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Interviews

Cela fait déjà plus de cinq ans que nous nous sommes entretenus pour la première fois avec les dirigeants de Carlotta Films. Nous avions recommencé l'expérience en 2008, toujours curieux de prendre des nouvelles d'un éditeur pour lequel nous avons une grand sympathie. Tout au long de ces dernières années, beaucoup de choses ont évolué dans le monde de la vidéo numérique, sur un plan aussi bien technique qu'économique et culturel. De la même façon, depuis la banalisation du DVD et l'avènement du Blu-ray, les comportements des consommateurs ont changé et les éditeurs français ont su plus ou moins réagir à ces bouleversements. Pour ce qui nous concerne à DVDClassik, rares sont parmi ces derniers ceux qui ont réussi à acquérir une image aussi séduisante, exigeante et respectable que Carlotta. Et c'est avec un plaisir renouvelé que nous avons pu obtenir ce nouvel entretien, qui tente de traiter l'ensemble des domaines qui nous concernent. Nous vous proposons donc une interview de Vincent Paul-Boncour, directeur et co-fondateur de Carlotta Films, et de Fabien Braule, chef de projet, qui nous ont fait part de leur expérience, de leur vision du métier et de leurs projets à venir.

Stéphane Beauchet (DVDClassik) : Nous pourrions commencer par le bilan de l’année passée.

Ronny Chester (DVDClassik) : Vous avez fait un effort énorme sur le Blu-ray en fin d’année avec les Murnau, notamment. Cet effort a-t-il été récompensé ?

Vincent Paul-Boncour : Le Blu-ray est un support sur lequel nous travaillons depuis un moment. Nous avons sorti nos premiers Blu-ray pour les dix ans de Carlotta il y a quasiment trois ans (d'abord avec Sympathy for the Devil, Casanova puis Salo un peu plus tard). Notre approche était alors d’éditer en Blu-ray des titres précédemment sortis en DVD. Le résultat avait été correct dans un marché qui n’était pas le même qu’aujourd’hui. Mais par rapport à l’investissement et aux coûts de fabrication, d’autant plus importants à l’époque, l’équation économique s’est avérée compliquée, sans compter le travail à réaliser en parallèle de nos très nombreuses sorties à l’année. Nous avons fait une petite pause pour réfléchir. Sur la rentrée 2010, nous avons souhaité passer à la vitesse supérieure en choisissant l’édition simultanée DVD et Blu-ray de titres jamais édités. L’Aurore était l’exception puisque nous l’avions déjà sorti, mais comme c’est un film hors norme nous pouvions nous le permettre.  De plus nous l’avons accompagné dans un mouvement : il ne sortait pas seul mais avec City Girl, le film suivant de Murnau complètement inédit, une vraie découverte, une vraie rareté, une suite logique et pendant de L’Aurore, d’où l’idée de les sortir en coffret. Nous avons réalisé bon nombre de sorties en fin d’année, que ce soit Le Monde sur le fil, la série télévisée de Fassbinder, les Borzage, Jeannot l’intrépide (qui était lui en combo DVD + Blu-ray). Nous avons eu à chaque fois une approche de sortie différente par rapport au support. C'est-à-dire que les Borzage sont sortis en DVD en coffret, en single en Blu-ray, l’inverse pour les Murnau, et plus classiquement Le Monde sur le fil est sorti en DVD et en Blu-ray. A chaque fois, nous avons essayé de ne pas décevoir par rapport à l’image et au son : je pense que c’est notre responsabilité d’éditeur de montrer la réelle plus-value du Blu-ray par rapport au DVD. Mais il faut pour cela qu’il y ait des éléments de départ qui soient à la hauteur, ce qui était le cas pour Le Monde sur le fil, restauré en 2K par la fondation Fassbinder, ou Jeannot l’intrépide que nous avons nous-même restauré. Les films de Borzage étaient des masters Fox que nous avons un petit peu améliorés mais qui existaient en HD. Cela nous a servi un petit peu de test, en sachant qu’on espérait du potentiel sur certains titres.

S. Beauchet : Et quel est votre bilan de ce test ?

V. Paul-Boncour : Au niveau des ventes, c’est assez décevant par rapport à ce que nous imaginions. Mais quand on voit ce que font les titres de patrimoine en Blu-ray, ce n’est finalement pas si surprenant et c’est même assez cohérent par rapport au marché. Proportionnellement le coffret Murnau s’est plutôt pas mal vendu : au moins 1000 / 1500 exemplaires en Blu-ray. Pour les Borzage en single c’était beaucoup moins : nous sommes plutôt dans les 300 unités, ce qui est très faible. Le coffret a relativement bien marché, mais il n’y a pas eu d’engouement des ventes malgré la médiatisation, la presse. Cela n’a pas dépassé un cadre qu’on imaginait plus fort. Il n’y a pas eu de phénomène comme avec L’Aurore, édité en 2003, où nous avions dépassé le cercle des cinéphiles, des connaisseurs.

R. Chester : Les dates de sortie des Blu-ray de Murnau et de Borzage étaient assez proches. Est-ce qu’une sortie n’a pas pu nuire à l’autre, n’a pas cassé le côté évènementiel ?

V. Paul-Boncour : Les fêtes de fin d’année nous semblaient être la bonne période pour les sortir. Aussi bien le coffret Borzage que Murnau sont traités comme des beaux objets en terme de packaging, d’édition, et peuvent donc constituer un beau cadeau de Noël pour une cible cinéphile. Nous sommes dans un marché théoriquement plus dynamique, qui va plus profiter à un coffret sur Borzage à ce moment-là que sur le reste de l’année. Je ne pense pas qu’il y ait eu cannibalisation puisque les deux offres ont correctement marché. Sorti à un autre moment de l’année, le coffret Borzage aurait peut-être moins bénéficié de « l’effet Noël ». Mais c’est toujours difficile à savoir…

S. Beauchet : Borzage, Murnau, c’est quand même une cinéphilie qui est assez précise et un peu risquée aussi, c’était un test. Continuerez-vous à tester le Blu-ray en choisissant d’autres types de cinéma, moins spécifiques, comme avec Mean Streets par exemple ?

Fabien Braule : Oui, c’est ce que nous avons clairement envie de faire avec Taking Off et Mean Streets. C'est à dire proposer des titres plus "grand public", qui ont une cible plus large, dont les noms parlent plus. C’est un test supplémentaire, on va dire, une autre approche, une autre réflexion.

V. Paul-Boncour : Nous sommes là sur des titres plus porteurs. Il est certain que pour ce qui concerne Mean Streets, Scorsese / De Niro c'est plus connu que Murnau / Borzage…

S. Beauchet : Par rapport également à un support Blu-ray qui n’est pas forcément très développé…

V. Paul-Boncour : Sur le catalogue et sur le patrimoine, ça c’est clair. Nous accomplissons un vrai effort d’éditeur pour être le plus présent possible en Blu-ray par rapport à un marché qui reste difficile. Même si sa part augmente, nous voyons que cela concerne davantage la nouveauté, le blockbuster, le film d’action ou d’horreur, etc. La part du film d’auteur, d’art et essai, de patrimoine en Blu-ray reste quand même très marginale, encore aujourd’hui. Mais en même temps, il faut aussi alimenter l’offre pour augmenter l’envie, le désir et le potentiel car s’il n’y a pas d’offre, il n’y aura pas de vente. Nous sommes donc quelques acteurs, indépendants ou non, à proposer d’une manière beaucoup plus récurrente des sorties de films de patrimoine en Blu-ray.

R. Chester : Pendant les premières années du DVD, il n’y avait pas autant de promotions. Et pas aussi rapidement. Sur le Blu-ray, le phénomène est quasi-immédiat : vous pouvez être sûr de trouver un titre à moindre prix à peine un mois après sa sortie. C’est une habitude que le public commence à acquérir et c’est certainement pénalisant pour les éditeurs indépendants.

V. Paul-Boncour : C’est vrai qu’il y a aujourd’hui des offres promotionnelles sur le DVD, des mécaniques organisées par les grandes enseignes tout au long de l’année, alors que c’était beaucoup plus saisonnier auparavant. Maintenant ce sont des opérations qui suivent d'autres opérations. Mais même en étant indépendant, nous devons être présents sur ces offres promotionnelles parce que c’est aujourd’hui la seule manière de faire travailler le catalogue : un titre qui a passé sa première vie peut rester plafonné à son prix margé de 30 % par les enseignes (par exemple à 30 euros) et ne se vendra plus, ou presque. Donc pour leur donner une deuxième ou une troisième vie, il y a une nécessité pour les éditeurs comme nous d’intégrer un certain nombre de ces opérations en faisant vraiment très attention à ce que nous proposons et à quel moment. Nous ne voulons pas rentrer dans le systématisme de beaucoup d’éditeurs qui proposent un titre à 9,99 euros au bout de trois mois, ou en font acheter 3, 5 ou 10 pour tel montant. Nous choisissons de ne jamais mettre un certain nombre de titres dans ces opérations, ou alors uniquement au bout de deux ou trois ans, pour ne pas dévaloriser la première sortie, la première vie, et ne pas donner le sentiment à nos spectateurs, aux consommateurs, que le film peut se retrouver bradé très vite. Parallèlement, nous faisons aussi attention à ce que les DVD proposés en opérations ne soient pas forcément les mêmes éditions sorties précédemment : quand nous sortons les films de Douglas Sirk en édition collector double DVD, c’est le single qui sera mis en promotion. Nous ne sommes plus dans le même rapport de prix ni dans le même rapport de contenu. En tant qu’éditeur, pour continuer à bien faire exister nos nouvelles sorties, y compris sur du patrimoine, nous n’avons pas le choix : ne pas tout mélanger et bien dissocier les offres.

R. Chester : Comment décidez-vous de sortir des titres en DVD, en Blu-ray, ou sur les deux supports ? Y a-t-il des contraintes purement techniques ou économiques ? C'est probablement un ensemble.

V. Paul-Boncour : Il y a déjà un facteur technique...

F. Braule : C’est la base. Si un master HD est disponible, il faut voir sa qualité, s’il y a des coûts de restauration à envisager.

R. Chester : Quelle est votre politique de restauration ? Vous préférez acheter des films déjà restaurés ou alors initier vous-même la restauration quand vous le pouvez ?

F. Braule : Evidemment, on préfère avoir des masters restaurés mis à disposition par les ayants droit.

V. Paul-Boncour : C’est surtout une question de coûts. Nous avons rarement les moyens de pouvoir nous lancer dans de grands projets de restauration qui ne seraient financés que par le support DVD uniquement sur le territoire français. Nous demandons à l’ayant droit ou au vendeur de nous mettre à disposition, souvent de façon contractuelle, des bons éléments de masters (en HD ou en Béta numérique si on ne le sort qu’en DVD). Sans forcément nous comparer à d’autres, nous essayons d’être sur la meilleure édition possible, de travailler sur une édition de référence. Nous savons aussi qu’il y a une attente, une exigence de notre public, et il est donc important d’avoir le meilleur master (en termes d’image, de son) et de restaurer le plus possible, y compris les éléments qui sont en bon état. C’est extrêmement rare d’avoir un matériau sur lequel il n’y a rien à faire. Et avec le niveau d’exigence de Fabien et de Céline à la production, ça l’est encore plus.

R. Chester : Faites-vous régulièrement un gros travail de configuration ?

F. Braule : Oui, très souvent. Après, en fonction des territoires, des pays, les normes et les exigences de chacun ne sont pas du tout les mêmes. La culture de l’image, la culture du son… Il y a des choses qui sont parfois bien trop restaurées au niveau du son, par exemple.

V. Paul-Boncour : Notre souhait, c’est aussi de préserver le film tel qu’il a été tourné. Il y a eu des débats récemment sur le grain, la qualité de Mean Streets ou de Taking Off. Aujourd’hui, c’est un vrai souci de ne pas aimer le grain parce qu’on a l’habitude des images lisses, uniformes, souvent liées à la production contemporaine. Nous préférons un master qui ne va pas dénaturer le film, qui respecte la photographie originale du chef opérateur, la volonté du réalisateur. On ne peut pas nous reprocher d’être dans cet esprit. Mais aujourd’hui, pour le public, y compris pour certains journalistes professionnels, l’image en Blu-ray doit être uniforme et lissée.


R. Chester : Sur notre forum c’est un débat permanent. Et encore, nous avons de la chance car il est fréquenté par des gens assez pointus. Pour nous, le Blu-ray est justement un support qui permet enfin de respecter au plus près le film tel qu’il était. Il y a encore des gens qui estiment qu’il faut éliminer le grain parce qu’ils sont habitués à voir les démos dans les grandes enseignes sur des écrans 200Hz...

V. Paul-Boncour : Alors que le grain, c’est très beau. Nous n’allons surtout pas lisser Mean Streets et enlever la texture du film original. Après, on peut ne pas aimer et cela fait partie de la mauvaise réception qu’on peut avoir du film. Nous sommes très attentifs à respecter l’image originale en étant en relation avec les ayants droit, des réalisateurs, des chefs opérateurs, en ayant là aussi notre connaissance du cinéma et de son histoire.

R. Chester : En général, les masters que vous avez à disposition ont-ils déjà été traités ? Très souvent pendant la fabrication du master, on "dégraine" l’image puis on se rend compte que le rendu est trop flou. Alors on rajoute derrière un grain vidéo et du "edge enhancement", ce qui donne parfois des résultats incroyables... Est-ce qu’on vous propose ce genre de matériel ?

V. Paul-Boncour : Oui, cela peut arriver mais dans ce cas-là nous refusons le master, point final.

F. Braule : Le but est d’avoir un master le plus neutre possible, ayant subi le moins de manipulations numériques. Après, s’il y a de la restauration à effectuer, on fera de la palette, des choses comme le MTI qui sont des outils vraiment faits pour la restauration HD. Nous éviterons au maximum tout ce qui est DVNR, par exemple, qui aura pour conséquences de lisser l’image, enlever le grain, accentuer les contours, ce genre de choses qui font davantage ressembler l’image à de la vidéo plutôt qu’à du film... C’est tout l’intérêt du Blu-ray dont le rendu se rapproche le plus du 35mm. En tout cas, nous sommes dans cette optique-là.

S. Beauchet : Sur les sorties de l’année 2010, quels ont été les plus gros succès ?

V. Paul-Boncour : Pour répondre franchement, il n’y en a pas eu suffisamment. (Rires) Rue case-nègres a plutôt bien marché, en cinéma italien Nuits blanches de Visconti et Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon ont bien marché mais pas dans les hauteurs que nous nous imaginions. Cela n’a pas dépassé le cadre de nos espérances. Sur l’année 2010, nous avons peut-être manqué de titres plus porteurs, y compris dans la cinéphilie et le patrimoine. Nous avons connu beaucoup de sorties plus difficiles, plus "cinéphiles que cinéphiles" je dirais, avec de belles choses comme le Coffret Lionel Rogosin qui sont extrêmement difficiles pour dépasser le cadre des initiés et susciter la découverte. Une cinéphilie existe de façon très présente, mais ce n’est pas évident de réussir à chaque fois à "imposer" la découverte de tel ou tel cinéaste. Sur un trop grand nombre de sorties en 2010, nous sommes restés un peu sur les "happy few", nous n’avons pas réussi à élargir la cible. Ce qui peut être compréhensible par rapport au marché, à nos propositions, à des films plus exigeants, plus difficiles.

R. Chester : On a parfois l’impression que vous prenez plus de risques que d’autres éditeurs. Je pense par exemple au Coffret Vittorio de Seta qui était quelque chose de complètement inattendu.

V. Paul-Boncour
 : Mais ça ne marche pas. (Rires)

R. Chester : J’allais dire que c’était couru d’avance, mais en même temps c’est un objet magnifique. Avez-vous quand même eu des ventes qui vous permettent de compenser ces déceptions ?

V. Paul-Boncour : Pas assez sur 2010. C’est pour cela que nous avons décidé d’aller sur des titres plus porteurs en 2011. C’est aussi un souhait de notre part de faire attention à ne pas rentrer que dans des projets comme les coffrets De Seta ou Rogosin, aussi beaux soient-ils, dont nous savons  par avance qu’ils seront très compliqués à gérer et pour lesquels il n’y aura malheureusement pas de miracle. Pour continuer à sortir ces titres-là, ce que nous souhaitons faire, il nous faut des titres plus "forts" comme Mean Streets, Panic sur Florida Beach que nous n’avions pas en 2010, ce qui nous a fragilisés.

S. Beauchet : Comment percevez-vous le public, les changements d’habitudes ? Sentez-vous une sorte de paresse, une curiosité moins grande, une envie différente ?

F. Braule : L’offre est de plus en plus variée, que ce soit en vidéo, à la télévision, ou en salles. De plus en plus de films ressortent. Je ne suis pas sûr que les gens soient moins curieux. C’est juste qu’à un moment donné, ils ont moins d’argent et manquent peut-être aussi de temps.

V. Paul-Boncour : C’est compliqué. Nous ne sommes pas du tout dans le discours « Il n’y a plus de cinéphilie. » C’est complètement faux. Nous travaillons les sorties au cinéma et en DVD, nous constatons qu’il y a un public qui est toujours là, présent, même pour le cinéma d’auteur. Nous voyons les festivals, petits ou grands, les salles de cinéma tout au long de l’année qui programment du patrimoine, des rétrospectives, des hommages. On n’a jamais autant parlé de patrimoine que ces derniers temps, même de manière indirecte, dans la publicité par exemple : on utilise des icônes pour vendre des stylos, tout ce que vous voulez. Le patrimoine est vraiment intégré. Il y a aujourd’hui de très nombreuses façons de voir du cinéma, des images et du patrimoine ; et en même temps on s’aperçoit qu’il y a toujours autant d’intérêt pour voir ou revoir un classique plus ou moins connu. En salle de cinéma il y a des spectateurs, en DVD c’est pareil. C’est la cinéphilie qui évolue, finalement. Il y a dix ans on va dire, il y avait une prédominance des grands classiques américains. Aujourd’hui, ion constate une diversité, une envie d’aller sur le cinéma européen, les cinémas italien, anglais, allemand et pas seulement sur le cinéma américain. Evidemment il y a toujours des grands classiques, mais il y a aussi une évolution constante des goûts du public. Cela nous donne toujours autant envie de cogiter. Au fur et à mesure, ce qui est plus difficile c’est d’exister par rapport au marché et à l’offre pléthorique et passionnante des sorties DVD et du cinéma en général, des arts, des spectacles. C’est vrai que pour exister par rapport à l’ensemble des sorties, nous avons un gros travail à fournir. Mais il y a toujours un public qui est là, qui est demandeur, qui est curieux. Certes, la curiosité ne dépasse pas un certain niveau, mais cela nous ne le savons jamais. L’Aurore, Berlin Alexanderplatz sont des films qui ont dépassé nos espérances en terme de potentiel de vente. C’était loin d’être évident de se dire que même si Berlin Alexanderplatz était une série mythique, celle-ci représente sur l’ensemble de tous les Fassbinder sortis le titre qui marche le mieux. Elle a eu plus de succès que la trilogie allemande, Le Mariage de Maria Braun, etc. parce que d’un seul coup il y a eu une sorte d’engouement et d’envie. Est-ce que c’est le phénomène "série télévisée", le projet hors norme, ou le fait qu’on ait dit qu'il s'agissait du film-somme de Fassbinder ? Sur le papier ce n’est pas forcément ce qu’on pouvait imaginer : cela prouve qu’il y a une vraie curiosité du public. Mais en même temps, quand nous sortons Le Monde sur le fil qui est une série télévisée moins longue, moins connue mais tout aussi passionnante, cela marche beaucoup moins. Pourtant nous avons fait le même travail éditorial, de promotion, de communication. Je pense que nous l’avons aussi bien travaillé que Berlin Alexanderplatz, mais à un moment donné la sauce prend plus ou moins et on ne le sait jamais à l’avance. Quand nous poussons un peu trop loin, comme avec Vittorio De Seta, même si nous savons bien que c’est un pari, au moins le coffret existe. Il y a aussi un certain nombre de films qui peuvent prendre du temps à exister aux yeux du public. Quand nous avons sorti les films de Douglas Sirk, c’était le bon moment, il y avait une envie. Dix ou vingt ans plus tôt, ces films n’avaient pas la même réputation, le même statut culte, d’auteur, et ne provoquaient pas la même envie. Ce sont des choses qui s’installent par rapport à l’ère du temps, par rapport à la réévaluation de tel film ou de tel auteur, des films qui arrivent trop tôt, d’autres qui arrivent trop tard. C’est toujours cette notion de « à quel moment on le sort » et aussi à quel moment on retrouve les envies, aussi bien de la profession, des journalistes, que du public.

R. Chester : Je voulais poursuivre dans l’idée de la perception. Quand vous parlez d’offre il y a l’image de Carlotta, il y a la marque d’un éditeur qui est à prendre à compte. Nous nous étions vus il y a plusieurs années, un peu après les débuts : vous étiez en recherche d’identité. Ce n’est pas du tout de la flagornerie de ma part, mais je pense que petit à petit vous êtes devenus le "Criterion français". J’ai l’impression que Carlotta a trouvé une identité dans sa proposition de films. Vous éditez de nombreux films différents, mais il y a en même temps une exigence commune. Je crois que la marque Carlotta est devenue un critère de qualité qu’elle n’avait pas, je pense, quand on s’était vus la dernière fois. Je ne suis pas là pour débiner d'autres boîtes qui ont pu quelquefois décevoir leurs clients avec leur politique, mais je pense que Carlotta, petit à petit, s'est imposé de cette façon-là.

V. Paul-Boncour : Ce qui est amusant c’est que contrairement à d’autres éditeurs - et ce n’est pas du tout une critique - nous n’avons jamais mis en avant la marque, n’avons jamais communiqué sur Carlotta hormis quand nous avons fêté nos dix ans et en marquant le coup. Par exemple je prends Mk2 - je les apprécie et ils font du bon travail - mais ils ont communiqué sur la marque : d’abord Mk2, après le film. Ce n'est pas ma vision. Nous n’avons jamais mis en évidence notre logo, notre marque. Nous nous sommes toujours effacés par rapport aux films, à l’œuvre d’un cinéaste, ce qui me parait normal parce qu’en premier lieu, ce qu’on achète c’est le film et pas « la nouvelle édition de. » Carlotta a certainement réussi à imposer sa marque mais de manière naturelle, par rapport au travail récurrent et régulier que nous faisons sur le DVD, par rapport à une exigence qualitative, des choix éditoriaux, un travail sur les suppléments, le packaging, la façon dont nous faisons exister un titre. C’est un vrai choix de sortir un titre : nous n’avons pas d’obligation. Si nous le sortons c’est pour le faire exister, le promouvoir dans des festivals, en faire un évènement et pas seulement balancer le titre, le sortir, le mettre en bac, point barre. Parfois cela peut marcher mais nous ne savons pas le faire, cela ne nous intéresse pas. Je citais L’Aurore tout à l’heure : pour nous, la plus belle réussite c’est quand des gens autour de nous qui n’avaient jamais vu un film muet, qui ne connaissaient pas Murnau, le découvrent et sont scotchés. Je ne dis pas qu’ils vont aller voir tous les films de Murnau par la suite mais, d’un seul coup, c’est la révélation et c’est par notre travail qu’ils ont été amenés à découvrir et aimer L’Aurore. Pour exister dans le marché du DVD, nous avons toujours privilégié l’aspect qualitatif avec de très belles éditions, souvent plus chères. Nous savions qu’il fallait aller vers cela et que ce critère allait perdurer. On voit bien qu’aujourd’hui, dans une certaine niche qui est le patrimoine, c’est vraiment l’aspect qualitatif qui fonctionne encore. Je pense que nous avons réussi à jouer un rapport de confiance et de fidélité avec le public par rapport à l’ensemble de nos sorties et de se dire que si c’est Carlotta, en théorie il y aura un beau master et une belle édition. Je pense que c’est important pour le consommateur qui peut parfois être perdu. Quand nous sortons Mean Streets qui a été édité précédemment chez Aventi, vendu à 1 ou 2 euros dans un master qui n’est pas au bon format, dans une édition minimaliste qui est même mise en doublon avec un autre film qui n’a aucun rapport avec lui, on se dit qu’il pourrait y avoir pas mal de personnes qui n’ont pas acheté ce DVD parce qu’ils ne voulaient pas cette édition-là. Mais vous avez toujours des gens qui peuvent se faire avoir, qui sont trompés sur la marchandise : « C’est 2 euros, je vais acheter un Scorsese pas cher. » Je pense que notre public sait qu’en achetant des titres Carlotta ce ne sera pas le même cas de figure. Ce rapport de confiance et de fidélité que nous créons avec le spectateur, le cinéphile, a toujours été important dès le départ et l’est d’autant plus aujourd’hui.

R. Chester : Nous parlions des sorties en salles et en vidéo, je voulais savoir s’il y avait des liens entre les droits salles et les droits vidéo. Dès que vous ressortez un film au cinéma, on se dit  : « Celui-là on le verrait bien en DVD », on a parfois la langue pendante. Est-ce toujours lié ? Selon les opportunités, est-ce une volonté de préparer l’avenir ?

V. Paul-Boncour : La spécificité de Carlotta est de profiter des passerelles entre la salle et le DVD. Nous n’avons pas systématiquement besoin d’avoir l’ensemble des droits pour acheter un film. Très souvent, à notre grand regret, nous ne pouvons pas obtenir les droits DVD sur certains titres mais nous choisissons quandmême de les ressortir en salles parce qu’en tant que distributeur cinéma, qui est notre premier métier, nous avons envie de les faire exister. C’est l’exemple très prochainement de La Valse des pantins de Martin Scorsese ou d’Il était une fois en Amérique de Sergio Leone pour lesquels nous ne pouvons pas avoir les droits vidéo parce qu’ils sont déjà sous licence, déjà édités. Même si on adorerait sortir Il était une fois en Amérique en Blu-ray et en DVD, nous sommes déjà ravis de pouvoir être distributeur-salle et de créer un vrai évènement autour de sa sortie, de jouer la carte "grand écran", surtout avec un film comme celui-là. Nous ne nous disons jamais que nous ne le ferons pas parce que nous n’avons que les droits cinéma. A l’inverse, il arrive que nous n’obtenions que les droits DVD pour certains films parce qu’il a déjà un distributeur en salles ou parce qu’on ne peut pas tout sortir en doublon. Il y a aussi le cas des films auxquels nous croyons plus en DVD et moins en salle, et vice-versa : c’est un cas de figure différent à chaque fois. Evidemment c’est idéal si nous pouvons gérer l’ensemble de la chaîne des droits parce que nous gérons alors notre propre chronologie, en sortie simultanée salle et DVD, nous l’optimisons par rapport à l’ensemble des médias. C’est aussi une rentabilité qui n’est pas plus facile - parce que rien n’est facile - mais qui peut être équilibrée entre les investissements (restaurations) et les droits DVD / TV. C’est un peu plus "confortable" même si nous avons peu de films sur lesquels nous possédons l’ensemble des droits. Cela peut être aussi une question d’opportunité : nous pouvons obtenir les droits DVD d’un film après l’avoir sorti en sallse, sans forcément savoir qu’on obtiendrait plus que les droits cinéma. Nous avons donc tous ces cas de figure, nous réfléchissons au cas par cas. Sur des titres comme La Chine d’Antonioni, par exemple, nous savons que le travail sur la salle va être plus difficile mais nous avons quand même envie, en tant que cinéphile et spectateur, de les proposer au cinéma. Cela va être plus compliqué de mobiliser la presse et le public en le sortant d’abord en salles et trois / six mois après en DVD. C’est la même chose avec Berlin Alexanderplatz qui est un film hors norme de Fassbinder : nous n’allions pas laisser du temps entre la salle et le DVD. Résultat : l’un a servi l’autre, il y a eu un effet moteur. Cela n’a pas empêché un public d’aller le voir en salles, d’avoir envie de vivre l’expérience tout un week-end, quinze heures quasi d’affilées, comme d’autres qui vont le consommer différemment en DVD, en regardant épisode par épisode. Il y a aussi un public commun qui peut aller sur la salle et le dvd. Nous nous plaçons toujours dans la position du spectateur, du cinéphile que nous sommes. Par exemple on a beau avoir le DVD ou le Blu-ray d’Il était une fois en Amérique, je pense qu’on a aussi envie de le voir en salle, ce qui n’est pas forcément le cas pour tous les films.

S. Beauchet : La sortie en salles est-elle plus sécurisée sur le plan économique ?

V. Paul-Boncour : Rien n’est sécurisé. Toute sortie coûte de l’argent. Le métier de distributeur est risqué parce que c’est beaucoup d’investissements pour une interrogation (qui n’est pas liée qu’au patrimoine) : les gens vont-ils y aller ou pas ? Ce sont des frais de sortie, de copies, de sous-titrage, de promotion, d’éléments à éditer (fascicules, etc.). Si nous continuons de distribuer en salles des classiques, des films de patrimoine, avec des axes éditoriaux bien précis, c’est qu’il y a aussi un potentiel en salles avec des spectateurs susceptibles d’être touchés. Les Chaussons rouges que nous avons ressorti en salles l’an passé a fait à peu près 20 / 25 000 entrées France, ce qui est bien par rapport au marché du patrimoine, bien par rapport au marché du cinéma art et essai. Le public répond présent mais les coûts sont importants. Hormis les droits annexes que nous pourrions avoir, et qui sont assez rares (comme les droits TV), l’économie d’un film de patrimoine en salles ou en DVD repose sur les ventes ou les entrées et sur des systèmes d’aides indispensables comme celles du CNC. Il n’y a pas d’autre guichet, contrairement aux films "nouveaux" qui peuvent avoir des aides européennes (comme Média), de Canal+, du Fonds de Soutien, etc. C’est plus une économie à haut risque dans le sens où la rentabilité se limite à deux axes, contrairement à des films contemporains qui ont plus de revenus possibles.

S. Beauchet : Petite parenthèse sur Il était une fois en Amérique. Depuis quelques semaines, on parle d’une version plus longue qui pourrait sortir en Italie. La question est inévitable : quelle version allez-vous distribuer en salles ?

V. Paul-Boncour : Nous allons sortir la version que l’on connaît, que toute une génération a vu en DVD ou à la télévision mais jamais en salles parce que le filmn’est jamais ressorti depuis 1984. Il y a des échos, des rumeurs, des projets de version longue. Nous ne savons pas vraiment ce qu’il en est ni quand ce sera vraiment prêt, il y a un fantasme absolu sur des versions de cinq ou six heures qui n’ont jamais été montrées. La version que nous connaissons en France est celle qui a été projetée à Cannes. Si ce projet de version longue se confirme pour l’année prochaine ou dans deux ans et que nous pouvons le faire, nous nous ferons évidemment un plaisir de le sortir. Mais c’est déjà un évènement en soi que le film ressorte sur grand écran, y compris dans cette version qui est déjà assez longue : 3h30.

F. Braule : Même 3h50 !

R. Chester : Moi, j’en reprendrais bien cinq heures sans problème…

V. Paul-Boncour : Ah oui on pourrait en reprendre, c’est clair. Pour les exploitants par contre ce serait plus compliqué. En nombre de séances par jour ça les refroidirait un peu. (Rires)

R. Chester : A propos de La Nuit du chasseur que vous venez de ressortir en salles, détenez-vous aussi les droits vidéo ?

V. Paul-Boncour : Non. Je sais qui va le sortir mais c’est à vous de le trouver… C’est un exemple de film dont nous n’avons que les droits salles, que nous venons de ressortir en copies neuves ou en numérique (NDLR : depuis le 13 avril). Le fait de ne pas avoir les droits DVD, puisqu’ils ont été pris par un autre éditeur, ne nous a pas empêché de l’acheter pour l’exploiter en salle de cinéma. Nous avons les droits cinéma sur cinq ans et allons le faire exister en salles.

S. Beauchet : Pour finir sur le bilan, quel est celui de la Video On Demand ?

V. Paul-Boncour : Nous ne nous sommes pas spécifiquement lancés dans un site de VOD avec le fantasme absolu et magique de se dire que les gens vont télécharger et visionner des films de patrimoine. Dès le départ nous avons envisagé notre propre plateforme www.carlottavod.com comme un prolongement du travail éditorial fait en salle et en DVD, pour parler de notre activité sur le patrimoine. Nous avons un onglet VOD qui propose le téléchargement payant d’un certain nombre de films de notre catalogue dont nous avons les droits VOD. Parce que là aussi nous sortons plein de titres en DVD dont nous ne possédons pas les droits VOD : tout est assez segmenté. Sur carlottavod.com nous proposons aussi un vrai contenu qui pourrait être assimilable à des suppléments : images, vidéos extraites de bonus de nos éditions, modules exclusifs liés à notre actualité et spécialement faits pour le site. Après, en termes d’acte d’achat et de vente de films sur notre site, cela ne représente rien. Nous faisons des tests sur d’autres plateformes avec Mean Streets pour voir ce que cela donne, mais le résultat est très marginal et très faible. On s’aperçoit après quelques années que le public intéressé par le patrimoine et les classiques, présent sur la salle, sur le DVD et aussi sur la télé, ne se retrouve pas sur la VOD. Il achète une place de cinéma ou un DVD, il veut posséder un coffret, l’objet mais n’est pas dans ce rapport-là avec la VOD. Cela se développera peut-être, c’est aussi pour cette raison qu’il est intéressant de travailler sur toutes les manières possibles de voir des films. Mais nous savons que c’est davantage une démarche d’accompagnement vers ces supports d’avenir qu’un vrai marché existant : là, on ne parle même pas de rentabilité. Mais c’est toujours pareil : si nous ne proposons pas une offre, les gens n’iront pas. Donc c’est un vrai effort d’aller sur la VOD actuellement. Pour nous, la VOD est complémentaire et n’a pas vocation à remplacer le DVD. Mais ce ne sera pas forcément le cas pour tous les films car on voit que la VOD se rapproche plus de la location que de l’achat. Nous avons été très peu présents sur la location parce que notre public allait plutôt sur l’achat et que les enseignes locatives, en tout cas il y a encore quelques années, ne proposaient pas forcément nos titres. Mais tout est lié, tout est complémentaire, et je ne vois pas spécifiquement sur le patrimoine un support en remplacer un autre : il y a une cinéphilie qui a envie de découvrir les films en salles, qui veut aussi le découvrir en DVD ou en Blu-ray, et qui peut-être plus tard voudra le voir en VOD. Tout cela est très stimulant.

R. Chester : Nous avons quelques questions par rapport à vos futures sorties. Est-ce vous qui détenez les droits du Fleuve de Jean Renoir ? Avez-vous prévu une sortie ?

F. Braule : Oui, c’est prévu.

S. Beauchet : De même qu'une sortie en salles ?

V. Paul-Boncour : Non, nous n’avons que les droits DVD et Blu-ray.

R. Chester : C’est un titre attendu, dont les masters disponibles sont très différents d’un pays à l’autre. Le master Criterion par exemple est très différent du master Opening.

F. Braule : Nous passons énormément de temps à négocier pour obtenir ce master qui est restauré par la Film Foundation, Criterion et BFI.

V. Paul-Boncour : Nous souhaitons sortir ce film dans le plus beau master existant, celui qu’on trouve sur les éditions Criterion et BFI en DVD alors que le master Opening est un master plus ancien, non restauré. Nous sommes dans une période où pas mal de droits peuvent être renouvelés, circuler d’un éditeur à un autre. Des titres que nous sortons aujourd’hui ont pu être édités précédemment en DVD sous la bannière d’un autre éditeur. Si nous souhaitons acquérir ces films, c’est pour la possibilité de faire de belles éditions. C’est le cas de Mean Streets : ce qui a été fait précédemment n’était pas forcément une édition de référence. Nous pouvons produire un travail supplémentaire qui justifie de sortir une nouvelle édition et d’acquérir ces droits. Nous avons donc racheté les droits du Fleuve pour proposer la plus belle édition possible et avoir accès à ce nouveau master, chose sur laquelle travaille Fabien pour obtenir les droits.

S. Beauchet : Est-ce à dire que vous avez acheté des droits pour le film et qu’il vous faut encore payer pour des droits sur un master ?

F. Braule : Dans ce cas-là oui car l’ayant droit possède un autre master, de moins bonne qualité.

V. Paul-Boncour : Contractuellement, un ayant droit doit nous fournir un master de bonne qualité. Comme ce n’est pas le cas sur Le Fleuve, il en résulte ce travail de recherche, de négociations, pour d’obtenir d’autres éléments parce que nous savons qu’il en existe de meilleurs. Nous n’avons pas les moyens de fabriquer nous-mêmes un nouveau master. Or ce master-là est sublime donc autant en profiter et le mettre à disposition en France où il n’est jamais sorti, en ajoutant ensuite notre touche sur la partie éditoriale, le packaging, etc. Comme Le Fleuve a déjà été édité, il est évident qu’il faut arriver avec une nouvelle édition sur le marché qui sera sans commune mesure avec la précédente.

R. Chester : Et qu'en sera-t-il au niveau des suppléments ?

F. Braule : Nous avons une longue liste d’idées. Il y a des éléments chez Criterion, des éléments chez BFI que nous aimerions obtenir, des choses que nous adorerions faire par nous-mêmes...

V. Paul-Boncour : Il existe des documentaires qui n’ont pas forcément été édités en France (et qui sont présents sur les éditions Criterion ou BFI). Il s’agit de voir, en tant que spectateurs, ce qui nous semble le plus intéressant. Nous réfléchissons à des suppléments que nous pourrions réaliser nous-mêmes, parce que d’un pays à l’autre nous n’avons pas forcément le même rapport culturel à l’histoire d’un film, du cinéma. On le voit bien sur des suppléments réalisés dans différents territoires : il n’y a pas la même approche cinéphile et éditoriale.

R. Chester : D’une manière générale, comment faites-vous vos choix ? En tant qu’éditeur indépendant vous n’avez pas, comme certaines grandes sociétés, un gros catalogue à votre disposition. S'agit-il purement de coups de cœur ?

V. Paul-Boncour : J’ai envie de dire que ce sont des films qui correspondent à une ligne éditoriale aux thématiques bien précises. D’année en année on retrouve un travail sur le cinéma européen et italien par exemple, avec de grands noms, des auteurs, des cinéastes plus connus (style Visconti, Fellini) et d’autres moins (comme Bolognini, Elio Petri ou Pietro Germi). Nous pouvons explorer un cinéma extrêmement riche, foisonnant et passionnant comme le cinéma italien, particulièrement des années 50, 60 et 70, avec cette politique des auteurs qui est une des caractéristiques de la culture cinématographique en France. Faire un travail sur un cinéaste en sortant l’intégrale ou une grande partie de sa filmographie est vraiment quelque chose qui nous tient à cœur, qui nous intéresse et qui nous correspond bien. Soit nous faisons l’intégrale Yoshida en plusieurs coffrets sur une période d’à peu près un an, soit c’est un travail de plusieurs années sur des cinéastes comme Fassbinder ou Pasolini. Mais finalement nous n’arrêtons jamais puisque nous finissons par trouver à chaque fois de nouvelles pépites de ces cinéastes. Prenons l’exemple de Fassbinder, qui a tourné énormément de films dans une période très courte et dont beaucoup sont inédits chez nous. Je veux seulement que vous m’aimiez, tourné pour la télévision, est un pur bijou et d’un niveau aussi fort que ses grands films de fiction. Hormis des rétrospectives ou autres, nous le sortons pour la première fois en France, d’abord en salles (NDLR : depuis le 20 avril) puis en DVD / Blu-ray à la fin de l’année. Cette sortie est désormais possible parce que les droits sont disponibles, avec une restauration HD effectuée par l’ayant-droit (Bavaria). Mais c’est une chose que nous n’aurions pas pu faire il y a encore deux ans.

S. Beauchet : Et concrètement comment cela se passe-t-il ? Comment savez-vous que ce titre est, un jour, disponible?

V. Paul-Boncour : Nous connaissons un petit peu le marché. Nous pouvons avoir des envies sur des titres qui arrivent dans des catalogues. Surtout nous sommes tout au long de l’année en relation avec des vendeurs, des producteurs, des sociétés de production, beaucoup de gens qui connaissent les titres susceptibles de nous intéresser. Cela se passe de manière assez naturelle.

S. Beauchet : Qui sont ces vendeurs ? Des sociétés ?

V. Paul-Boncour : C’est un peu tout : des sociétés, des producteurs, etc. Il y a aussi le cas des films que nous pouvons rechercher, pour savoir qui pourrait en être l’ayant droit.

S. Beauchet : Comment faites-vous ce type de recherche ?

V. Paul-Boncour : Sur internet par exemple, ou en se renseignant auprès de personnes, de réseaux. De plus en plus fréquemment il y a aussi des ayants droit, des producteurs, qui viennent à nous en disant : « J’ai ce projet-là, est-ce que cela vous intéresserait ? »

S. Beauchet : Des étrangers ?

V. Paul-Boncour : Des étrangers, des Français… Très souvent également, comme partout, les projets amènent les projets. Nous avons sorti une grande partie de l’œuvre de Fassbinder, en fiction aussi bien qu’en série télévisée. C’est assez naturel pour Bavaria (le studio allemand qui restaure Je veux seulement que vous m’aimiez et Despair que nous sortirons l’année prochaine) de venir vers nous par rapport à notre expérience du cinéaste, aux recommandations des personnes avec lesquelles nous avons travaillé, aux différents contacts que nous pouvons avoir.

R. Chester : Comment vous êtes-vous retrouvés avec Panic sur Florida Beach ? (Rires) C’est un film pour lequel j’ai énormément de tendresse. Je ne m’attendais pas à ce que ce soit Carlotta qui le propose. Je suis aux anges. Comment s'est monté ce projet ?

F. Braule : C’est un titre que je rêvais de sortir depuis longtemps.

R. Chester : En plus le titre n’était même pas disponible, sauf dans une édition américaine décevante…

V. Paul-Boncour : C’est un coup de cœur de Fabien, un rêve, un fantasme. Je n’ai même pas eu besoin de chercher : le vendeur qui nous a présenté Panic sur Florida Beach, qui est un peu une tête chercheuse pour nous comme pour d’autres éditeurs, se disait que c’était un titre qui pouvait nous intéresser, susceptible de nous correspondre. Nous avons foncé tout de suite : c’est l’opportunité, l’occasion. Nous voyons qu’il y a une vraie attente, je ne la pensais pas si forte. Nous verrons si le succès est là…

R. Chester : C’est devenu un film culte pour beaucoup de gens.

V. Paul-Boncour : Je ne pensais pas autant, honnêtement.

R. Chester : Ce film a quand même été un four au box office…

V. Paul-Boncour : Mais il avait une belle réputation en France, déjà à l’époque de sa sortie.

F. Braule : Panic sur Florida Beach est aussi un film du début des années 90 donc, grosso modo, il touche toute une génération qui a vu Gremlins, L’Aventure intérieure, etc.

V. Paul-Boncour : Oui mais il y a surtout un cinéaste, Joe Dante. Il y a un regard, c’est sur le cinéma.

F. Braule : C’est un film qui va susciter la curiosité pour ceux qui ne le connaissent pas. Il y a ceux qui ne l’ont jamais vu mais qui en ont entendu parler et qui, à mon avis, vont se retrouver complètement dans cette nostalgie.

R. Chester : En même temps comme c’est un film sur le cinéma, il peut correspondre à Carlotta puisque c’est un vrai film de metteur en scène, un certain cinéma de série B qui regarde vers le passé, voire bien plus encore…

V. Paul-Boncour : Il nous correspond. Cela peut paraître un peu "hors sentier traditionnel" face à des grands auteurs, mais nous avons toujours été sur un cinéma de patrimoine plus contemporain, c'est-à-dire les années 70, 80, 90 avec des noms comme Scorsese, De Palma, Coppola, ou d’autres comme Joe Dante qui sont des auteurs plus larges au sens du terme. Etonnamment c’est un film qui n’avait jamais été édité en DVD en France, c’est un peu une primeur. C’est important d’avoir la possibilité, la chance, d’être sur des premières sorties DVD parce qu’il y a encore beaucoup de choses qui n’ont pas été éditées.

S. Beauchet : Cela vous arrive régulièrement en cemoment, avec Mean Streets ou Taking Off qui sortent pour la première fois au monde en Blu-ray.

V. Paul-Boncour : Panic sur Florida Beach est un film qui n’est pas pour le cinéphile pur et dur. C’est plus mainstream, plus large.Nous sommes à mi-chemin avec le film de genre, c'est parfait pourélargir notre public et ne pas rester dans des sorties plusconfinées, intéressantes à faire mais compliquées. C’est l’occasion de faireune très belle édition en relation avec Joe Dante qui nous a mis à disposition du matériel qui n’a jamais été montré.

F. Braule : Comme le fameux court métrage dans sa version intégrale.

R. Chester : Joe Dante a dû être content qu’on s’intéresse à ce film…

F. Braule : Ah oui, il a très bien réagi. Il a répondu présent tout de suite, a été très réactif, nous a sorti des éléments, des petites featurettes d’époque (que je pense largement introuvables) où on le voit en train de réaliser, de tourner certaines séquences. Nous avons énormément de photos de plateau en noir & blanc qui sont sublimes.

V. Paul-Boncour : Il y a l’interview qui a été faite spécialement pour cette édition par Michael Henry Wilson, un de nos correspondants à Los Angeles. Nous sommes partis d’un nouveau master Universal, supervisé par Joe Dante lui-même, qui est ressorti aux Etats-Unis il y a un an en DVD dans une édition sans aucun supplément. Je crois que Joe Dante avait été assez frustré à l’époque que le film sorte comme un DVD parmi tant d’autres.

S. Beauchet : Comptez-vous ressortir des titres de votre catalogue passé en Blu-ray ? Est-ce que vous y réfléchissez ?

V. Paul-Boncour : Nous pourrions le faire, mais ce n’est pas facile à positionner sur le marché car nous sommes quand même aussi sur un acte de consommation réfléchi : le public serait-il prêt à racheter en Blu-ray un titre qui existe en DVD et qu’il possède déjà? Une fois entré dans la spirale du Blu-ray, on peut avoir envie deracheter un film qu’on adore et qui n’aurait pas forcément été racheté en DVD si une nouvelle édition était sortie. L’acheteur peut se poser la question pour certains titres, pas du tout pour d’autres. Le Blu-ray aurait évidemment une plus-value par rapport à l’image, au son, à l’interactivité, mais la différence ne serait pas aussi flagrante que s’il arrivait après une édition DVD exécrable. Malheureusement, ou je dirais plutôt heureusement, les DVD que nous avons sortis sont plutôt très beaux et certains sont même une référence. Il faudrait être suivis par les enseignes pour mettre plus en avant ces rééditions en Blu-ray : cela nous parait plus difficile de sortir d’une manière éparse quelques titres en Blu-ray qui pourraient être un peu perdus dans la nature. S’ils ne sont pas plus accompagnés par un éditeur, des enseignes, des points de vente, si c’est juste pour se retrouver dans les bacs, nous n’existons pas beaucoup plus, pas suffisamment pour justifier une nouvelle édition que le public cinéphile possède déjà. Nous préférons être sur l’actualité du moment, sortir un titre comme Panic sur Florida Beach pour la première fois en DVD et aussi en Blu-ray.

S. Beauchet : Je pensais à certains films de Douglas Sirk par exemple. Je sais que parmi nos forumeurs, beaucoup seraient prêts à repasser à la caisse.

V. Paul-Boncour : Il faut faire une collecte alors . (Rires)

R. Chester : Par exemple vous avez ressorti le Blu-ray de Salo de Pasolini, ce qui était assez gonflé. Personnellement je possède le DVD et je ne l’ai pas racheté. C’est un film difficile, qu’il faut avoir vu car c’est un film important pour de nombreuses de raisons, mais de là à racheter le Blu-ray…

V. Paul-Boncour : Oui mais il a bien marché ! C’est toujours pareil : Salo est l’un des titres qui a très très bien marché au sein de Carlotta. Pour rejoindre ce que nous disions sur les goûts du public tout à l’heure : un titre qui marche va toujours marcher. Vous allez sortir un titre derrière, y mettre autant d’efforts, mais il marchera moins. Eh il continuera systématiquement à toujours moins bien marcher. Il y a des titres comme Salo, Le Temps des Gitans, Cria Cuervos qui marchent constamment. Et si vous sortez une nouvelle édition, par exemple Salo en Blu-ray, il va de nouveau marcher relativement fort.

R. Chester : J’avoue que j’attendais plus Le Temps des Gitans en Blu-ray que Salo

V. Paul-Boncour : Ca serait bien, n'est-ce pas ? (Rires)

R. Chester : Non ? Il n'est pas prévu ?

V. Paul-Boncour : Peut-être. Nous ne le savons pas nous-mêmes. Pas pour le moment en tout cas.

S. Beauchet : J’ai une question sur le Grand Emprunt dont nous avons parlé dans un précédent entretien sur DVDClassik et qui est en train de se mettre en place. Si vous avez un jour la possibilité d’avoir à disposition des masters HD de films dy patrimoine français, cela fera-il partie de votre programmation ?

V. Paul-Boncour : J’ai le sentiment que cela ne nous concerne pas. Le Grand Emprunt, s’il aboutit, ne travaillera quasiment qu’avec des grosses sociétés productrices de films (comme Gaumont et Pathé) ou détentrices de catalogues (comme StudioCanal), afin de les aider au financement de titres sur lesquels ils ne seraient pas forcément allés de manière naturelle. Quand Gaumont sort ses films en DVD en ayant les droits monde, il va le vendre à d’autres éditeurs à l’étranger (Criterion, etc.) et met à disposition un matériel. Son financement n’a aucun rapport avec celui d’indépendants comme nous, restreints à un territoire et à un mandat bien précis, sur une durée limitée (généralement entre 5 et 10 ans). Les contreparties demandées sous le Grand Emprunt, qui est d’abord un prêt, correspondent plus à un profil de "major" à la française. Nous n’avons d’ailleurs pas été consultés. Si des titres de catalogue sont aidés par le Grand Emprunt, ces ayants droits les sortiront eux-mêmes : c’est ce qui se profile, a priori. C’est aussi pour cela que nous sortons peu de films français car nous n’avons pas accès à ces catalogues.

R. Chester : Justement, le Grand Emprunt ne peut-il pas aider ces grands studios à avoir un catalogue plus fourni en films français restaurés afin de les proposer à des indépendants ? Vous pourriez être intéressés par un certain type de films ou de metteurs en scènes sur lesquels ils ne travailleraient pas naturellement et qu’ils pourraient mettre à disposition.

V. Paul-Boncour : Peut-être, c’est l’avenir qui nous le dira et surtout la volonté ou non de ces sociétés d’aller vers cela puisque même en travaillant avec eux sur des droits cinéma c’est extrêmement difficile et compliqué. StudioCanal est la structure la plus ouverte à faire exister son catalogue en salles, bien que sa mission première soit de sortir des nouveautés. Il est vrai que ressortir en salles A bout de souffle (pour le compte de StudioCanal) est une économie très fragile qui nous demande un travail énorme et disproportionné par rapport aux recettes possibles, même si le film marche. C’est pour cela que ces grandes structures aux impératifs de rentabilité économique ne vont pas le faire elles-mêmes. En même temps les gens de StudioCanal sont tout à fait ouverts pour travailler sur la salle avec des distributeurs comme nous ou les Acacias, avec qui ils ont sorti Le Pigeon de Monicelli. C’est la même chose sur les sociétés américaines, les majors, qui peuvent accepter de céder leurs droits à autre société pour que cela leur rapporte de l’argent. Mais s’ils doivent se charger eux-mêmes des sorties, ils préfèrent ne pas le faire. C’est aussi pour cela que nous ne pouvons pas avoir accès à certains films américains : ce n’est pas un refus de vente, ce n’est tout simplement pas leur politique. C’est tout à fait leur droit mais c’est au détriment de la cinéphilie. Pendant assez longtemps, les films Paramount étaient bloqués au niveau de la distribution cinéma parce qu’ils n’étaient pas vendeurs. Avec le temps cela peut changer, il suffit qu’il y ait un nouveau dirigeant par exemple : nous avons fini par acquérir des films Paramount, mais dans un an ce sera peut-être de nouveau à l’arrêt. Certains studios sont plus conservateurs que d’autres, c’est au cas par cas et selon le moment. Peu de choses se font entre des indépendants et des sociétés comme Gaumont ou Pathé, même si je les connais bien (notamment Gaumont avec lequel nous avons sorti Querelle en salle - eux l’ont sorti en DVD). Nous sommes dans un rapport de cession de "droits cinéma" où, pour eux, il y a peu voire pas d’économie, et pour nous une vraie envie de passionnés, de cinéphiles, de faire exister un titre, d’essayer de trouver une petite économie en n’ayant pas forcément les mêmes frais de fonctionnement. En revanche je n’ai pas le souvenir que ces entreprises aient cédé des droits vidéo à des éditeurs indépendants. Peut-être que cela évoluera s’ils sont aidés sur une partie du catalogue car ils ne pourront pas tout sortir par eux-mêmes. Il y aura peut-être des interactions, des possibilités, je n’en sais rien.

R. Chester : Vous avez en partie répondu à une question que je voulais vous poser par rapport aux films américains. Je me rappelle de la collection "Film Noir" qui était magnifique, cela fait un petit moment que vous n’avez pas sorti de collection consacrée aux films américains classiques…

V. Paul-Boncour : Nous n’avons jamais été très "collection". Nous en avons fait parce que nous nous étions retrouvés avec de nombreux titres et qu’il y avait une vraie cohérence. Ce travail était plus axé sur les metteurs en scène. Quand nous sortons des films italiens, on peut dire que c’est une collection mais nous ne la chartons pas comme une collection italienne, contrairement à SND qui fait la sienne de façon très marquée. Chez nous c’est une sortie qui est à rapprocher d’autres films d’un cinéaste sur lequel nous avons déjà travaillé, mais c’est d’abord le film en tant que tel. Par rapport aux films américains, quand nous sortons Mean Streets ou Taking Off, nous sommes un peu moins dans l’âge d’or hollywoodien. Ce n’est pas un choix, c’est davantage par rapport à des disponibilités, des envies ou des sorties d’autres éditeurs comme Sidonis par exemple qui fabrique une collection de westerns. Nous n’allons pas nous amuser à prendre un titre qu’ils voudraient. Nous sommes aussi dans ce rapport-là, plus cohérent et logique.

R. Chester : C’est comme les blocages par des ayants droit ou par des majors de titres que vous voulez sortir.

V. Paul-Boncour : Il y a des moments où nous pouvons avoir accès à certains profils de films, à certaines périodes, d’autres moins. Ces films-là vont peut-être aller chez d’autres éditeurs, c’est plus par rapport à cela qu’une volonté de le faire ou pas. Comme avec la distribution cinéma, nous nous ouvrons aussi à un cinéma extra-américain. Nous sommes beaucoup sur le cinéma européen parce que le public en a envie.

S. Beauchet : Justement vous allez sortir en salles cet été plusieurs films de David Lean. Peut-on connaître les titres ?

V. Paul-Boncour : Il y aura Brève rencontre, Oliver Twist, Les Grandes espérances, L’Esprit s’amuse, un film de fantômes avec Rex Harrison , et deux films plus confidentiels, des curiosités :  Heureux mortels, une comédie familiale, et Ceux qui servent en mer, un film de marins. Ils ressortent en salles en 35mm et en numérique. Nous créons un vrai environnement, une vraie dynamique autour du cinéaste : nous sortons Summertime en DVD, et début juillet le festival de La Rochelle fera une intégrale David Lean.

S. Beauchet : Certains films de David Lean sont ressortis en Angleterre dans des versions restaurées en haute définition. Y a-t-il un projet de coffret DVD ou Blu-ray prévu chez Carlotta ?

F. Braule : Non, seul Summertime est prévu en DVD, le reste sort en salles.

R. Chester : Passons aux prévisions, aux futures sorties. Sur notre forum, beaucoup se demandent si vous allez revenir au cinéma japonais. Est-ce qu’il n’y a pas des territoires à explorer, plus ou moins inédits ?

V. Paul-Boncour : Il n’y a pas de sorties prévues concernant le cinéma japonais. Ce n’est pas que nous ne le voulons pas mais nous avons sorti quand même beaucoup de titres, avec des choses plus difficiles comme la Nouvelle Vague japonaise, les années 60, Oshima, Yoshida. A un moment donné, je pense qu’il y a eu un trop plein de cinéma japonais de la part de l’ensemble des éditeurs. Tout cela a un peu cannibalisé l’offre avec des genres différents, que ce soit les grands classiques (Ozu, Mizogushi, Kurosawa), les films de la Shaw Brothers, les nouveautés, etc. Nous constatons d’ailleurs qu’il y a beaucoup moins de sorties de filmsjaponais chez l’ensemble des éditeurs, moins de classiques. Les classiques japonais ne sont pas évidents à éditer. Evidemment quand on sort Kurosawa c’est le sommet, mais c’est difficile de pousser la curiosité, la cinéphilie, avec d’autres cinéastes, d’autres films. Il existe évidemment des possibilités, mais nous nous apercevons que c’est sur un marché vraiment réduit. Nous avons un peu levé le pied mais nous en referons sûrement.

R. Chester : Concernant le cinéma italien, la série de DVD sur Pietro Germi a été l’une de mes révélations de l’année 2010.

S. Beauchet : J’en profite pour poser la question parce que j’ai également adoré cette découverte. Y aura t-il d’autres Pietro Germi en DVD ?

V. Paul-Boncour : Pour l’instant non. Il y a certaines domaines pour lesquels nous n’avons pas de projet spécifique, mais peut-être que dans trois mois nous aurons d’autres choses à proposer. Il y aura un peu moins de cinéma italien cette année, on en avait beaucoup sorti les années précédentes.

F. Braule : Nous sortons mi-juin sur Bodega Films le film d’Isabel Coixet : Carte des sons de Tokyo. Sur le planning des sorties Carlotta, est prévu Solo pour une blonde que nous avions sorti en salles l’an dernier et qui est un film noir de série B. Nous sortons aussi Opération Opium de Terence Young d’après Ian Fleming avec un casting hallucinant, là aussi il s'agit d'une belle curiosité. Il y aura aussi La Prisonnière espagnole de David Mamet pour lequel nous avons profité d’un nouveau master HD.

V. Paul-Boncour : Nous sortons également Prime Cut de Michael Ritchie avec Gene Hackman, Lee Marvin, le premier film de Sissi Spacek toute jeune, qui est un polar, un film noir assez violent et étonnant de 1972, peu connu, qu’un vendeur nous a proposé. Je ne connaissais pas le film, cela fait aussi partie du plaisir de découvrir des choses. C’est un film très fort et très "punchy". Le casting et la période des années 70 donnent plutôt envie. C'est une sortie prévue pour septembre. Ensuite ce sera Le Manteau d’Alberto Lattuada. Nous retrouvons l’Italie avec ce film que nous avions ressorti en salles il y a quelques mois. Lattuada fait partie des cinéastes importants de l’histoire du cinéma italien, complètement méconnu aujourd’hui. Le Manteau est l’un de ses films les plus célèbres, d’après Gogol, une comédie assez étonnante. Les sorties ultérieures sont des relais des sorties salle actuelles. Nous avons le film de Fassbinder, Je veux seulement que vous m’aimiez, qui sortira en DVD et Blu-ray en octobre. A partir d’octobre, nous vous avons préparé de belles choses, des films que nous souhaitons faire exister sur les deux formats, avec du très beau matériel de départ et pour lesquels on imagine qu’il y a un vrai potentiel. Il y aura Deep End de Jerzy Skolimowski, qui est un petit bijou incroyable et qui a été magnifiquement restauré par Bavaria. Skolimowski est un réalisateur remis au goût du jour avec Essential Killing qui vient de sortir. Deep End, son film le plus fort, se passe dans le Swinging London de la fin des années 60, avec un côté pop, il va faire beaucoup d’écho au moment de sa ressortie en salles début juillet. Nous prolongerons l’évènement en DVD et en Blu-ray.

R. Chester : Etait-ce volontaire de ressortir ce film de Skolimowski alors que son nouveau film Essential Killing  paraît en salles ?

V. Paul-Boncour : Non, c’est le hasard. J’avais découvert Deep End il y a quelques années, on est venus vers nous pour nous le proposer. Je trouve que c’est vraiment un film incroyable, qui est pour moi d’une modernité très forte, qui devrait vraiment parler à un public cinéphile et même plus large. Skolimowski, après quasiment vingt ans d’arrêt de cinéma, est revenu il y a deux ans avec Quatre nuits avec Anna et surtout maintenant avec Essential Killing. Ce sont les hasards et les bonnes coïncidences qui en font un cinéaste de nouveau rétabli. Nous arrivons derrière mais ce n’est absolument pas calculé. En primeur nous vous annonçons l’une des plus belles éditions de l’année : nous allons enfin sortir Les Chaussons rouges de Powell / Pressburger en DVD et en Blu-ray, après avoir sorti le film en salle il y a un an. C’est un film sur lequel nous ne pouvions nous positionner que sur la salle il y a encore deux ans. L’éditeur Opening a récupéré ses droits DVD à l’Institut Lumière qui l’avait sorti il y a près de 5 ans. Opening, avec qui nous avons de très bons rapports, avec qui nous travaillons régulièrement, nous a proposé le projet parce que nous avions sorti Les Chaussons rouges et Le Narcisse noir au cinéma. Cela lui a paru cohérent. Evidemment c’est une aubaine de pouvoir prolonger notre travail en salles sur cette œuvre. Il y a un an, quand nous ne détenions alors que les droits salles, nous ne nous imaginions pas pouvoir travailler sur le film en support vidéo. Les Chaussons rouges a déjà une notoriété, a été extrêmement bien relancé par la salle, avec un vrai écho entre la danse, le cinéma, la sortie de Black Swan, etc. C’est le film qui revient constamment. Nous le ressortons en DVD et en Blu-ray avec un nouveau master restauré il y a un an, pas du tout le même que celui disponible sur le DVD. Nous aurons une nouvelle approche éditoriale. Surtout cela marque le début d’un travail sur Michael Powell en DVD, puisque nous éditerons ensuite Le Narcisse noir et Colonel Blimp qui est actuellement en cours de restauration par la Film Foundation de Scorsese. Nous les ressortirons comme les autres en salles puis en DVD, une fois que la restauration sera terminée. Nous ne connaissons pas encore la date. C’est amusant de voir la filiation entre les éditeurs indépendants. Sans trahir ce qui se dit, les gens d’Opening ont pensé que ces titres seraient mieux travaillés chez Carlotta, par rapport à la sensibilité, au travail déjà réalisé sur Powell en salles, les relais… Ils ont l’envie et l’intelligence de se dire « autant que cela aille chez eux. » Nous leur achetons ces films pour les sortir, nous l’espérons, du mieux possible.

Enfin, et c’est assez rare, nous allons faire du cinéma français avec un coffret restauré de la quasi intégrale des films d’Alain Robbe-Grillet, plus connu comme romancier mais qui a aussi eu dans les années 70 une carrière cinématographique qui se rapproche plus d’un travail comme ceux de Guy Debord ou de Maurice Pialat. Cela peut paraître pointu sur le papier, mais je pense qu’il y a une vraie attente d’un public peut-être différent de celui traditionnel de Carlotta, un peu plus littéraire. Les films d’Alain Robbe-Grillet sont gérés par l’IMEC, une société qui évolue dans le monde du livre, qui achète aussi des archives de cinéastes mais qui n’est pas éditeur / distributeur. Ils nous ont sollicités, c’est un projet qui nous intéressait. C’est une manière un peu plus marginale de travailler sur le cinéma français lorsqu’il n’est pas entre les mains de grosses sociétés. Je crois qu’on a fait le tour des prévisons…

F. Braule : On a oublié Ulmer… (Rires)

V. Paul-Boncour : Ah, j’ai oublié Ulmer ! C’est pour toi.

F. Braule : Oui, un coffret Edgar G. Ulmer est prévu pour octobre 2011 avec 5 films : L’île des péchés oubliés, Le Démon de la chair (Strange Woman), Barbe bleue, Détour et Strange illusion.

V. Paul-Boncour : Nous sommes là sur des titres qui ont déjà été édités de manière un peu éparse parce que ces films sont dans le domaine public. Beaucoup d'entre eux existent dans des éditions catastrophiques, souvent des copies 16mm rayées, limite irregardables. En fait toute personne qui en possède une copie peut l’exploiter en salles, en DVD, etc. Si nous arrivons avec un projet éditorial autour d’un cinéaste comme Ulmer, c’est pour proposer les plus beaux masters existants. C’est un projet que nous réalisons en France avec les Archives du Film.  Nous travaillons régulièrement avec des institutions, des archives. Nous avons fait des co-éditions sur certains titres avec la Cinémathèque de Toulouse ou la Cinémathèque de Bologne en Italie, sur des restaurations de films dont ils avaient les droits, en l’occurrence les œuvres de De Seta ou Carnet de notes pour une Orestie africaine de Pasolini. Nous ne sommes pas dans un rapport de coproduction mais plutôt de relais naturel entre un éditeur et des sociétés privées, des cinémathèques ou des institutions qui n’ont pas forcément vocation à sortir elles-mêmes leur travail.

R. Chester : Ce coffret Ulmer nécessitera-t-il un gros travail de restauration ?

V. Paul-Boncour : Un gros travail de restauration en effet, qui est en cours. Ce sont des films aux matériaux compliqués, difficiles. Nous n’aurons jamais les plus beaux masters du monde, parce que nous ne pouvons pas nous le permettre, mais ces masters seront sans commune mesure avec ce qui existe. Cela fait un moment que nous travaillons sur Détour, nous devrions avoir un très beau master.

S. Beauchet : Est-ce vous qui financez cette restauration ?

F. Braule : En partie. Nous avons en charge la restauration numérique, la restauration argentique est financée, elle, par les Archives du Film.

R. Chester : Disposez-vous de négatifs de qualité ?

F. Braule : En fait les Archives du Film possède dans son fonds des "marrons", de très bons éléments qui vont nous permettre de faire des masters HD de bonne qualité. Pour Détour nous allons réussir à avoir accès aux éléments tirés du négatif original, l’équivalent de ce qui a pu être fait aux Etats-Unis par Image pour ce qui reste à ce jour la meilleure édition du film.

V. Paul-Boncour : Nous sommes dans le type même de coffret développé autour de grands cinéastes. Les travaux d’Ulmer et celui d'Allan Dwan se ressemblent un peu, ils ont tourné beaucoup de films, des séries B, des séries Z, des films plus haut de gamme, et ce dans plein de genres différents. Nous sommes sur cette approche et sur cette cinéphilie qui aime le film américain. Les fans de Dwan sont un peu les fans d’Ulmer, et vice-versa.

S. Beauchet : Quelle a été la réaction du public pour le coffret Allan Dwan ?

V. Paul-Boncour : C’était plutôt pas mal. Tout dépend des ambitions que nous avions au départ, parce qu’on ne peut pas faire de comparaison avec un coffret Douglas Sirk, mais nous avons été plutôt agréablement surpris d’être suivis aussi bien par la presse que par le public. En terme de ventes, nous sommes à peu près à 2 000 unités du coffret, ce qui est plutôt bien. Nous avons touché des publics différents par rapport aux genres des films et parce que Dwan n’était pas forcément très connu, y compris par un public cinéphile qui s’intéresse à des classiques et va au cinéma.

S. Beauchet : En visionnant le coffret Dwan, je me suis dit qu’il manquait les pistes audio VF. C’est tout à fait le genre de films que les adolescents de l’époque ont pu voir et aimer, or l’absence de la version française d’origine les a peut-être démotivés pour l’achat (parce que ce n’est pas forcément un public cinéphile à la base, pas forcément habitué ou amateur de VO).

F. Braule : Ces VF d’époque étaient introuvables au moment de la création du coffret.

V. Paul-Boncour : C’était un projet très compliqué, vous l’avez vu, au niveau des éléments, de tout, entre les ratios des films, le Cinémascope, les polémiques. Nous avons fait un gros travail sur le matériel en allant beaucoup à la pêche aux bons éléments de masters. Les VF étaient indisponibles chez le vendeur. Par la suite, quelqu’un nous a indiqué qu’il existait apparemment des VHS sur lesquelles nous aurions éventuellement pu repiquer le son de la VF. Mais nous l’avons su trop tard. Il est vrai que sur ce genre de films, ne pas avoir la VF peut être contraignant par rapport à un public qui a découvert ces films doublés et qui continue à les voir doublés. C’est comme pour les westerns : il existe un public qui a envie de les voir en VF. Mais comme c’était un coffret centré autour d’un cinéaste, qu’il y avait une envie sur ce genre-là, je ne pense pas que c’était trop gênant. Cela l’aurait été davantage si nous avions sorti ces titres individuellement, par exemple. Mais en règle générale, si nous pouvons avoir la VF, nous n’hésitons pas, même sur des films où la VF ets peut être moins recherchée (comme Mean Streets par exemple). Sur Assurance sur la mort, il y a la VF.

S. Beauchet : Universal gère mieux ses pistes de doublage…

V. Paul-Boncour : C’est sûrement mieux archivé que chez la RKO pour les films d'Allan Dwan : un studio indépendant, des films passés entre les mains de différents ayants droit, les éléments perdus. Cela peut être très complexe.

R. Chester : Avez-vous un énorme scoop à nous donner pour 2012 ?

S. Beauchet : En salles par exemple, d’ici la fin de l’année ?

V. Paul-Boncour : En salles, nous avons un très beau projet qui sera aussi présenté à Cannes. Ce sont mes petits fétiches : d’un côté Deep End et de l’autre nous aurons Portrait d’une enfant déchue avec Faye Dunaway, un film très rare de Jerry Schatzberg avant qu’il ne fasse Panique à Needle Park et L’Epouvantail. C’est un film assez incroyable, qui a une petite notoriété au niveau de quelques cinéphiles ; mais comme il n’a pas été vu, qu’il est invisible, il peut avoir tendance à être oublié. Et puis c’est un des plus beaux rôles de Faye Dunaway avec Bonnie and Clyde, elle est incroyable dans ce film. Cela fait des années que nous travaillons dessus car il y a des problèmes sur les éléments de tirage, pour les copies. Il va être présenté en copie neuve en ouverture de Cannes Classics. L’affiche du Festival de Cannes cette année, c’est Faye Dunaway photographiée par Jerry Schatzberg peu avant le film. Il y a donc une vraie filiation et cela va être une vraie découverte. Pour moi, c’est un film majeur des années 70, une œuvre très forte, sur l’univers de la mode, sur le cinéma, sur la photographie. Nous allons le sortir en salles en septembre / octobre et en DVD et Blu-ray en 2012.



S. Beauchet : Est-ce vous qui organisez les projections à Cannes, pour ce film là par exemple ?

V. Paul-Boncour : C’est un projet que nous avons depuis deux ou trois ans, et qui a été reporté régulièrement parce que nous ne pouvions pas avoir le matériel. C’est un film Universal sur lequel nous avons acheté les droits cinéma et DVD pour la France. Cela fait un moment que nous en parlons avec Thierry Frémaux, le sélectionneur du Festival de Cannes, de Cannes Classics et du Festival Lumière à Lyon. Je connais Jerry Schatzberg depuis des années, Thierry Frémaux également, il y a donc des passerelles évidentes. Quand Thierry Frémaux m’a montré le visuel, l’affiche de Cannes 2011, il fallait que nous soyons prêts. Nous avons bien mis la pression à Universal pour ne pas rater cette opportunité de passerelle entre le Festival, le film et Jerry Schatzberg qui est aussi un habitué de Cannes (il a eu la Palme d’Or pour L’Epouvantail, a été membre du jury). Faye Dunaway était souvent présente à Cannes donc cela fait une belle synergie, un beau lancement pour la nouvelle vie du film qui va être plus découvert que redécouvert, je pense. C’est un très grand film…

Propos recueillis à Paris le 15 avril 2011 par Stéphane Beauchet et Ronny Chester pour DVDCLASSIK.

Nous remercions chaleureusement Vincent Paul-Boncour et Fabien Braule pour leur accueil et leur très grande disponibilité !

Par Stéphane Beauchet et Ronny Chester - le 16 mai 2011