Menu
Interviews

Succès surprise de l'hiver 1996, couronné d'un César et du Prix Louis Deluc, Y'aura t'il de la neige à Noël ? a révélé une artiste singulière et libre qui, depuis, trace son chemin tant bien que mal au sein d'un système qui ne lui correspond pas. Nous avons rencontré Sandrine Veysset à l'occasion de la ressortie de son film en DVD et Blu-ray chez Carlotta.

DVDClassik : En cinq ans, vous êtes passée de stagiaire décoration (sur Les Amants du Pont-Neuf de Leos Carax) à réalisatrice d’un long métrage récompensé par un César et un million d’entrées. Comment expliquez-vous aujourd’hui ce parcours très inhabituel ? Qu’est-ce qui vous a motivé pour vous lancer et qu’est-ce qui vous a fait tenir ?

Sandrine Veysset : Je faisais des études à Montpellier et on m’a parlé du tournage de ce film, Les Amants du Pont-Neuf. Ils cherchaient plein de gens, c’était un gros chantier. J’avais besoin d’argent et je trouvais que c’était une expérience intéressante, j‘étais très manuelle. Par l’intermédiaire d’un copain, je suis allé voir et, comme ils cherchaient effectivement du monde, j’ai été engagée en tant que stagiaire déco. C’était assez fascinant pour moi : c’était la première rencontre avec ce qu’était le cinéma, un décor impressionnant, une grosse production, et je voyais un quartier de Paris où je n’étais jamais allée. C’était une sorte de monde enchanté où je me suis tout de suite sentie très bien, même si je n’étais que stagiaire. Cela me plaisait vraiment. Pourtant le travail était assez rébarbatif au début : on peignait en blanc des kilomètres de palissades sous une grosse chaleur... mais faire partie de cet ensemble, c’était fantastique comme première fois ! J’aurais pu plus mal tomber. J’ai donc arrêté mes études, je n’ai même pas présenté mon mémoire de maîtrise. J’avais rencontré un garçon, devenu le père de mon enfant, qui était assistant de Leos Carax. Par son intermédiaire, je me suis approchée de la mise en scène. Le tournage s’est prolongé à Paris et comme je voulais revoir mon compagnon, j‘ai pris quelques semaines de vacances dans la capitale. Quand je suis arrivée, il m’a dit que Leos cherchait un chauffeur et qu’il lui avait parlé de moi. Je suis donc devenue chauffeur de Leos Carax, ce qui était compliqué puisque je ne connaissais absolument pas Paris et qu'il n’y avait pas de GPS à l’époque... J’amenais Leos sur le tournage, au montage, etc. Nous sommes finalement devenus amis, une relation assez privilégiée. Je lui racontais des choses intimes de ma vie à la campagne, un monde que je connais très bien puisque je viens de là. Il était curieux et le sujet l’interpellait, c’était un monde qu’il ne connaissait absolument pas. C’est lui qui, petit à petit, m’a encouragée en me disant : « Tu pourrais en faire un film. » Jamais il n'a pensé : « Elle n'a pas fait d’école, ni de courts-métrages. » Il m’a donné l’impulsion et je me suis prise au jeu.


Les Amants du Pont-Neuf de Leos Carax

J’avais du temps, entre le moment où je le conduisais quelque part et le moment où je le récupérais, alors je me suis mise à écrire. J’avais suivi des études de Lettres modernes en même temps qu’un DEUG d’Arts Plastiques : je me suis dit que le cinéma c’était de l’écriture au départ et des images à l’arrivée. Il y avait une certaine logique qui me correspondait. J’ai donc écrit le scénario, je me suis pliée à l’exercice, sans jamais anticiper la suite. J’avais une espèce de contentement en me disant « Allons déjà au bout de l’écriture. » J’ai écrit toute seule au départ puis Antoinette de Robien a ensuite co-adapté avec moi, elle m’a aidé à mettre l’histoire un peu plus en forme. Le scénario écrit, comme c’était quelque chose d’assez personnel, je me suis dit que moi seule le tournerais. Il n’y avait pas d’enjeu : je ne suis pas une vraie cinéphile, je n’ai jamais rêvé de faire du cinéma, d’être réalisatrice. Pas du tout. J’étais plus attirée par la peinture, d’ailleurs. Et cela m’a finalement aidé. J’ai ensuite obtenu l’Avance sur recettes, à l‘unanimité. Jeanne Moreau en était la présidente. Elle m’avait appelée, laissé un très beau message. A cette époque, je travaillais à la déco sur un film produit par Humbert Balsan (1) qui ne me connaissait pas du tout. Il est venu me voir en disant : « C’est merveilleux, vous avez eu l’Avance sur recettes ! » J’étais assez "sauvage" à l’époque et, pour moi, Humbert Balsan c’était le grand bourgeois. Je ne l’aimais pas beaucoup, j’avoue qu’il m’agaçait. Alors je lui ai répondu : « Je connais votre réputation, vous ne faites des films qu’avec l’Avance sur recettes, on verra. »


Humbert Balsan (à gauche) / Sandrine Veysset et sa chef opératrice Hélène Louvart (à droite)

Il s’est ainsi passé deux ans pendant lesquels j’ai cherché des producteurs. C’est là que j’ai été confrontée aux autres : les gens aimaient le scénario et je me disais : « Cela va aller tout seul. » Seulement, ils aimaient leur propre idée du scénario : il ne fallait plus tourner sur trois saisons (« Ce n’est pas possible, cela ne se fait pas, cela coûte beaucoup d’argent »). Sept enfants, c’était beaucoup trop, si je pouvais les réduire à quatre c’était bien. Il fallait aussi des acteurs connus pour aider au financement. Bref, ce n’était plus mon film. J’étais très énervée : si c’était cela, faire des films... C’était absurde. Je ne comprenais pas l’engouement pour le scénario et en même temps ce décalage énorme par rapport à ce que je voulais faire. Faire un film pour faire un film, ce n’était évidemment pas ce qui m’intéressait. Cela ne me plaisait que si je pouvais le faire comme je voulais le faire. C’est-ce que j’ai dit à Humbert Balsan, deux ans plus tard, la tête basse, peu de temps avant de perdre l’Avance sur recettes. Je lui ai dit toutes mes conditions et comme c’était quelqu’un de très intelligent et un vrai producteur, ce que j’ignorais à l’époque car ce n’était pas mon milieu, il m’a dit : « Il n’y a pas de problème, on y va ! » Humbert Balsan a été une vraie chance, une rencontre décisive dans mon parcours.


sur le tournage de Y'aura t'il de la neige à Noël ?

Si je voulais faire le même film aujourd’hui, ce ne serait plus possible. Je viens d’en terminer un et ce fut le parcours du combattant pour le faire. Je vois bien comment l’époque a changé et qu’il n’existe plus de gens comme Humbert. Lui non plus ne pourrait produire les films de la même façon : il n’y a plus de place pour les films un peu en marge, différents, qui n’ont pas les ficelles qu’il faut, qui recherchent autre chose. Il y a plein d’autres réalisateurs qui sont marginalisés parce qu’au-delà de la production, il y a un problème de distribution. Production et distribution sont maintenant extrêmement liées et, dès le début, le distributeur refuse ces films et le producteur n’a pas de financement. Sans parler des chaînes de télévision. C’est comme un effet de dominos. La chance que j’ai eue, c’est que l’on pouvait faire les films uniquement avec l’Avance sur recettes. Humbert produisait un film de James Ivory, à l’époque, et il jonglait entre les films pour que l’on puisse récupérer du matériel. Mais on l’a fait quand même avec pas grand-chose et donc une liberté totale. Parce que bien évidemment on n’est absolument pas libre sur les films qui coûtent cher. Après c’est un choix, même si je pense que l’on n’a plus le choix de la liberté aujourd’hui, à moins de filmer entre potes à l’aide d’une petite caméra ou d’un téléphone portable. Je n’ai pas envie d’aller vers ça, non pas pour une histoire de confort, d’avoir une équipe, etc., mais parce que j’accorde une vraie importance au travail sur l’image et j’ai envie de filmer dans des conditions professionnelles, avec du temps et du matériel.


Sandrine Veysset sur le tournage de Y'aura t'il de la neige à Noël ? (à droite)

Vous avez dit tout à l’heure avoir eu « juste envie de faire ce film », c’est peut-être là l’explication ?

C’est bête à dire mais c’est vrai que je n’ai jamais réfléchi à l’après. Le travail d’une réalisatrice c’est d’avoir une vision assez précise de quelque chose et s’entourer de gens qui, eux, ont la technique. Par exemple, j’ai rencontré Hélène Louvart, la chef opératrice avec laquelle j’ai fait tous mes autres films. Elle avait la technique. Je ne lui disais pas : « Tu me mets un 300 Kw ici. » Vous voyez que je n’ai toujours pas appris la technique ! (Rires) J’essayais de lui expliquer ma vision avec mes mots, qu’elle traduisait ensuite avec son savoir-faire. C’est la même chose avec les acteurs : il suffit de choisir les bons. Certes, il faut savoir les diriger mais si on ne s’est pas trompé au départ, cela marche tout seul. Je pense que la technique est un faux problème : un réalisateur n’a pas besoin d’être technique. Il a d’abord besoin d’avoir une vraie vision et d’être moteur de quelque chose. La difficulté est de faire converger tous les talents, toutes les énergies, vers le même point. Après, il peut y avoir des problèmes, j’en ai eu avec l’ingénieur du son qui avait la technique, mais pas la bonne pour moi : il imposait sa technique aux enfants. Pour moi, c’était hors de question.

Ce qui m’a aidé, c’est que c’était très précis dans ma tête car cela venait de l’enfance. C’est pour cela que l'idée que quelqu’un d’autre réalise le film ne s'est jamais posée car cela n’aurait eu aucun intérêt. Déjà, c’était trop intime. C’était aussi tellement lié à une vision que j’avais et que je voulais retranscrire. D’où l’importance des saisons, par exemple. C’est quelque chose que j’ai imposé dès le départ et qui paraissait surréaliste aux gens que j’avais en face de moi. Le scénario était construit comme ça, sur le passage des saisons. On ne pouvait pas tricher, inventer le travail de la terre. Si on a des carottes et des navets en hiver, ou des salades en été, on ne pourra pas tricher au cinéma, on ne va pas inverser la donne. Ce projet de film était tellement dans la vérité que cela m’a ôté le doute. J’ai pu douter de moi comme réalisatrice mais jamais du propos, qui se suffisait à lui-même. Cela ne m’a finalement pas inquiétée. Cela s’est passé très naturellement, comme une évidence. J’aurais pu le faire avec plus de facilités et plus d’argent mais, sans que j’en sois consciente à l’époque, car cela m’énervait plus qu’autre chose, ma force a été de refuser tout ce qu’on m’imposait au départ. Du coup, une fois qu‘Humbert m‘a donné la liberté que je voulais, je me suis sentie forte. On l’a fait dans notre bulle, dans le Sud, avec la force de l’équipe. Et je n’étais pas seule mais avec des gens qui ont été essentiels au projet.


L'Aurore de F.W. Murnau (à droite)

Quelle était votre base artistique sur le film ? De quoi vous-êtes-vous inspirée ?

J’ai montré à Hélène Louvart un ensemble de photos de l’enfance, des photos un peu passées, délavées. Il y a eu aussi quelques petits films Super 8 tournés par mon grand-frère (une base pour moi, une référence pour parler avec Hélène du rendu de l’image, du grain, etc.), des peintures d’ambiances, des couleurs de ciel, des choses comme ça. J’ai montré des tableaux à Hélène, par exemple. Mais je ne sais plus lesquels, aujourd'hui. Je me souviens d’un portrait de femme derrière une vitre mouillée, pour le dernier plan du film. Il y a eu aussi quelques films. Je n’étais pas cinéphile avant de monter à Paris mais au contact de Leos Carax, de mon compagnon qui était son assistant et de leur cercle d’amis qui connaissaient le cinéma, j’ai vu pas mal de films. Pour Y’aura t'il de la neige à Noël ? comme pour mes autres films, je pense beaucoup à Murnau par exemple.

On sent effectivement dans le film une démarche très visuelle, une volonté de se passer le plus possible des mots.

Même si je n’ai pas vu des tonnes de films, j’aime beaucoup les films muets. Cela me fascine que l’intention soit dans l’image. Sans doute parce que j’ai toujours voulu être peintre. Sur le film, je faisais très attention à ce que l’on comprenne l’image même si le son était coupé.

On a beaucoup parlé de La Nuit du chasseur, par exemple. C’était volontaire?

Ah oui, j’adore ce film ! Mais je ne me suis jamais inspiré d’un film aussi précisément. Ce n’était jamais très conscient. Cela nourrit. J’aime le travail de l’inconscient, comment il mâche les choses. Ma cinéphilie est tellement incomplète, je ne me permettrais pas de citer ouvertement. Je ne suis pas dans ce rapport-là.


La Nuit du chasseur de Charles Laughton (à gauche)

D’autres références peut-être ?

The Wind de Victor Sjöström, Mouchette de Robert Bresson est un film que j‘aime beaucoup, également. C’est d'ailleurs le nom de mon petit chien...

Etiez-vous satisfaite du film terminé ?

Je me suis longtemps dit que le film était comme un diesel. Je me demandais comment le public aurait envie d’aller jusqu‘au bout. Ils regarderaient dix minutes et en auraient assez parce que ce n’est pas habituel, on accroche différemment. Mais tous mes films sont comme cela, en fait. Il y avait des choses que j’aimais beaucoup aussi. Mais quand on finit un film, on est toujours un peu agacé car on l’a tellement vu au montage, etc. C’est un sentiment très mélangé, entre le contentement de le voir fini, d’être allé au bout du projet... J’avais mis quatre ans pour le faire. Beaucoup moins qu’aujourd’hui où je rame comme une malade. Oui, j’étais contente que cela soit fini car il y a eu des moments éprouvants, comme sur beaucoup de tournages. C’était sur trois saisons, dans des conditions assez difficiles. Je me souviens que Dominique Reymond s’était blessée avec une bouteille de champagne pendant la pause du jour de l'an, quelques jours avant que l’on tourne le dernier plan, derrière la fenêtre. Elle s’était ouvert la joue, on aurait dit « L’Homme qui rit ». C’était horrible pour elle, car son visage était abîmé et on n’avait pas fini le tournage. Un chirurgien extrêmement doué l’a recousue et on n’y a vu que du feu.


Mouchette de Robert Bresson (à gauche) / The Wind de Victor Sjöström (à droite)

Humbert Balsan ne vous a jamais imposé quoi que ce soit ?

Jamais. C’est-ce qui était vraiment bien avec lui : il acceptait que l‘on puisse se tromper. Et il faisait confiance ! Lorsque je suis revenue vers lui, énervée, ne voulant rien lâcher de mes conditions, ma résistance et ma détermination l’ont sans doute conforté. Je lui ai aussi imposé des choses qu’il a respectées, comme par exemple de ne pas venir sur le tournage. On est devenus très amis, il a produit tous mes autres films.

Auriez-vous souhaité changer des choses dans le film ?

Non. Je suis quelqu’un qui accepte que l’on puisse se tromper. Cela fait partie du travail. Ce n’est pas parce qu’on le livre à un public qu’il faut que cela soit parfait. Je suis souvent touchée par les maladresses. De mes films, ce n’est pas mon préféré mais j’en suis fière. Je trouve assez fascinant qu’après presque vingt ans, quand même, il n’ait pas pris une ride. Je me suis demandée pourquoi car quand je revois des films que j’aimais dans les années 80 ou 90, certains ont pris un coup de vieux.

C’était déjà la reconstitution d’une époque...

Oui mais une reconstitution un peu faussée car le fait que cela se passe à la campagne permettait cela. Ils étaient habillés comme on peut être habillés par Emmaüs aujourd’hui, quand on n’a pas trop d’argent. A part la voiture qui connote un peu, tout le reste est un peu flou, ce n’est pas appuyé, ce n’est pas ce que l’on retient du film. Par exemple Noémie Lvovsky connote beaucoup les choses quand elle fait des films sur son adolescence. J’ai remarqué que les vêtements sont très ancrés dans l’époque. C’est un choix, son parti pris. Il n’y avait pas cela dans mon film, cela le détache d’une époque précise ou d‘une mode, je trouve. Quand je le revois, je le revois un peu... comme un vieux film. (Rires) Je suis contente du film, de son succès. Je suis contente par rapport à Humbert qui a fait ce pari, qui a vraiment été gagnant sur ce coup-là. Cela a été le départ d’une vraie amitié, d’une vraie relation producteur-réalisatrice. Cela m’a donné envie de faire des films, de nouveau. Je me suis dit que cette place me convenait, car elle mêlait l’écriture et l’image, tout ce que j’aime.

Dans certains articles de l’époque, pour les sorties de vos films suivants, vous disiez en avoir assez d’être toujours ramenée à Y’aura t'il de la neige à Noël ? Comment le vivez-vous aujourd’hui ?

Pour mon deuxième film, on voulait indiquer sur l’affiche « par la réalisatrice de Y’aura t'il de la neige à Noël ? » et cela m’avait agacée. Un film est autonome, on n’a pas besoin de ces précisions. Je pense qu’on me l’a encore proposé sur Martha... Martha, ou j’ai peut-être réussi à ne pas l’apposer. Ce qui m’a quand même plu, à l’époque, par rapport à Y‘aura t'il de la neige à Noël ?, c’est que des gens totalement étrangers au cinéma sont allés le voir, et en particulier beaucoup de gens du milieu rural. Il y a eu un vrai phénomène autour de ce film mais pas pour les raisons que l’on croit, en fait. Plus parce que des gens qui n’étaient pas habitués à aller au cinéma en ont entendu parler. Ils savaient que cela parlait des paysans, du travail de la terre, un monde dont on ne parle jamais au cinéma. Cela a créé une espèce d’engouement. C’est un film particulier, un peu en marge, hors norme, qui a touché un public lui aussi en marge et hors norme.


Carl Theodor Dreyer / Jean-Luc Godard / Robert Bresson

Le film était sorti en DVD en 1998 et n’était plus disponible depuis très longtemps. Vous êtes désormais éditée par Carlotta. Comment vous-êtes-vous retrouvée chez eux ?

J’avais racheté les droits du film au moment de la mort d’Humbert parce que c’était symbolique, je n’avais vraiment pas envie qu’il aille n’importe où. J’étais chez Pyramide mais cela n’allait plus, je trouvais qu’ils ne faisaient pas grand-chose avec le film. Je me suis dégagée de Pyramide et, par l’intermédiaire d’une productrice qui les connaissait, je suis allée voir les gens de Carlotta qui étaient intéressés. Je savais qu’ils sortaient des films classiques mais je ne les connaissais pas personnellement. Cela s’est fait assez facilement. Je suis flattée que mon film soit désormais considéré comme un classique, d'ailleurs. Je trouve cela assez incroyable.

Comment avez-vous participé à la restauration ?

Je suis intervenue sur les dernières étapes. L’étalonneur était très bien et comme il aimait beaucoup le film (qu’il avait vu à l’époque, je crois), il a fait un vrai travail pour retrouver les bonnes couleurs, etc. Ils sont tous allés très rapidement dans le bon sens. Avec Hélène Louvart, nous avons un peu rectifié l’étalonnage sur certains moments qui ne ressemblaient pas assez à ce que l’on souhaitait. Le travail a été bien mené parce que l’esprit de départ du film a été gardé.


Citizen Kane d'Orson Welles

Avez-vous apporté d’autres modifications à part l’étalonnage ?

Non, je n’ai rien coupé, rien ajouté, et je n’y ai même pas pensé une seconde. Une fois que le film est terminé, on ne revient pas dessus. Imaginez un peintre qui, vingt ans après, revient sur sa toile, en change les couleurs, etc. Ce serait dérangeant, non ?

Le film est désormais projeté en numérique et plus en pellicule comme à l’époque de sa sortie. Comment avez-vous ressenti ce changement ?

Je ne suis pas du tout technique, c’est plus Hélène qui pourrait répondre à ça. On a quand même essayé de respecter les caractéristiques du film. Maintenant je tourne en numérique et, là, je vois des différences. Je passe mon temps à demander à Hélène Louvart de casser la lisibilité de l’image. Même dans les films d’Orson Welles où il y a une vraie profondeur de champ (et j’adore ça), c’est tellement différent. La lisibilité totale de l’image actuelle et la profondeur de champ sont deux mondes tellement distincts par rapport à ce qu’il y avait en argentique. Désormais, j’ai peur que l’image ait un aspect trop lisse, trop éclairé, trop plat. J’ai fait mon passage au numérique en tournant une série de courts métrages avec Jeanne Moreau, réalisés en très peu de temps. Il fallait aller vite ! J’ai eu énormément de mal à me faire à cette "nouvelle" image. Tout était sur le même plan, rien ne se détachait. Du coup, cela fut un bon sujet de discussion avec Hélène pour que nous rectifiions le tir.


Sur le tournage de "la collection Jeanne Moreau" pour Canal+

L’éclairage de Y’aura t'il de la neige à Noël ? utilise parfois de la lumière additionnelle mais reste souvent invisible.

Oui c’était une de mes demandes. Comme la scène du réveillon que nous n’avons éclairée qu’avec des bougies. C’était fantastique, on ne pouvait pas être plus libre. On aurait pu tout faire brûler...

Comment Humbert Balsan a-t-il réagi à la mésaventure du négatif que Hélène Louvart raconte dans les suppléments ?

C’était super risqué, effectivement. Le négatif sans blanchiment, c’était toute une histoire. Avec Hélène, nous y tenions mordicus... Humbert a super bien réagi, il m’a préservé de ce problème qu‘il a géré dans les coulisses : je ne l’ai su qu’au dernier moment. J’aurais été traumatisée... Il a gardé ce souci de son côté en gérant le problème avec Hélène. Il a joué le jeu, est allé au charbon, a appelé les laboratoires, etc.


R.W. Fassbinder / Douglas Sirk / Fritz Lang

Avez-vous retrouvé « un allié bienveillant » après la mort d’Humbert Balsan ?

Non. Cela viendra peut-être. Son départ a été très très violent. Je terminais le montage de Il sera une fois, mon dernier film avec lui. J’ai eu beaucoup de mal à m’en remettre. Je me suis longtemps demandée si je voulais continuer dans ce métier parce que je n’en avais plus du tout envie. Et puis l’envie est revenue petit à petit. Mais je n’ai peut-être plus envie de retrouver une relation comme celle-là parce que c’est bien qu’elle reste unique. Humbert est irremplaçable. Et c’est un leurre : on ne peut plus produire les films de la même façon. Ce serait impossible de refaire Y’aura t'il de la neige à Noël ? Je suis sûre que ce serait très compliqué de garder les enfants dans le film à cause des restrictions de la DDASS. A l’époque on était à la campagne, on était tous ensemble, on ne se posait pas la question de la DDASS qui pouvait passer, de ci, de ça... Même si nous avons été tout à fait respectueux avec les enfants. Il n’y a jamais eu de problèmes. Aujourd’hui, tout le monde a peur de tout, les producteurs se protègent de tout, c’est très compliqué.

Je voudrais aborder votre cinéphilie. Avez-vous rattrapé votre retard par rapport à vos débuts dans la profession ?

J’aime beaucoup aller au cinéma. J’ai appris à aimer. Je voyais, au début, beaucoup de films de cinéphiles comme ceux de Dreyer, Chaplin, Godard, Bresson ou Murnau comme je vous l’ai dit. Et j’ai ensuite vu en DVD les films qui m’intéressaient. En ce moment j’essaie de voir un ou deux films par semaine, des films français pour voir ce que font mes collègues. Et je revois, encore et encore, ceux que j’aime en DVD.


Tournage de Europa 51 (à gauche) / Stromboli (à droite)

Quels sont vos cinéastes favoris, par exemple ?

Il faut que je fasse un effort de mémoire car je ne suis pas une bonne cliente pour ce genre de questions... (Elle cherche) Ce n’est pas parce que c’est un ami mais je trouve que Leos Carax est un réalisateur qui sort du lot, qui est au-dessus de la mêlée, même s’il y a des choses que j’aime plus que d’autres dans ses films. On est très loin l’un de l‘autre au niveau cinéma mais il fait au moins de vraies propositions, il prend de vrais risques... (Elle cherche) J’aime Mizoguchi, Ozu. Ah oui, j’adore Rossellini, Europa 51 ou Stromboli par exemple, et tout le cinéma italien classique. Polanski, Agnès Varda pour sa liberté, son courage et sa singularité. En fait, je me rends compte que je suis beaucoup plus attirée par les classiques que par le cinéma récent. Il n’y a pas de film récent qui me transporte autant que certains films plus anciens que je peux voir et revoir. C’est comme quand on lit un bouquin que l’on peut relire éternellement parce qu’on y a trouvé des choses tellement puissantes. J’ai un peu ce rapport-là avec les films classiques. (Elle cherche encore) J’aime bien les films de Leo McCarey, Fassbinder, Fritz Lang, Douglas SirkFrank Capra... et tant d'autres ! On a parlé tout à l’heure de La Nuit du chasseur... M le maudit... The Wind... Je n’ai pas d’exemples précis mais ce sont des films qui marquent profondément, au même titre que la peinture. On peut voir certaines toiles mille, dix mille fois, il y a toujours une espèce de choc émotionnel. C’est ce rapport-là que je recherche. Je ne suis pas quelqu’un de cinéphile, je ne "bouffe"  pas du film. Certaines personnes ne peuvent pas vivre sans voir des films, sans s’empêcher d’analyser. Moi, je ne suis pas comme ça. Je suis dans le rapport émotionnel. Je viens de finir L’œuvre de Zola et je le conseille à tout le monde. J’ai déjà envie de le relire. C’est tellement puissant, encore d’actualité, si juste.


Leos Carax / Roman Polanski / Agnès Varda

Vous avez terminé votre nouveau film, L’Histoire d’une mère, adapté d’un conte d’Andersen qui se passe à la campagne, avec un noyau familial.

Oui, on reste dans mes thèmes... Un huis clos dans une ferme, entre des forêts et des lacs, dans un coin de Touraine. Un trio composé de Lou Lesage, Catherine Ferran et un enfant de 4 ans, Albert Gay. Il y a aussi Dominique Reymond, qui ponctue presque tous mes films. C’est un projet que j’ai porté longtemps et qui a eu du mal à se faire, à trouver un producteur. C’est finalement Stéphane Jourdain, un producteur indépendant qui a pris le risque. Cinq semaines de tournage, peu d’argent, des conditions assez dures. Mais au final, j’aime ce film porté à bout de bras et fait dans l’urgence. Ça contrebalance un peu avec toute cette débauche de fric qui génère de nombreux films et pas des plus mémorables. L’Histoire d’une mère a été fait dans une économie assez proche de Y’aura t'il de la neige à Noël ? Il sortira normalement vers septembre 2016. Pour le coup, c’est troublant comme ce dernier fait écho avec mon premier film. C’est ce que me disent beaucoup de ceux qui le voient. Il y a des correspondances inconscientes mais évidentes.

J’ai lu que vous aviez travaillé à l’adaptation du livre Les Mémoires d’une caissière...

J’ai écrit un scénario mais le projet partait dans un sens que je ne souhaitais pas. Je n’ai pas réussi à me mettre d’accord avec les producteurs et ça s’est arrêté là. Ils l’ont tourné et c’est l’un des producteurs qui l’a réalisé. Moi, je veux bien une commande mais il faut que cela me corresponde, que j’y trouve mon compte. Une commande pour une commande ne m’intéresse pas. Mais, par exemple, j’adorerais faire un feuilleton d’un livre de Zola. L’œuvre est magnifique. Mais il faudrait, pour le coup, un peu de moyens financiers. Il ne faudrait pas bâcler de tels chefs-d’oeuvre.


P'tit Quinquin de Bruno Dumont

Beaucoup de cinéastes se tournent vers la télévision...

Mais je n’ai rien contre la télévision ! J’ai trouvé P’tit quinquin génial, c’est une grande ouverture. Tout le monde est surpris qu’Arte ait osé faire cette série alors que ce devrait être normal. C’est un peu une réalité mais c’est génial ! Donc si la télévision peut produire ça, il y a peut-être un espoir... Les autres chaînes devraient un peu s’ouvrir. Mais je crois que beaucoup cherchent désormais des auteurs un peu plus singuliers pour se démarquer. Ils vont peut-être venir me chercher ? (Rires) En tout cas, je suis prête !

Pourra-t-on trouver un jour vos autres films en vidéo ?

Je l’espère. Seuls Y’aura t'il de la neige à Noël ? et Martha... Martha sont sortis en DVD à l’époque. Les autres ne sont jamais sortis. J’attends la rétrospective en salle. (Rires) Peut-être une idée de coffret pour Carlotta ? (Rires)

(1) Humbert Balsan a notamment produit des films de Youssef Chahine, James Ivory, Lars Von Trier, Philippe Faucon ou Yolande Moreau et Gilles Porte, Il s'est donné la mort en 2005. Le film Le Père de mes enfants de Mia Hansen-Løve (2009) s'inspire de la fin de sa vie.

Tous nos remerciements à Sandrine Veysset pour sa disponibilité, son enthousiasme et sa franchise. Merci également à Elise Borgobello et à toute l'équipe de Carlotta.

En savoir plus

Lire la chronique de Y'aura t'il de la neige à Noël ? sur DVDClassik

Humbert Balsan reçoit le César de la Meilleure Première Oeuvre

Lettre à Humbert, par Hélène Louvart (sur le site de l'AFC)

Par Stéphane Beauchet - le 9 décembre 2015