumettre à la question et de lui faire passer la terrible épreuve du blind test. Confortablement installés, nous lui proposons donc dix-neuf extraits soigneusement choisis par la Rédac.


L’Inspecteur Harry (Don Siegel, 1971) – le casse de la banque est en cours, Harry Callahan se dirige vers son diner habituel.

- Je suis censé trouver ce que c’est ? (dès le premier plan d’ensemble sur la rue) Ah, Harry Callahan ! C’est bien la séquence où il va bouffer ?

- Eastwood, qu’est-ce que ça représente pour toi ?

- Tout bêtement l’un des plus grands réalisateurs à l’heure actuelle, dans la tradition classique américaine, une lignée quasi disparue aujourd’hui. Je dirais qu’il n’en reste que deux, Eastwood et Lumet. Des cinéastes qui explorent les genres avec respect, sans a priori – ce qu’on ne trouve guère en France – et qui proposent une vraie réflexion sur les grands mythes américains. Ici, avec l’anti-américanisme primaire qui règne, on a du mal à comprendre ça. Mais la construction américaine est affaire de mythes, et leur cinéma est celui qui questionne le mieux l’identité nationale. C’est ce dont Eastwood a toujours parlé dans ses films : que signifie ‘être américain’ ? Scorsese, Coppola, Ford, Hawks l’ont fait eux aussi, de façon plus ou moins iconoclaste ou subversive. En apparence, Eastwood traite du ‘grand héros américain’, mais en même temps questionne la prégnance de la violence au sein même de la constitution, la notion d’immigration... C’est peut-être le dernier cinéaste en activité à pouvoir traiter la notion de nation, comme dans Mémoires de nos Pères, un grand film sur l’identité. Et ça se retrouve aussi dans ses choix d’acteur : Le Canardeur est une oeuvre magnifique sur l’Amérique profonde. Cimino reste sans doute le meilleur sur ce sujet, mais il ne peut plus tourner aujourd’hui. D’ailleurs, il a sans doute plus influencé Eastwood qu’on ne l’imagine, et quelque part j’ai l’impression qu’il a repris ce flambeau. Sa mise en scène est sans doute moins analytique que celle de Cimino, mais voilà, c’est un cinéaste à la croisée des chemins : très critique sur l’identité américaine, et en même temps il reste dans un rapport très nostalgique, mélancolique, par rapport à tous ces mythes.

Quelqu’un comme Kevin Costner n’est pas très éloigné de ça – enfin, quand il ne se plante pas -, Open Range est l’un des plus beaux westerns que j’ai vu. Sinon, Postman reste un film intéressant, même s’il est totalement raté visuellement. Mais les codes qu’il utilise, sa ritualisation, son iconographie sont tellement old school, tellement d’un autre temps que dans une époque cynique comme la nôtre, ça ne passe plus. On n’arrive plus à les prendre au premier degré.

- De fait, quand on voit la séquence où il récupère la lettre tendue par le gamin au ralenti, il franchit très clairement une limite. Et pourtant, tu sens qu’il a mis toutes ses tripes dedans.

- Oui, c’est un côté à la fois naïf et réac qui fait vraiment partie de lui, tu ne peux pas nier sa sincérité, même si à l’arrivée ça donne des films plus légers. Je pense qu’Eastwood est plus intelligent, capable d’une vraie réflexion sur ses sujets comme sur lui-même, Mémoires de nos Pères vient encore le prouver, même si je suis moins enthousiaste sur le deuxième.

- Ce n’est la tendance majoritaire.

- C’est vrai, mais pour moi il n’y a pas photo. Lettres d’Iwo Jima est sans doute l’un des plus beaux films américains que j’ai pu voir ces dernières années, je n’ai rien à redire à sa réalisation, sa photo, ses acteurs, tout est exceptionnel, cent coudées au-dessus de 95% de la concurrence. Reste que jamais ça n’arrive au niveau de Mémoires de nos Pères, qui non content d’être un film magnifique, pose de vraies questions, dont celle de l’idée de nation, que plus personne ne pose aujourd’hui.
Donc, en résumé, oui, total respect pour Eastwood !

The Thing (John Carpenter, 1982) : l’ouverture, l’hélicoptère norvégien poursuit un gentil toutou en essayant de le tuer.

- Alors, ça, je ne vois pas ce que c’est… bon, déjà, c’est pas Cliffhanger, j’en suis sûr ! (rires) Un James Bond ? (premier plan du chien). Ah, c’est The Thing !

- Carpenter ?

- Je pourrais écrire un bouquin sur lui. Si je devais partir sur une île déserte, j’emporterais sa filmographie et celle des frères Coen. Ça peut paraître prétentieux, mais j’ai l’impression qu’il fait son cinéma pour moi ; autant j’ai un rapport admiratif aux Coen, que je place donc sur un piédestal, autant le cinéma de Carpenter me parle aux tripes. Je l’admire autant, lui se situe à l’intérieur des genres, son approche est ludique, subversive, mais pas aussi fine que chez les Coen, où c’est plus cérébral, où l’on est dans la réflexion transversale sur ces mêmes genres. Je me reconnais totalement chez Carpenter, c’est aussi une grande gueule, mais je le suis aussi sans doute parce que j’ai bouffé tous ses films. J’aime cette « fuck you attitude», il fait le cinéma que je rêve de voir, et j’ai la même impression à chaque film. J’admire son côté maverick et désenchanté, son anticonformisme, son anticléricalisme, je me suis toujours reconnu en ses valeurs, peut-être un peu moins maintenant. Dans un autre genre, il est proche de Verhoeven, un autre cinéaste qui ne sacrifie pas son indépendance et doit se battre contre des costards-cravates persuadés de tout savoir. Des cinéastes libres de penser, de créer. Il n’y a aucun film de Carpenter que je déteste, aucun que je trouve nul, seulement deux ou trois que je trouve mineurs. Mais pour moi il n’a pratiquement aligné que des chefs-d’œuvre. Prince des Ténèbres, The Thing, Los Angeles 2013
Je pense que Carpenter est au-delà de l’analyse ; aujourd’hui encore, c’est le cinéaste sur lequel j’ai le plus de mal à écrire. A chaque fois, je n’écris que des banalités, à cent lieues de ce que son cinéma m’évoque. Je me sens tellement lié intimement à son cinéma que j’ai beaucoup de mal à prendre du recul. Quand je découvre un nouveau Carpenter, j’ai la chair de poule. J’ai vu The Thing 45 fois. Tout me touche, sa musique, ses personnages,… C’est dommage qu’à présent il soit devenu aussi cynique. Quand je vois sa participation au remake de The Fog, quand je le vois défendre ça dans des bonus, même s’il est sous contrat, je ne comprends pas. Je n’arrive pas à m’y faire, c’en est même douloureux.

La Rage du Tigre (Chang Cheh, 1971) – seul contre tous, la bataille sur le pont.

- Chang Cheh ! Un Seul Bras les tua tous ? La Rage du Tigre ? Aujourd'hui, j’ai une approche plus nuancée de ce cinéma. J’en ai tellement bouffé que je sature un peu. C’est un cinéma qui utilisait des schémas extrêmement répétitifs, codés, et qui se fabriquait dans des conditions proches du taylorisme, du coup pour une perle, tu en as bien une quinzaine de bien foireux. Bon, maintenant, La Rage du tigre, ce n’est pas celui que je préfère, c’est l’exemple parfait du film culte fantasmé.

- Parce qu’il a longtemps été quasi invisible.

- Voilà, la rumeur s’est révélée plus importante que la réalité. Bien sûr, tu as toujours cette assez excellente scène sur le pont, la chorégraphie et la mise en scène sont sublimes… mais ce n’est jamais à la hauteur de ce qu’on avait pu t’en dire, même si ça reste un film que j’aime beaucoup. Je n’aime pas tout dans la Shaw Brothers, mais j’apprécie aussi Chuh Yuan, son travail sur la lumière et la narration, c’est souvent beaucoup plus complexe que ce qu’on peut voir ailleurs. En ce qui concerne La Rage du tigre, ça m’amuse toujours de lire les différentes interprétations sur l’homosexualité latente du héros chez Chang Cheh, ça donne parfois des lectures très pertinentes, on ne peut pas nier que ça existe et que la tension sexuelle est exacerbée tout le long du film ; il ne faut pas non plus oublier qu’à l’origine les femmes étaient les personnages principaux du wu xia pian, et que Chang Cheh a placé l’homme au centre de ce genre en tant que figure puissamment héroïque, mais très honnêtement ce n’est pas cette grille de lecture qui m’intéresse le plus, et tout a déjà été dit à ce sujet.

- Et que penses-tu du wu xia pan contemporain ?

- Pour résumer, il n’y a plus rien qui m’intéresse. Maintenant, tout dépend de quoi on parle, Tigre et Dragon a été ardemment descendu en flèche par les gardiens du temple du genre en France, et pourtant c’est loin d’être un mauvais film ; il faut bien reconnaître que c’est un wu xia pian pour occidentaux et qu’il n’a pas la dimension de ceux tournés à Hong Kong, mais je trouve sa démarche sincère, sans prétention, et il me touche assez, je ne serai pas aussi vindicatif que beaucoup de gens à ce sujet. Même Hero, que je n’aime pas énormément car il concentre tout ce que je déteste chez Zhang Yimou, son opportunisme, son racolage, j’y trouve encore une recherche picturale intéressante. Mais dans l’ensemble, on voit beaucoup de films calibrés pour l’international et les festivals, où la dimension wu xia pian n’est même plus justifiée : dans La Cité Interdite, ça arrive comme un cheveu sur la soupe, la scène est là pour apporter une dose de spectaculaire à coups d’effets spéciaux, mais il n’y a aucune justification, aucun propos derrière. Le genre ne m’intéresse plus, sauf lorsque je vois un Seven Swords, qui ressemble à ce que devrait être un wu xia pian moderne, là tu te prends une vrai claque. A côté de ça, tu as des charlots qui bricolent des croûtes numériques – employons le terme pour des films qui le méritent, et non pour Le Seigneur des anneaux. Voilà, le wu xia pian est un genre que j’ai adoré, que je continue à aimer, mais il est clair que tout n’est pas bon à prendre.
Reste maintenant que le wu xia pian selon la Shaw Brothers est un cinéma essentiel dans la fondation de la culture geek, cet amour coupable pour un cinéma d’exploitation balancé dans des salles de quartier, jugé comme la dernière roue du carrosse avec souvent une xénophobie hallucinante. Et les jeunes ayant découvert cette façon nouvelle de filmer l’action sont devenus les créateurs d’aujourd’hui.

Barton Fink (Joel Coen, 1991) – Barton visionne les rushes.

- (dès les premiers plans de catch en noir et blanc) Barton Fink ! On va dire que… voilà, c’est LE film fondamental. Après l’avoir découvert à Cannes, je n’ai pas pu parler durant trois jours, je ne pensais qu’à ça. Aussi paradoxal que ça puisse paraître, c’est un film très émouvant. Même si je suis viscéralement plus proche de l’œuvre de Carpenter, Barton Fink reste mon film préféré ; je ne connais pas d’œuvre qui ait autant de niveaux de lecture, c’en est presque métaphysique, dès que tu ouvres un tiroir, tu en découvres quinze autres derrière. Chaque dialogue a une importance capitale. Les Coen ont la capacité de disséquer des pans entiers de l’Art américain pour en tirer des images nouvelles ; cette aptitude à la réflexion méta textuelle sur leur support s’accompagne d’un regard d’une intelligence rare sur l’Amérique et son rapport à l’image, c’est leur côté Baudrillard, ici littéralement appliqué dans la fiction, une démarche qui rappelle celle des Wachowski, même si la comparaison peut paraître étrange. Pourtant, le questionnement de l’image, la mise en abyme sont au cœur même de leur fiction – la carte postale accrochée dans sa chambre, la pièce de la première scène qui se révèle être sa propre histoire… Ils jouent aussi avec les attentes des spectateurs. Et en questionnant l’Amérique, les genres, ils parviennent tout simplement à questionner l’être humain. Leurs films ne parlent que de gens broyés par le système, de résignation. J’avais intitulé mon mémoire sur les Coen ‘L’Amérique ou la liberté conditionnelle’, et je pense que c’est toujours valable : cette fameuse liberté fondatrice des Etats-Unis est soumise à un jeu d’influences, de pressions, de mythes. Revois la filmographie des Coen dans l’ordre, chaque film pourrait représenter un point d’un programme politique d’analyse des fondamentaux de l’Amérique : Sang pour Sang est un film sur la ruralité, Arizona Junior parle du consumérisme, Miller’s Crossing est une œuvre sur la Trahison des Clercs, Fargo traite du rapport à l’image, Le Grand Saut est un film sur le capitalisme… Quand tu comprends que leur œuvre traite des enjeux les plus importants de l’histoire de l’Humanité, le reste te paraît bien petit à côté. Les correspondances entre leurs films sont également fascinantes : quand tu vois que l’usine de Arizona Junior s’appelle ‘Hudsucker Industries’, tu te dis que ça gamberge quand même pas mal. Contrairement à une bonne partie de la population américaine, ils ont une culture, une érudition rarissimes – Ethan Coen est diplômé en philosophie, ils dévorent des bouquins et sont passionnés par l’Art sous toutes ses formes ; dans leurs films transparaissent d’ailleurs bien plus que des influences cinématographiques : revois la séquence pré-générique de Miller’s Crossing où les gangsters s’affrontent face à face autour de la question ‘Faut-il tuer le Juif ?’, il est évident qu’ils ont lu La Trahison des clercs. Si des personnages s’appellent Adolph ou Reagan, ce n’est pas pour rien ! Alors je me fais peut-être mon propre délire d’interprétation, mais en tous cas c’est ainsi que je vois les choses, pour moi il n’y pas de cinéastes aussi intelligents que les Coen aujourd’hui. Leur cinéma est fondamental.

- Justement, face à une filmographie aussi structurée, as-tu l’impression qu’ils ont déjà tout dit ?

- Je ne sais pas, je ne te cache pas que je pense qu’aucun de leurs films récents n’arrive à la cheville d’un Miller’s Crossing ou d’un Barton Fink. Maintenant, je ne sais pas s’ils ont tout dit, en revanche je suis certain qu’ils se posent des questions. Ils ont toujours été menés par leur passion, et il arrive que l’envie de créer s’étiole. Je ne crois pas qu’ils en soient là, mais le fait qu’à présent ils acceptent des commandes, des remakes, est peut-être le signe d’un manque d’audace, de témérité. Mais le problème est qu’ils ont aussi besoin d’exister commercialement, et leurs films ne sont pas toujours faciles à financer. Mais je spécule peut-être, leur univers n’est pas facile à pénétrer ; j’adorerais lire des entretiens approfondis avec eux, mais dès qu’ils ouvrent la bouche, c’est pour débiter des banalités. Ils ont leur univers, mais ne savent pas en parler. C’est frustrant.

- Est-ce que ce n’est pas un mouvement général d’épuisement des cinéastes apparus au début des années 80 ?

- Je crois que les cinéastes sont aussi le produit de leur époque, et c’est vrai que j’ai globalement l’impression que l’industrie est aujourd’hui nivelée par le bas. Le cinéma a toujours fonctionné par cycles, les modes changent, et ça tourne parfois très vite. Des cinéastes qui traversent les époques sans peine, il n’y en a pas tant que ça. Non, je ne crois pas qu’ils sont épuisés, mais moins inspirés, sans doute. Maintenant, il faut voir deux choses : déjà, certains cinéastes des années 80 que l’on peut aduler n’étaient pas forcément célébrés à l’époque, ni viables commercialement. Et puis, en dépit de la vulgarité inhérente à ces années, c’était néanmoins une époque de liberté absolue pour le cinéma que l’on aime, la société était différente, bien moins obscurantiste. C’était une horreur économico-médiatique, pourtant ça a permis à certains films d’exister dans leurs extrêmes : tu pouvais voir en même temps Videodrome et Rambo II ! Même si les études de marché comptaient déjà, ça n’a rien à voir avec l’importance qu’elles ont prise aujourd’hui, où l’on est persuadé qu’il faut faire des films pour les gosses, ce qui génère un nivellement par le bas... C’était quoi, la question, déjà ? (rires)

24 – Day 2, épisode 1 (2002) Jack Bauer cherche un moyen d’infiltrer un réseau d’extrémistes… à coups de scie à métaux.

- (Mathilde hurle à l’idée de voir un spoiler sur la prochaine saison, on la rassure bien vite) Tiens, je n’ai pas souvenir d’un épisode où Jack Bauer est barbu, c’est la nouvelle ?

- Non, on ne t’aurait pas fait ça, quand même ! (S’ensuit une discussion pour déterminer pour quelle raison Bauer pourrait porter la barbe, que l’on vous épargnera afin d’éviter les éventuels spoilers).

- D’accord, c’est le début de la deuxième saison !

- Qu’est-ce que tu penses du renouvellement des séries américaines, qui témoignent d’une créativité qui manque parfois cruellement au cinéma ?

- C’est vrai, ça a commencé avec les séries de HBO, comme Oz, Les Soprano, c’est une chaîne qui s’est clairement positionnée comme étant anticonformiste, offrant aux spectateurs les spectacles adultes qu’il ne trouvaient plus au cinéma. Même si tout n’est pas toujours aussi simple. Ce qui m’a bluffé, c’est de retrouver des mécaniques scénaristiques et une façon de creuser les personnages qui m’a rappelé un certain Âge d’Or du cinéma américain, riche, profond. Ça n’empêche pas le marché d’être segmenté, tu as toujours autant de séries crétines pour ados. On en a la preuve en regardant les séries qui cartonnent comme Prison Break, qui est la série faussement subversive par excellence, ou faussement audacieuse si tu préfères. Je n’en ai vu que quatre épisodes, mais ça m’a suffit.

- Oui, mais ça c’est parce que tu n’es pas tombé amoureux du héros !

- Voilà, je n’ai peut-être pas le fantasme métrosexuel de certains ! (rires) Mais bon, mais si un grand nombre ne présente aucun intérêt, il est vrai qu’en quelques années on a vu débarquer des séries fondamentales, dont certains épisodes étaient mille fois plus intéressants que ce qu’on pouvait voir au cinéma au même moment. C’est valable pour des séries comme The Shield, Sur Ecoute, Six Feet Under ou Deadwood, qui sont réellement géniales. 24, c’est un cas particulier : c’est la seule où une saison sur deux est géniale. Ma théorie est qu’ils doivent avoir deux équipes de scénaristes, et que pendant que l’une travaille, l’autre prépare la saison suivant, autrement dit une équipe de caves, et l’autre de types brillants. Pour moi, la première et la cinquième saison sont fondamentales, la quatrième est une honte absolue, et j’ai pas pu aller plus loin que quatre épisodes de la saison 6 tellement je trouvais ça insupportable. La saison 2 est marrante, mais elle représente ce qu’était Rambo II pour Rambo, à savoir de la surenchère bourrine. Quant à la trois, elle est très polémique, mais je l’aime bien.

Une polémique s’est développée au sujet de la violence dans cette série, mais ce qui est intéressant, c’est d’analyser le contexte politique dans lequel se développe cette violence : quand on scrute les dilemmes de Jack Bauer par rapport à la raison d’Etat, c’est intéressant, mais quand il devient le Superman de l’Amérique de Bush chassant le terroriste, la série prend des accents fascistes, et ce n’est pas en y plaçant un agent du FBI arabe que ça va changer quoi que ce soit. La saison 6 m’a d’autant plus dégoûté que j’avais pris un pied pas possible sur la cinquième : les scénaristes sont des brutasses cosmiques qui parviennent à recentrer toute la série sur des enjeux crédibles, des dilemmes de personnages et non sur une énième explosion nucléaire. Une saison politique, au vrai sens du terme.

La première saison avait vraiment créé quelque chose d’inédit, mais la télévision a toujours pâti de son mode de production, les moyens ne sont pas les mêmes et la mise en scène s’en ressent. Pourtant, une série comme 24 a des partis pris visuels, en rupture avec ce qui s’est fait avant, au contraire de The Shield qui s’inscrit dans une tradition visuelle – caméra portée,… - entamée avec Hill Street Blues. Dans la première saison de 24, le travail sur les regards, les points de fuite, les split screens, c’est du jamais vu. Les seules autres séries fascinantes en termes de mise en scène sont La Caravane de l’Etrange, et peut-être Deadwood et Sur Ecoute : dans cette dernière, tu ne sais pas quel est le pitch avant la fin de la première saison ; on est plus dans un trip existentiel que dans une série policière, et c’est passionnant d’un point de vue narratif. Maintenant, on peut aller très loin si on remonte jusqu’à des séries marquantes comme Le Prisonnier ou Star Trek.

- Justement, tu n’as pas l’impression qu’entre l’âge d’or des séries que tu cites et le renouveau récent, entamé par Hill Street Blues ou Twin Peaks, il ne s’est pas passé grand chose ?

- Je ne sais pas, avant Hill Street Blues, Steven Bochco avait déjà fait Cop Rock, un mélange de série policière et de comédie musicale que tout le monde a oublié (1). Et Michael Mann avait déjà réalisé des choses intéressantes, jamais vues. Même Starsky & Hutch dénotait par rapport à ce qui s’était fait avant. L’histoire de la série télé est intéressante, elle évolue comme le cinéma, avec des périodes de transgression. Depuis cinq ans, on vit un nouvel âge d’or de la série, qui à présent peine à trouver son second souffle. J’attend le prochain concept vraiment novateur, aujourd’hui on est dans l’ersatz, mes derniers chocs remontent à La Caravane de l’étrange et Deadwood, même si j’aime moins la seconde saison de cette dernière.

Le Port de la drogue (Samuel Fuller, 1953) – la séquence d’ouverture dans le métro.

- Ah, c’est, euh, trucmuche !

- Mathilde, ce n’est pas toi qui joues.

- Ça ne me dit rien du tout… (l’acteur principal se détache dans la foule) Ah, Richard Widmark ! Le Port de la drogue ?

- Le Film Noir, c’est un genre qui te parle ?

- C’est un genre fondamental pour le cinéma américain, le plus important avec le western, il y a vraiment une interaction entre la constitution de l’identité américaine et la mythologie du Film Noir. L’exemple de Fuller est particulier, c’est l’une des grandes gueules du cinéma américain, l’un des plus subversifs, un iconoclaste, qui a toujours proposé une mise en scène d’une modernité hallucinante, dans le domaine c’est un précurseur de Carpenter. Ses personnages sont des anti-héros, ambigus, et pourtant la grande perversion de sa réalisation entraîne un rapport d’identification inévitable. Je conseille d’ailleurs la lecture d’un petit bouquin de Michel Ciment, Le Crime à l’écran (2), qui traite des grands mouvements de ce genre jusqu’à Miller’s Crossing, et de son interdépendance avec l’histoire de ce pays. Certains personnages sont devenus des mythes, regarde l’importance de Scarface, encore aujourd’hui. Ce n’est pas anodin, ça relève de l’inconscient collectif. Et des gens comme Cimino ou Scorsese l’ont déjà exprimé : l’Amérique est née dans le sang, et c’est prégnant dans son cinéma, autant que son rapport à l’espace. La dualité ville/grands espaces est essentielle – ce que Baudrillard appelle « l’anéantissement de la culture dans la géologie ». Si tu ne questionnes pas le rapport de l’Amérique à son espace, tu ne peux pas comprendre son cinéma. C’est fondamental. La question de la Nouvelle Frontière est essentielle, à tel point qu’il leur est indispensable d’en créer de nouvelles. Et ce besoin de s’étendre fait qu’à un moment, tu perds le centre, ce qui rend la fédération plus difficile. A l’arrivée, on ne peut plus fédérer que par les mythes, les idéaux fantasmés, ce que Baudrillard appelle « l’utopie réalisée », que j’aurais tendance à qualifier d’irréalisable. L’unification de ce melting pot s’est faite autour de symboles très forts, que nos civilisations fonctionnant de manière radicalement différente ont beaucoup de mal à comprendre.
Quand on passe un peu de temps à Los Angeles, on comprend pourquoi cette ville est fondamentalement criminelle, et c’est illustré aussi bien dans Le Dahlia Noir de James Ellroy que dans un film fascinant comme Bully de Larry Clark. La problématique de l’espace y est parfaitement traduite par la mise en scène : ces jeunes passent leur temps à aller d’un endroit à l’autre, toujours dans le mouvement, sans aucun point de repère ni centre. De coup les communautés sont amenées à vivre entre elles, sur des bases superficielles, le vide. Los Angeles est un espace dépareillé, tu peux voir une reproduction du château de Versailles à côté d’une enseigne de doughnut : ce besoin de tout mélanger, de créer une identité sans histoire, se traduit dans le Film Noir.

- Du coup, est-ce que cette tradition peut être transposée dans d’autres pays ?

- Oui, si ce n’est qu’on ne transpose pas vraiment : notre tradition de polar est bien française, moins politique, moins territoriale que l’américaine, elle est plus centrée sur l’individu. Bien sûr, certains ont essayé de transposer littéralement le Film Noir américain, mais le résultat est rarement très intéressant. Le polar français traite en général de problèmes entre individus, rarement entre un individu et un système, c’est une dimension que tu retrouves plutôt en littérature. Le polar italien est radicalement différent, plus subversif et cruel, il se place vraiment dans l’antichambre de la société.

- Le polar italien des années 70 était aussi un reflet de la situation politique du pays.

- Oui, leur rapport à l’Histoire est différent. On vit toujours avec cette image de pays de la Liberté et des Droits de l’Homme, et pourtant notre incapacité à faire face à notre propre histoire est terrifiante. On n’assume pas que ses idéaux soient régulièrement trahis, alors qu’au contraire les américains sont fascinés par leurs transgressions, ils sont capables de les décortiquer. Regarde ce qui s’est passé autour d’Indigènes : le film n’est pas en cause, il est plutôt honnête, porté par un vrai désir de cinéma. Mais les conneries dites et écrites autour montrent qu’on a toujours autant de mal à regarder notre Histoire en face.

Sueurs Froides (Alfred Hitchcock, 1958) – James Stewart suit Kim Novak dans le musée.

- (premier plan de dos de James Stewart) Oh, ça sent L’Homme qui en savait trop… ah non, c’est Vertigo ! Alors là, total fondamental ! On peut d’ailleurs remercier la restauration qui lui a rendu sa splendeur. Le travail sur la couleur est le plus important que j’aie vu, avec peut-être Le Temps de l’Innocence et quelques autres. C’est le cinéma de genre à son apogée, tout passe par l’image et le découpage. Chaque plan est composé d’une manière hallucinante, l’utilisation des couleurs primaires et ce à quoi elles renvoient dans l’inconscient du spectateur. Tout cela rend le film fascinant, au-delà de son récit. C’est sans doute le film le plus maîtrisé d’Hitchcock, il n’y a pas un bout de gras, au niveau de la mise en scène c’est la perfection. Et pourtant, même si le film est très analytique, il parvient à te prendre aux tripes.

Rio Bravo (Howard Hawks, 1959) – séquence d’ouverture dans le saloon.

- Rio Bravo, ou Rio Lobo ? El Dorado ? (rires) Ah, je me mélange dans les titres, c’est pire que les titres français de John Ford, Rio Grande et compagnie, je ne sais plus lequel est lequel. Bon, je pencherais pour El Dorado. Rio Lobo, alors ? Non, c’est Rio Bravo ! Alors pour le coup, je vais être très, très rapide (rires), je serai très clair : comme l’avait écrit un critique, on ne sait jamais pourquoi on adore Hawks. Et je n’ai jamais été capable de comprendre pourquoi, à mon sens, il est le plus grand des cinéastes américains classiques, devant Ford et les autres.

- Donc, si on te demande si tu es Hawksien ou Fordien…

- Je suis Hawksien. A fond. Même si thématiquement ce n’est pas son meilleur film, l’électrochoc a été pour moi Le Port de l’angoisse. Bogart, Bacall, leur classe est absolue. Mais Hawks s’est illustré dans tous les genres, il a réalisé des westerns fondamentaux comme ceux cités plus haut. Il est totalement au service de ses sujets, dans tous ses films tu retrouves la même sophistication ; je ne connais aucun cinéaste capable de créer une suspension d’incrédulité aussi parfaite, je ne peux avoir le décalage nécessaire de l’analyse, je suis dans le premier degré total, je rentre sans recul dans ses histoires. Sa mise en scène est d’une telle évidence, je suis un gamin quand je regarde un Hawks. C’est la perfection – ça ne concerne pas tous ses films, mais bon, la rencontre entre Bogart et Bacall dans Le Port de l’Angoisse est peut-être la plus mythique jamais filmée. Et je ne parle pas seulement au niveau du glamour des acteurs : le cadrage, la direction d’acteurs font qu’il génère une fascination inégalée pour ces personnages. Du génie.

- Pour le coup, les interprètes ont quand même leur importance.

- Oui, mais on a déjà vu Humphrey Bogart ou John Wayne dans des rôles mécaniques, et c’est justement au metteur en scène de diriger ses acteurs, de leur faire reprendre une scène si elle n’est pas satisfaisante. Et je trouve la direction d’acteur d’Howard Hawks tout simplement parfaite, c’est le geste évident, la parole évidente au moment-clef.

Spider-man 2 (Sam Raimi, 2004) – la séquence du métro.

- Ah ! Sam Raimi, Spider-man 2

- Que t’inspire la vague actuelle d’adaptation de comics ?

- Ce n’est pas compliqué, ce que représente ce film, c’est la victoire totale et définitive des geeks. Heureusement que Raimi représente le geek 100% respectable, c’est le haut du panier, et il permet d’oublier des abrutis capables de te ruiner des franchises importantes. Spider-man 2, c’est le refus d’une hiérarchisation de la culture, il traite avec un respect absolu les icônes d’un art regardé de haut par nos élites et récupéré par des communautés. Il est regrettable qu’un certain nombre de comics soient adaptés de manière lamentable en vue de faire du fric sur le dos du public adolescent, qui reste la cible de ce genre de cinéma. Et qui pourtant aujourd’hui représente le public de masse. Ce public aime Spider-man 2 car il sent que le cinéaste respecte cet univers, qu’il traduit à la perfection, en apportant sa passion, et surtout son génie de la mise en scène ; car il ne faut pas perdre de vue que Raimi est l’un des rares représentants, avec Jackson, de cette tradition d’un cinéma populaire spectaculaire. Ils font partie d’une génération dont la culture a été ostracisée, mais qui aujourd’hui peuvent exprimer sur grand écran cette nécessité d’avoir un imaginaire. Je n’étais pas un inconditionnel du premier, on verra ce que donne le troisième, mais à ce jour Spider-man 2 est le meilleur film de super-héros jamais réalisé.

- Le premier épisode était déséquilibré, entre une première heure quasi-parfaite et une dernière partie plus discutable.

- Il ne faut pas oublier que le premier représentait une prise de risques, Sam Raimi s’est battu pour le faire, le studio n’était pas convaincu à 100%. Je pense qu’il a eu tellement peur de se faire éjecter du projet qu’il a préféré s’autocensurer, d’où une mise en scène plus classique. Il a convaincu tout le monde que ses choix étaient les bons et s’est fait plaisir sur le deuxième épisode. On y retrouve le Raimi qu’on a toujours aimé, avec en prime une vraie compréhension de ses personnages. Il a fait le lien entre Evil Dead II et The Gift, ou Un Plan Simple, il a démontré qu’il n’était pas qu’un réalisateur de genre basique, mais qu’il pouvait aussi montrer des histoires de personnages touchantes ; Spider-man 2, c’est le tout en un, le film de geek ultime, avec des séquences d’action parmi les mieux découpées qu’on ait vues depuis je ne sais combien de temps, d’authentiques morceaux de film d’horreur au sein d’un blockbuster, et qui en même temps développe une thématique passionnante autour de la notion de super-héros, une histoire d’amour touchante… C’est un très grand film. J’espère qu’à présent on mettra des réalisateurs compétents sur les adaptations de comics, parce qu’en dehors de Del Toro sur Hellboy, il n’y en a pas des masses, sauf peut-être Nolan sur les Batman. Je n’aime pas tout dans son film, mais son approche était intéressante.

Phantom of the Paradise (Brian De Palma, 1974) – Beef prend une douche qui va être bien vite interrompue.

- Ouh là là, qu’est-ce que c’est que ça… L’acteur ne me dit rien du tout. (L’ombre du Fantôme se profile derrière le rideau de douche). Ah putain, oui, je ne l’ai pas revu depuis une éternité, je ne vais pas pouvoir en parler en détail.

- De manière générale, que penses-tu des barbus des années 70 et de leur évolution ?

- Elle est propre à chacun d’entre eux… Bon, on a déjà parlé de Lucas tout à l’heure (rires) Il y a quelques années est sorti un bouquin soi-disant référentiel écrit par je ne sais plus quel charlot (3), et dont la théorie, reprise par pas mal de nos intellectuels trop content de lire sous la plume d’un américain la preuve de leur propre sectarisme, disait qu’en résumé l’Âge d’Or s’était achevé à la fin des années 70 et que l’arrivée de Lucas, Spielberg et autres avait ruiné le cinéma, bref des propos d’une connerie incommensurable. Ce sont des cinéastes qui sont apparus à une période où les studios étaient totalement en décalage avec les attentes du public, n’avaient pas prévu la révolution sexuelle, Woodstock, l’enlisement au Vietnam… et donc continuent à produire un cinéma de papa. Là, des films underground comme Easy Rider, avec leurs chevelus fumant des pets, ont débarqué de nulle part et ont cassé la baraque au box office. A ce moment-là, les studios étaient largués – voyez comment ils étaient capables de mettre des millions dans des films comme La Kermesse de l’ouest – et se sont rendu compte qu’il valait mieux confier la barre à des réalisateurs qui comprenaient ce qui se passait, ‘On vous donne un million, vous nous faites un film’. Coppola, Spielberg, Scorsese, ce sont des cinéastes fondamentaux, ayant donné le la à de nombreux courants. Le problème est qu’ils ont eu des parcours très différents, plus ou moins malheureux. De Palma reste quelqu’un de très intéressant du point de vue de sa mise en scène, sauf sur Le Dahlia Noir que je trouve totalement raté – le pire casting de l’univers, une adaptation foireuse… Il a sûrement du composer avec nombre d’éléments, une coproduction compliquée, le poids imposant du bouquin, mais pour moi il a manqué son coup. C’est un cinéaste – récemment – très inégal, qui n’a plus sa flamboyance passée, mais qui est toujours capable de sursauts, je reste donc attentif à ce qu’il fait. De la bande, celui qui s’en est le mieux sorti, il n’y a pas photo, c’est Scorsese, il en remontre encore à tout le monde, il impose un côté ‘je suis tout, vous n’êtes rien’ qu’il est difficile de contester. Regarde Les Infiltrés, des films comme ça, on n’en fait plus. Sinon, Coppola, il est pratiquement en retraite, on va juste dire que ça n’a pas été génial sur la fin. Un cinéaste roublard, lui aussi : par moments génial, à d’autres mégalo ou totalement à l’ouest, c’est probablement le plus chaotique de tous, De Palma étant le plus imbu de lui-même, Scorsese le plus cinéphile, et sans doute le plus humble.
Ce que j’aime beaucoup chez De Palma, c’est son approche très réfléchie de son support, c’est un cinéaste ‘postmoderne’ qui a parfaitement su digérer ses influences et créer un cinéma de l’emprunt, ultra-référentiel, assez passionnant : quand tu convoques des images très connues, des icônes, tu joues avec le spectateur et ses attentes, et forcément tu réfléchis beaucoup plus sur ton cinéma. Scorsese est sans doute le plus moderne de tous : Les Infiltrés ressemble au film d’un type de 24 ans qui débarque et veut tout défoncer, et pourtant il en a plus de soixante, tout comme sa monteuse Thelma Schoonmaker, sans plus rien à prouver. A côté de ça, tu as des jeunes de 25 ans qui tournent des films de papys.

- Et le petit dernier, Spielberg ?

- Je vais être obligé de me répéter, mais c’est de votre faute, aussi, vous ne m’interrogez que sur les metteurs en scène fondamentaux. Spielberg… c’est un putain de metteur en scène, il a connu un petit creux, mais est vite remonté au sommet. Il en est presque à un chef d’œuvre par an, on est obligé de le reconnaître pour peu qu’on ne le regarde pas avec cet anti-américanisme cher à nos concitoyens. Le boycott sur Jurassic Park était d’un ridicule achevé, une honte absolue (4). C’est un cinéaste qui a toujours su se renouveler tout en restant fidèle à ses codes. Mais ce que beaucoup ne supportent pas, c’est que ses films plaisent au plus grand nombre, et pour eux popularité et intelligence ne sont pas compatibles ; pour eux, ceux qui vont voir un film qui cartonne sont des cons, ce qui dénote un grand mépris du public. Cela dit l’inverse n’est pas vrai non plus : je ne sais pas si les 300 millions de personnes qui ont vu La Passion du Christ l’ont aimé, mais bon… Pour en revenir à Spielberg, il a su aborder tous les genres avec une grande sincérité – quand il est cynique, ça se voit, et ce ne sont pas forcément ses films les plus intéressants. Quand je pense qu’on lui a reproché d’avoir tourné La Liste de Schindler tout en terminant de monter Jurassic Park, mais qu’est-ce que ça veut dire ? Tu te rends compte de la prégnance, du poids des diktats moraux sur les jugements des pseudo-défenseurs de la ‘moralité’ ? Désolé, je suis juif et ça ne m’a jamais dérangé qu’il travaille en même temps sur La Liste de Schindler et Jurassic Park. On parle de films, de représentations, de créations artistiques abordant des sujets différents ; de quel droit va-t-on juger que l’un est plus important que l’autre ? Spielberg peut enchaîner La Guerre des mondes et Munich, mais aussi une comédie romantique dans un aéroport ; et tu ne peux jamais dire que c’est nul, il y a toujours quelque chose d’intéressant dedans, on n’est pas obligé d’aimer Le Terminal, mais pour moi c’est une bonne comédie, très bien filmée. Il sait où placer sa caméra, il sait construire un film, c’est un grand artisan, c’est une évidence. Sa mise en scène n’a jamais fait dans l’esbroufe, elle a toujours été au service de l’histoire, une mise en scène qui joue de la suspension d’incrédulité. C’était le cas quand il était une sorte d’apôtre du cinéma de genre assumé, quand il ressuscitait le serial. Plus il a progressé avec l’âge, et plus sa réflexion sur l’image s’est affinée, il a compris comment exprimer quelque chose sans l’appuyer : Munich est un monument de complexité hallucinant, il faut le revoir, même en faisant abstraction de ce qu’il raconte. J’ai beaucoup aimé sa réponse lorsqu’on lui a demandé s’il avait attendu aussi longtemps pour le tourner à cause d’une éventuelle polémique : il a répondu que durant dix ans, il ne savait pas comment le filmer ; quand il l’a su, il a bouclé le projet en six mois. Et en a fait un chef d’œuvre. Spielberg est un authentique metteur en scène qui se pose des questions de cinéma. Quand je vois avec quelle facilité il passe d’un genre à l’autre, je me dis qu’il a quelque chose de Hawks.

Predator (John McTiernan, 1987) – la confrontation finale.

- (dès la première image) Alors, dans la série ‘les cinéastes fondamentaux’, je demande John McTiernan. C’est bien de mettre des bouses, de temps en temps, on se lasserait sinon (rires). C’est l’un des plus grands metteurs en scène contemporains, dans la lignée d’un Hawks ou d’un Carpenter. Sur Die Hard et Predator, sa stratégie de mise en scène est hallucinante ; personne ne l’a d’ailleurs exprimé mieux que lui, même s’il n’a pas donné beaucoup d’interviews : suivant les préceptes de son mentor, dont j’ai oublié le nom, il vit dans un monde d’images, il pense constamment en termes de cinéma. Comme l’a écrit Stéphane Moïssakis, c’est l’un des premiers cinéastes à avoir pensé sa mise en scène en trois dimensions, et non comme un à-plat. Sa mise en scène est basée sur la profondeur de champ, les lignes de fuite, les perspectives – Tony Scott l’a fait sur quelques films, mais par rapport à la longue focale qui reste sa marque de fabrique. Reste que la profondeur de champ est rarement prise en compte – Peter Jackson l’a travaillée sur certaines séquences du Seigneur des Anneaux, et avant lui on a eu des exemples célèbres comme Fritz Lang ou Orson Welles. McTiernan est dans cette tradition, il pense son découpage au moment du tournage, il sait de quelle manière vont s’enchaîner les plans. Il sait exactement ce qu’il fait, c’est rare – regarde la rareté de ses scènes coupées. C’est un cinéaste stratège, il sait ce qui fonctionnera le mieux par rapport au ressenti du spectateur. Chaque plan contient sa thématique ; en l’occurrence, le retour à l’animalité est le fondement du survival, et c’est pourquoi vingt ans après Predator reste le meilleur du genre, il n’y a pas photo, quitte à faire un peu mon ayatollah. La montée en crescendo est parfaitement orchestrée, il utilise la nature comme élément fondateur du genre et montre comment elle prend le dessus sur la civilisation. Quand je me demande comment filmer une scène d’action, je retourne voir chez McTiernan, il n’y a pas de secret : à chaque fois, sa façon de faire est la meilleure, la plus efficace dans ce qu’elle fait ressentir au spectateur. Bref, parmi les cinéastes contemporains, c’est l’un des plus importants. Avec les frères Coen ! (rires)

Conan le barbare (John Milius, 1982) – l’attaque du village.

- (le symbole de Thulsa Doom n’a pas le temps de dépasser de la colline que Yannick Dahan souffle le titre) Celui-là, je le connais par cœur, plan par plan. Au-delà de toute analyse, c’est le film fondateur de ma passion pour le cinéma. John Milius n’est pourtant pas un cinéaste essentiel à mes yeux, il a tourné certains trucs qui, pour moi, ne sont juste pas possibles. Chacun a ses univers de prédilection, le mien c’est la sword and sorcery, montre-moi des gros guerriers avec des haches et je trippe complètement. Je ne peux l’analyser de manière objective, même si j’ai pris du recul et que je suis conscient de ses menus défauts, mais c’est de l’ordre du pinaillage, pour moi c’est le film le plus épique jamais réalisé, certaines séquences t’emportent comme nulle autre, je ne connais pas de plus belle musique composée pour le cinéma. Le film barbare par excellence. Milius était le seul metteur en scène à pouvoir tourner Conan, il fallait un wagnérien rêvant de vivre à une autre époque, et il l’a fait exactement comme cela devait l’être. Un film bestial. J’adore cet univers. Mon fantasme absolu, mais je suis lucide, ça n’arrivera jamais, si on me donnait tous les moyens pour tourner ce dont j’ai envie, je ferais Elric. Ce n’est pas le roman le mieux écrit qui soit, mais ses personnages, sa mythologie, le concept des épées, c’est un univers noirissime absolument fabuleux.

(Arnaud Bordas sonne alors à la porte, et vient tout naturellement rejoindre Yannick Dahan sur la sellette).

- YD : Next !
- AB : Ah non, pas Next ! (rires)

Les Contrebandiers de Moonfleet (Fritz Lang, 1955) – la première séquence dans le cimetière.

- YD : Le Bal des Vampires ? Ah non… Arnaud est plus doué que moi pour reconnaître les extraits. Les Chasses du Compte Zaroff ? Non, ce n’est pas en couleurs.
- AB : Je sais, c’est Les Contrebandiers de Moonfleet !
- YD : Oui, c’est ça ! Je l’ai revu il y a trois ou quatre ans. On a déjà parlé un peu de Lang tout à l’heure, donc si ça peut vous éviter de devoir retranscrire 350 heures de bande… (rires)

Videodrome (David Cronenberg, 1983) – Max Renn, le magnétoscope humain, se fait loger un revolver dans l’abdomen.

- YD : Ah, ça encore, c’est fondamental ! Qu’est ce que tu veux que je te dise, c’est le film visionnaire par excellence, c’est l’un de mes préférés. J’étais tombé dessus par hasard un après-midi sur Canal, j’étais resté scotché. C’est l’un des premiers à avoir posé la question de la réalité par rapport à l’image, la violence qu’elle peut susciter, sa prégnance dans notre société, notre rapport complètement perverti à l’image… Et on reste toujours dans la thématique cronenbergienne, le rapport de la chair à la technologie, le tout en restant au cœur du cinéma de genre, ce qu’il a moins assumé par la suite, au moins jusqu’à A History of Violence, où il abandonnait un peu son propos auteuriste, en dépit de son titre : un récit où toutes les questions sont véhiculées par l’image et non par le discours.
- AB : Attends, son film traîne, certaines séquences qui ne doivent pas prendre plus de deux lignes sur le papier sont dilatées à l’écran sur dix minutes.
- YD : Et alors ? Tu peux aussi prendre le temps de poser une séquence pour installer une atmosphère, où les corps s’entrechoquent, ça n’a rien à voir avec du remplissage. Cette façon de traiter la violence dans ses fulgurances sans pour autant la montrer m’a rappelé le Cronenberg old school que j’aime, celui de Videodrome, où la symbolique du magnétoscope humain est explicite ; son film traduit sa thématique au sein d’un récit de type thriller horrifique, ce qui était déjà couillu à l’époque, dans lequel il parlait de fantasmes morbides, de snuffs… C’était une œuvre totalement décalée, vraiment novatrice – son discours parle de l’image en général, pour ce qui est de la télévision proprement dite, il est préférable de revoir Network de Lumet. Là est le génie de Cronenberg : tu regardes ça comme un thriller haletant, parfois répugnant, qui t’entraîne dans une spirale de sens qui fait que ce n’est qu’à la fin que tu mesures l’ampleur des enjeux.

Des répliques me restent encore en tête. ‘La télévision est la rétine de l’œil de l’esprit’, cette seule phrase te montre la dimension baudrillardienne du film. Il nous montre qu’en faisant partie intégrante de notre quotidien, l’image parasite totalement notre perception de la réalité. Le jeu fiction/réalité est permanent dans ce film, tu penses être à un endroit alors que tu es ailleurs, la télévision devient vivante, impossible de faire plus littéral, et en même temps ce n’est ni lourdingue ni didactique, les films de Cronenberg sont à l’image de l’humain, où l’organique et le cérébral s’imbriquent. Une réflexion qu’il poursuivra dans Faux Semblants et Crash, où le cérébral gagnera quand même du terrain. Même dans Le Festin Nu, adaptation d’un trip littéraire, il peut montrer un sphincter parlant. Cronenberg est l’un des rares cinéastes à s’intéresser à l’être humain dans son évidence primale et sa velléité à être autre chose qu’une machine biologique.

Zombie, le crépuscule des morts-vivants (George A. Romero, 1978) – l’assaut de l’immeuble par la police.

- YD : (dès le premier plan du S.W.A.T. descendant la façade en rappel) Ah, Zombie ! Alors, qu’est ce que tu veux savoir ?

- Le Gore. En 400 mots (rires). Pour toi, qu’est-ce qui distingue le fantastique des années 70 de ce qui se produit actuellement ?

- YD : A de rares exceptions près, ce qui se fait actuellement, c’est un peu comme les sous-Rambo philippins des années 80. A l’exception de quatre ou cinq mecs qui font des films intéressants, mais s’ils travaillent dans le référentiel, le reste exploite des recettes connues. Je ne sais pas si le cinéma des années 70 était consciemment politique, je pense que c’était plus l’expression viscérale d’une époque troublée. Je ne crois pas que Romero était à l’époque ce grand penseur de la société américaine qu’on a pu décrire, ce qui l’a conduit à dire des énormités dans Land of the Dead. Ce n’est pas un auteur politique, il a juste exprimé de la colère et de la frustration. Ce cinéma s’est développé en même temps que l’industrie du porno et de l’érotisme, du coup on a des films à la violence exacerbée qui ont pu s’exprimer pleinement. Ce sont des films politiques par voie de conséquence, mais pas pensés comme tels. C’est la transgression qui leur a permis de s’exprimer pleinement
Dans les années 80, il a suivi une évolution similaire à celle du kung fu : il y avait la comédie kung fu, il y a eu la comédie d’horreur. Mais il y a eu des choses intéressantes. Mais la subversion ne pouvant plus venir de la violence, elle devait passer par d’autres biais. Reste que le cinéma d’horreur des années 70 reste l’un de mes préférés, en particulier celui de Romero.

Massacre à la tronçonneuse (Marcus Nispel, 2003) – l’exploration de la maison suivie de la première apparition de Leatherface.

- YD : (un blondin vêtu d’un marcel apparaît dans le champ) Oh, ça sent film métrosexuel ! Bon, c’est le remake de Massacre à la tronçonneuse. Je ne trouve pas ça totalement désagréable, en dépit de son côté Tahiti Douche. Je pense que contrairement à pas mal de charlots, dont celui qui a réalisé la suite, Marcus Nispel sait tenir sa caméra et a quelques idées visuelles. Je ne sais pas ce que donnera Pathfinder, mais je pressens le héros métrosexuel imberbe, des effets clipesques tout au long du film, et des éclairs de sauvagerie.
- AB : Ce n’est pas sûr, pour Massacre à la tronçonneuse, il existait un vrai buzz, on l’a senti venir, après chacun aime ou pas. Pathfinder s’annonce plus inquiétant, en plus il n’arrête pas d’être repoussé.
- YD : C’est difficile de juger quelqu’un sur deux films, mais pour un clippeur allemand il s’en sort avec les honneurs. Remaker Massacre à la tronçonneuse était impossible, on ne peut retrouver les conditions économiques de sa réalisation, sa radicalité est telle qu’on ne peut le reproduire, d’ailleurs ce n’est pas ce que cherche à faire Nispel. Impossible de surenchérir sur le Hooper, dont la puissance est toujours intacte. Il a donc réalisé un film plutôt fendard, avec pour le coup une séquence finale réellement hardcore.
- AB : Ce que j’apprécie chez Nispel, c’est cette volonté d’oublier ce qu’est l’original, ce qui est très difficile. Et j’aime quand il retravaille certains éléments de l’original, comme le côté pathétique qu’il donne à Leatherface.
- YD : C’est vrai, il s’est approprié le sujet. Maintenant, restent des travers de mise en scène, des filtres à la Michael Bay, mais Nispel a un vrai sens du cadre et quelques bonnes idées visuelles. Pour moi, avec L’Armée des morts, ça fait partie des rares exemples sympathiques.

La Règle du Jeu (Jean Renoir, 1939) – la séquence de la serre.

- YD : Qu’est ce que c’est que ça ? Bon, du classique, c’est pour Bordas.
- AB : C’est Charles Laughton ?
- YD : Mais non… ah, mais c’est Renoir ! Là, tu t’attaques à des trucs que j’ai bouffé dans ma prime jeunesse, mais que je n’ai pas revu depuis des lustres. C’est La Règle du jeu ? Un film que j’ai énormément aimé… et énormément oublié. Arnaud connaît ça mieux que moi.
- AB : Curieusement, je n’ai jamais vraiment accroché à Renoir.
- YD : J’en garde le souvenir de chassés-croisés de personnages dans une baraque et de rapports qui se gangrènent petit à petit, la maison figurant un microcosme de la société d’avant-guerre. Mais il faudrait que je rafraîchisse mes souvenirs.

Ghost in the Shell 2 : Innocence (Mamoru Oshii, 2004) – la scène de la parade.

- YD : (dès le premier plan du vaisseau) Ça, c’est Innocence. C’est une peinture en mouvement. Pour moi, il fait partie des rares films qui peuvent poser des questions philosophiques monstrueuses en te les faisant ressentir, et non en les édictant. Les Japonais sont très forts pour ça, et c’est encore plus vrai pour Paprika. Il y a un aspect godardien dans Innocence, ce goût de la citation permanente, des références culturelles posées sur des images d’une beauté hallucinante qui te font t’interroger sur le rapport entre l’homme et la machine. Paprika va encore plus loin, tout passe par le découpage, et t’emmène à la limite de la conscience. Quand tu réfléchis à ta place dans l’univers, vient un moment où tu bloques sur des concepts que tu ne peux visualiser. Paprika est l’un des seuls films à m’avoir amené à cet état de conscience, de réflexion ultime impossible à verbaliser. J’ai ressenti dans mes tripes l’ampleur de ce questionnement, j’en suis ressorti chamboulé. Je n’avais rien vu de tel. Ghost in the Shell 2 est presque de ce niveau, c’est seulement dommage qu’il soit plombé de citations inutiles, la pose intellectuelle d’Oshii se fait quand même sentir. Des séquences comme celle de la mise en abîme où l’on revient toujours dans la même pièce se suffisaient à elles-mêmes. Mais ça reste un très grand film. Dans l’exploration des possibilités créatrices, les animateurs japonais vont plus loin que tout le monde. Ils n’ont aucune limite. Je n’ai pas encore vu Amer Béton, mais c’est semble-t-il très fort. Ce sont des univers dans lesquels il faut pénétrer, mais qui t’emmènent très loin.

L’Affaire Cicéron (Joseph L. Mankiewicz, 1952) – première livraison de documents.

- YD : Alors du noir et blanc, des nazis,… Les Bourreaux meurent aussi ? Non… Chasse à l’homme ?
- AB : Les Enchaînés ?
- YD : (Apparaît James Mason) Ah, L’Affaire Cicéron, l’un de mes films préférés ! Il n’y a rien d’autre à dire : c’est le plus grand film d’espionnage et de complot jamais réalisé, point barre. Mankiewicz est un immense réalisateur, celui-là m’avait bluffé la première fois que je l’avais vu. A travers cette histoire d’espions, il te condense l’explication du fonctionnement de la société. Vous me donnez envie de le revoir. J’adore ce film, ainsi que Eve, une œuvre intelligente sur la fascination de l’image, le besoin de célébrité d’être une icône… en période de Star Ac, ce serait un film à montrer aux jeunes.

(1) : Série produite après Hill Street Blues et L.A. Law, mais seulement diffusée sur Canal Jimmy au début des années 90 (Ndlr).
(2) : Michel Ciment, Le Crime à l’écran, une histoire de l’Amérique (Découvertes Gallimard, 1992)
(3) : Peter Biskind, Le Nouvel Hollywood (Le Cherche Midi, 2002)
(4) : Pour mémoire, Jurassic Park est sorti en France à la même période que le Germinal de Claude Berri, autre production mastodonte ; ce dernier symbolisait alors pour de nombreux critiques une certaine ‘résistance’ du cinéma français.


Lire l'entretien avec Yannick Dahan

Par Olivier Bitoun, Mathilde Le Bihan et Franck Suzanne - le 13 avril 2007