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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Intruse

(City Girl)

L'histoire

Minnesota 1929. Lem Tustine (Charles Farrell), fils de paysan, se rend à Chicago à la demande de son père pour y vendre leur dernière récolte de blé. Dans un snack-bar, il rencontre Kate (Mary Duncan), jeune et jolie serveuse qui ne se sent pas heureuse en ville. Sans cesse en butte aux assiduités de clients libidineux, elle rêve de fuir à la campagne. Lem et Kate tombant réciproquement amoureux, ils décident de se marier immédiatement et d’aller vivre à la ferme des Tustine. Si la mère (Edith Yorke) accueille chaleureusement sa bru, il n’en va pas de même du père dur et autoritaire (David Torrence) qui se braque immédiatement contre elle, pensant qu’elle n’apportera rien de bon à son fils ni à la bonne marche de "l’entreprise familiale". Il lui fait porter la faute de la mauvaise vente effectuée par son fils alors qu’elle n’était due qu’à la crise financière. Il en arrive même à la frapper ; Lew n’osant pas s’opposer à son père et lui reprocher son attitude, Kate lui refuse sa couche. Elle va néanmoins dès le lendemain aider à la nouvelle récolte du blé, préparant le repas pour les ouvriers au sujet desquells elle se rend vite compte qu’ils ne sont pas moins vulgaires et dissolus que les citadins. L’un d’entre eux, Mac (Richard Alexander), va même tenter de la séduire, ce qui renforce l’idée du père que l’épouse de son fils est une traînée. Déçue par les ragots qui courent sur son compte, par la lâcheté de son mari, par l’attitude des ouvriers agricoles, par le despotisme de son beau-père, Kate décide de retourner en ville…

Analyse et critique

City Girl est le troisième film américain du cinéaste allemand F.W. Murnau après le célébrissime L’Aurore (Sunrise) et l’irrémédiablement perdu Four Devils dont il ne reste plus aujourd’hui que quelques photos de production. Sur le tournage de Sunrise, Murnau avait acquis un statut quasi unique au sein de la Fox, son directeur lui ayant laissé une totale liberté de mouvement. Mais l’échec auprès du public de ce film de nos jours unanimement encensé (à juste titre) ne pouvait pas encourager le studio, refroidi, à lui laisser de nouveau carte blanche ; ses deux films suivants seront donc  un peu plus "bridés", William Fox venant régulièrement surveiller son réalisateur. City Girl se tourne à une époque au cours de laquelle les spectateurs viennent à peine de découvrir le cinéma parlant et commencent à ne plus jurer que par lui. De plus, le Krach de Wall Street et l’ambiance déprimante qui règne aux USA à ce moment-là font que le public recherche avant tout du divertissement et il se rue avec plus d’avidité vers les comédies musicales que sur les drames paysans. Le cinéaste ne peut néanmoins plus faire machine arrière, son film étant engagé trop avant, il quitte le tournage suite aux trop nombreux désaccords qui le faisaient entrer en conflit avec William Fox et fuit Hollywood sans pour autant lâcher totalement le morceau, ayant donné par écrit des directives et des recommandations pour la mise en scène du reste du film qui sera repris en main par A.F. Erikson et supervisé par deux des amis du cinéaste, H.H. Caldwell et Katherine Hilliker, responsables également des intertitres.

Au départ, Murnau avait envisagé d’offrir au public américain une espèce de poème lyrique dédié à la culture du blé (le film devait d’ailleurs s’appeler "Our Daily Bread", titre biblique que reprendra King Vidor pour une de ses œuvres les plus lyriques, datée de 1934) et cette ode pastorale, à l’aspect documentaire assez poussé, devait inaugurer un nouveau procédé de format large nommé "Grandeur" qui ne sera finalement utilisé que pour deux autres uniques longs métrages. Voulant renouer avec certains de ses drames paysans tournés au début des années 20 tel La Terre qui flambe, il décide d’adapter une pièce jouée à Broadway et se déroulant à la campagne, une tragédie surtout axée sur les relations père/fils ; si le film en fait également un de ses éléments principaux, c’est néanmoins sur l’histoire d’amour que le réalisateur et ses scénaristes s’appesantiront le plus, tout comme déjà dans Sunrise, et pour notre plus grand bonheur tellement les amoureux de Murnau sont convaincants et touchants.

Il choisit pour interprètes principaux de cette dramatique romance le couple déjà formé dans La Femme au corbeau (The River) de Frank Borzage, à savoir Charles Farrell (alors un des acteurs fétiches du studio et  partenaire d’élection de Janet Gaynor) et Mary Duncan qui faisait déjà partie de la distribution de Four Devils. Face à eux, outre l’excellent David Torrence dans le rôle du père, on trouve Guinn "Big Boy" Williams que l’on connait surtout pour avoir été le faire-valoir "comique" d’Errol Flynn notamment dans certains westerns de Michael Curtiz (Santa Fe Trail, Virginia City…). Déjà bien anxieuse de la tournure que prenait le film au vu des circonstances de l’évolution du cinéma, pressentant un possible fiasco, la Fox n’accepte pas que l’équipe se déplace jusque dans le Minnesota, et le tournage de cette tragédie de l’Amérique rurale durant la Grande Dépression aura lieu en Oregon. Quoi qu’il en soit, tout fini par être bouclé en 1930. Au vu des changements radicaux qui s’opéraient dans l’industrie du cinéma, la sortie de City Girl fut sans cesse repoussée puis le film fut charcuté, remonté pour finir par atterrir sans avant-première dans une seule salle de New York et dans l’indifférence la plus totale. Une version remaniée, parlante, fut également projetée dans certaines salles équipées mais elle a aujourd’hui totalement disparu. Les spéculations vont bon train et sont encore nombreuses sur ce qu’aurait été ou pas le film si Murnau était resté jusqu’au bout sur les plateaux de tournage ; en tout cas le résultat est désormais devant nos yeux, et quiconque aurait bien du mal à discerner les séquences tournées ou non par le grand réalisateur tellement l’ensemble demeure en l’état stylistiquement cohérent, parfaitement homogène et équilibré.

A l’instar de nombreux précédents films du cinéaste, City Girl fait s’interférer une situation conflictuelle (ici entre un père autoritaire et un fils peu mature) et une histoire d’amour passionnelle, la femme étant au centre des antagonismes, haïe par son beau-père en même temps qu’adoré par le fils, lui aussi du coup pris entre deux feux, n’arrivant pas à choisir de quel côté pencher car ne voulant déplaire ni à l’un ni à l’autre. Elevé dans le respect des traditions et de la religion, dans l’obéissance absolue à l’autorité patriarcale, il n’ose pas se rebeller ni même ne serait-ce que hausser la voix envers son père. Pour cette raison, son épouse, plus moderne, plus vive, tente de s’imposer face à la dureté de son beau-père mais abandonne très vite ne se sentant pas assez de mordant pour continuer la lutte sans le soutien de son mari. Du coup, elle le reproche fortement à ce dernier et décide de se "cloitrer" de son côté, lui refusant même sa couche et les plaisirs attendus alors qu’ils entament à peine leur lune de miel. Lem ne va commencer à réagir que lorsque, n’ayant pas eu le bonheur de côtoyer sa femme depuis son arrivée à la ferme, il aura de plus à supporter les soupçons d’adultère qui pèsent sur elle suite à l’arrivée des ouvriers agricoles, et notamment de l’un d’entre eux qui lui tourne autour avec insistance. C’est la jalousie qui enfin va le faire se réveiller pour tenter de récupérer sa dulcinée qu’il aime d’un amour fou, un amour presque aussi touchant que celui qui liait les deux époux de Sunrise.

Les deux films nous présentent d’ailleurs une sorte d’inversion et de renversement des valeurs et des situations, s’exposant à nous un peu comme les deux faces opposées d’une histoire quasi similaire. Alors que dans L’Aurore, les protagonistes se déplacent de la campagne à la ville au sein de laquelle les amants vont enfin pouvoir se retrouver et redécouvrir leur amour, City Girl part d’un mouvement inverse, la fille ne pouvant plus supporter la vie citadine, parvient à se faire emmener vivre à la campagne. Mais dans les deux cas, contrairement à ce qu’on aurait pu penser, c’est en ville qu’ils vivront leur bonheur le plus intense. Car si la séquence la plus mémorable de City Girl, celle au cours de laquelle l’harmonie du couple est à son zénith, se déroule lors de leur arrivée sur le domaine agricole, quelques minutes après tout s’écroule et Kate découvrira être bien plus malheureuse à la ferme qu’elle ne l’était lors de ses longues nuits solitaires passées dans son petit appartement de Chicago. Alors que dans Sunrise, c’est la femme qui semble la personne la plus fragile du couple, n’osant rien faire alors qu’elle comprend que son époux est sur le point de la noyer, dans City Girl, au contraire, c’est elle qui représente la modernité et la force de caractère, celle qui n’a pas froid aux yeux et qui fonce tête baissée dans les conflits pour sauvegarder sa félicité. Quant à Lem, à l’opposé de l’homme de L’Aurore, c’est un être naïf toujours sous la tutelle de ses parents, engoncé dans les traditions et les restes d’une éducation rigide ; les serveuses rient sous cape lorsqu’au snack, elles voient ce "péquenot" faire sa prière avant d’entamer son sandwich. Son innocence fait néanmoins aussi sa force puisque, contrairement au personnage deL’Aurore qui succombe à la tentation de la femme fatale, son équivalente ici n’arrivera pas à faire fléchir Lem malgré ses gestes audacieux et ses positions équivoques lors du voyage en train qui ouvre le film. Ce n’est pas tant le puritanisme qui le retient à ce moment que son ingénuité et sa pensée unique tournée vers le travail.

Mais, alors que Sunrise baignait encore dans une ambiance et une esthétique venues directement de l’expressionisme allemand, City Girl  s’en détache pour se rapprocher d’une plus grande ‘américanité. Moins rigide ou baroque (c’est selon), plus austère dans sa technique, City Girl est souvent plus proche de la chronique naturaliste. Bien évidemment que certains plans, éclairages et utilisations des décors font encore penser à la première école esthétique du cinéaste mais l’ensemble est plus sobre, bien plus modeste dans ses effets, plus proche de King Vidor ou de John Ford que du Murnau que nous connaissions jusqu’à présent. Ici, le cinéaste délaisse plus ou moins les effets de "montages-séquences" virtuoses, sa caméra tourbillonnante, les traficotages d’images (tout ceci étant par ailleurs génial, entendons-nous bien), mais son souffle lyrique n’a pas perdu de son intensité même si moins emphatique et s’il s’exerce sur une histoire un peu trop prévisible surtout dans sa seconde partie. Une mise en scène toujours aussi soignée mais plus épurée et qui n’accouche pas moins d’une des plus belles séquences de l’œuvre du cinéaste, la fameuse arrivée du couple à la ferme. Baigné de bonheur, le couple passe la barrière qui ouvre sur le domaine et les voilà, précédés par un travelling absolument sublime, courant dans les champs de blé, se laissant tomber dans les bras l’un de l’autre, se donnant de fougueux baisers et repartant de plus belle jusqu’aux premiers baraquements : un souffle de liberté totale, une impression de plénitude et de joie de vivre comme on en voit rarement au cours d’une année de visionnage de films. La complicité entre les deux acteurs, la somptuosité de la photographie, la perfection des cadrages et de l’utilisation de la lumière ainsi que la belle musique composée pour l’occasion par Christopher Caliendo ne doivent pas être négligés dans le fait d’avoir eu le sentiment d’être témoin d’une séquence qui touche à la perfection émotionnelle.

Cet instant remarquable ne doit cependant pas nous faire oublier que le film dans son ensemble est une belle réussite même si la trame pourra sembler trop banale, la fin trop abrupte, certains situations assez schématiques, les personnages secondaires pas assez richement croqués voire assez manichéens, et quelques séquences un peu trop étirées. Le talent de conteur et la mise en scène brillante de Murnau font tout passer alors qu’entre les mains d’un tâcheron, l’intrigue aurait pu donner lieu à un mélodrame bien sirupeux. Ici, grâce à une direction d’acteurs irréprochable et à une belle sensibilité dans l’écriture du scénario, c’est l’humanité des personnages qui retient avant tout l’attention, cette lutte de Kate contre les idées préconçues à son égard, la gentillesse de la mère qui ne dit mot mais dont l’amour pour son fils et sa bru transparaît avec force dans son regard, la tristesse de Lem n’arrivant pas à reconquérir sa jeune épouse… Difficile aussi d’oublier cette description d’une journée aux champs au cours de laquelle, approche documentaire, rires, sourires et larmes vont se succéder. Terrence Malick ne se serait-il pas souvenu du film de Murnau quant il tourna son magnifique Days of Heaven (Les Moissons du ciel) ? Tout porte à le croire d’autant que Nestor Almendros, féru de cinéma muet, aurait bien pu le lui faire découvrir tellement certaines ressemblances sont frappantes. En tout cas, comme son descendant, City Girl est une œuvre d’une remarquable pureté, pas aussi éblouissante que Sunrise mais presqu’aussi attachante.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 16 novembre 2010