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Édito

« Le jour s’est levé, sur une étrange idée… » L’étrange idée, qui nous paraît aujourd’hui tellement improbable et si douloureuse, c’est celle qu’une voix si particulière s’est éteinte à jamais. La voix de Bertrand Tavernier, qui ne sera plus là pour nous accueillir lors de nos explorations cinéphiles, la voix d’un homme fondamentalement bienveillant qui savait monopoliser la parole sans que nous n’y trouvions jamais à redire, la voix d’un vieux sage qui nous tirait par le coude pour nous emmener vers des territoires cinématographiques mal défrichés ou dans des lieux certes maintes fois explorés mais dont les secrets n’étaient pas tous dévoilés et dont il détenait certaines clés. Il peut sembler incongru de retenir en priorité la voix d’un cinéaste quand on veut mettre en lumière son travail et son héritage, mais c’est pourtant ce qui nous revient en premier lieu, comme c’est presque toujours le cas lorsque se rappellent à notre bon souvenir les enseignants qui ont marqué de façon indélébile notre parcours d’élève.


Alors que la planète cinéma, dans le monde entier et particulièrement aux Etats-Unis (Martin Scorsese le premier), s’émeut sincèrement de la disparition de Bertrand Tavernier, désormais considéré avec raison comme l’un des plus grands « passeurs » de l’histoire du 7e Art ; alors que son œuvre cinématographique est unanimement reconnue comme digne d’intérêt malgré l’inégale réussite de ses presque trente réalisations (fictions et documentaires) - sauf pour l’un de nos fameux quotidiens nationaux qui préfère continuer à régler ses comptes avec un sens de l’à-propos questionnable -, nombreuses sont les réflexions et les réminiscences qui s’entrechoquent dans notre esprit et qu’il conviendrait d’ordonner afin de lui rendre hommage. Mais obstinément, c’est la voix de Tavernier qui revient nous hanter avec le plaisir coupable de la nostalgie et cet immense chagrin éprouvé à son décès. Même en lisant sa prose dans ses nombreux textes qui ont jalonné notre apprentissage du cinéma, son timbre enflammé et chaleureux tendait à se substituer à notre petite voix intérieure ! C’est dire la présence du bonhomme, qui était déjà imposant par ses tenues (difficile d’oublier les chapeaux repérables de loin dans le métro parisien qu’il portait à une époque) et sa stature physique sans que celle-ci nous paraisse agressive. La passion, les convictions, les emportements parfois ne pouvaient décidément pas dissimuler sa profonde douceur et surtout le besoin et l’envie de faire partager ses enthousiasmes et ses découvertes.


Le souvenir d’un être toujours en mouvement, intéressé par tout et par tous, à l’écoute des autres mais ferme sur ses convictions, infatigable défenseur du cinéma et de ses grands et petits maîtres, voilà ce qui finalement s’impose. « La vie et rien d’autre », oserait-on dire. Ainsi, à nouveau Tavernier bouscule nos petites habitudes. Car en effet, il faut rappeler qu’être cinéphile, c’est aussi voyager inévitablement - et avec un sens avoué du fatalisme - en compagnie de fantômes du passé que l’illusion du cinéma fait revivre le temps d’une projection. Nous avons cette inclination - cette complaisance aussi parfois - à nous apitoyer quand s’éteignent des artistes qui ont nourri notre passion ou lorsque ceux-ci prennent suffisamment d’âge pour qu’on en vienne à imaginer avec frayeur leur prochaine disparition. Pour le cinéphile, l’univers du cinéma peut quelquefois s’apparenter à un autel sur lequel on place des reliques pour perpétuer la mémoire de nos chers disparus avec la révérence qui sied aux sentiments que nous leur portons. Dans ce contexte de recueillement que d’aucuns jugeraient excessif (un recueillement qui nous fait parfois passer pour des illuminés aux yeux de nos proches), le François Truffaut de La Chambre verte n’est jamais bien loin... Mais chez Tavernier, il n’y a pourtant pas de place pour ces considérations morbides. Quand il nous prend par la main, nous ne partons pas visiter un vieux musée délabré aux murs décrépis, éclairé par des cierges vacillants et baigné dans une musique d’enterrement. Non, le musée du cinéma que nous faisait traverser Bertrand Tavernier est un espace rempli de vie et de vies, dans lequel des guides fébriles et des conservateurs excités accrochent et décrochent sans cesse des œuvres, courent ouvrir de nouvelles ailes, font jaillir des passerelles, alignent des ateliers de restauration. Quand Tavernier s’exprime, on pourrait croire que Boetticher vient de terminer un film, que Michael Powell est en salle de montage, que John Ford et Jean Renoir discutent de leurs prochains projets, que Maurice Jaubert met la touche finale à sa dernière composition, qu’Anthony Mann attend que le soleil revienne au-dessus d’une colline pour compléter un plan, que Jean Gabin vient de s’emballer pour un rôle, que Melville engueule avec férocité quelques pauvres techniciens entre deux séquences de génie… Le débat sur la supposée mort du cinéma ne devait probablement pas l’affecter - de toute manière, pour certains, le cinéma est mort depuis que Méliès a succédé aux frères Lumière -, et ce même si les changements profonds que cet art a connu (voire subi) depuis dix ans et le manque actuel de créativité du cinéma américain sont des données objectives. Mais sa foi nous interdisait de nous complaire dans ce pessimisme snob.


Sur le tournage de L'Horloger de Saint-Paul (1974) - copyright StudioCanal

Voilà comment nous voulons nous souvenir de Bertrand Tavernier. Quelle que soit la façon dont on apprécie son œuvre personnelle (sur ce site, il va de soi que nous faisons partie des spectateurs conquis), nous n’avons pas eu l’objectif dans cet article de la commenter avec précision ; sur DVDClassik nous avons déjà eu l’occasion et le plaisir de le faire dans de nombreuses chroniques et tant de films nous restent encore à analyser. Ce qui relève de la gageure pour une critique française en constante soif d’auteurs. Comment savoir en effet sur quel pied danser devant un parcours cinématographique aussi diversifié ? Bertrand Tavernier, grand amateur des cinéastes américains voguant entre différents genres, faisait en effet de même en France et cela peut sembler un défi (voire pour certains, une impossibilité) de relier avec les outils critiques traditionnels des films aussi différents que Des enfants gâtés, Capitaine ConanUne semaine de vacances, Coup de torchon, La Mort en direct, L. 627, Autour de minuitQue la fête commence ou Un dimanche à la campagne. Mais si l’on tient à relever des constantes, il faudrait les trouver dans un amour inconsidéré pour l’Histoire, la littérature et la culture sous toutes ses formes - un attachement qui lui vient de sa prime jeunesse et de son milieu familial -, dans une détermination à regarder l’âme d’une société et en prendre le pouls afin de mettre en lumière ses insuffisances, ses injustices, ses contradictions, ses lâchetés, ses secrets inavouables, mais aussi son énergie, sa richesse, sa créativité, son savoir, ses figures historiques belles ou laides, ses combattants du quotidien, ses paysages et son verbe. Et probablement aussi dans son attachement fort pour les comédiens, les plus confirmés et charismatiques comme ceux qu’il a révélés ou aidés à s’épanouir. Passionné par le cinéma américain, Tavernier était un cinéaste absolument français et son œuvre se lit à la fois comme un chant d’amour pour ses réalisateurs de chevet, dont il pouvait à l’occasion reprendre des plans ou les citer de façon indirecte, et comme un explorateur avisé de la société française, l’œil toujours acéré et les sens aux aguets, souvent conjugués à l’humour typique de celui à qui décidément on ne la fait pas.


Quand Bertrand Tavernier s’attelait à un nouveau projet, il précisait que sa volonté première était de comprendre et d’apprendre. Soit tout le contraire d’un cinéphile dogmatique, puisqu’il pouvait revenir sur des déclarations passées et reformuler parfois ses opinions au vu d’observations récentes et d’échanges avec ses interlocuteurs. Le fait qu’il ait eu l’occasion d’écrire à la fois pour Les Cahiers du Cinéma et Positif (ce qui n’est pas un mince exploit) donne la mesure de son ouverture. Et ce, même si lors des désaccords qui pouvaient inévitablement poindre à la lecture de ses deux ouvrages les plus emblématiques - 50 ans de cinéma américain (avec feu son complice Jean-Pierre Coursodon) et Amis américains -, on avait presque envie de lui donner raison tant son intelligence et sa sagacité emportaient tout sur leur passage ! Tavernier n’était évidemment pas infaillible dans ses jugements, mais qu’importe, puisque les désaccords occasionnels, sources de débats et de nouvelles découvertes, ne faisaient finalement qu’enrichir notre rapport à sa personne et à son enseignement. Et l’on ne cessera de conseiller la lecture de ses différents articles et livres (dont l’un des derniers au titre révélateur, Le cinéma dans le sang) et le visionnage de ses nombreuses interventions filmées tant les points de vue techniques, thématiques, les anecdotes innombrables, les analyses, les connaissances encyclopédiques, les émotions s’entrechoquent avec malice, pertinence, et toujours dans une langue accessible, chaleureuse et familière, qui invite au partage et à l’enseignement dans ce qu’il a de plus noble plutôt qu’à l’établissement de sectes et de chapelles. Jusqu’à la fin, malade et affaibli, le cinéaste a poursuivi sa « mission » de transmission, jusque dans son DVDBLOG, une vraie mine d’informations et de découvertes qu’il tenait régulièrement à jour et sur lequel il n’hésitait pas à correspondre avec ses lecteurs, même les plus critiques.


Chez DVDClassik, nous sommes quelques-uns à avoir eu la chance de rencontrer Bertrand Tavernier à maintes reprises, à avoir pu longuement discuter avec lui (et surtout écouter, parce qu’il fallait parfois trouver le temps et l’énergie pour en placer une !). Ses présentations régulières de westerns sur les éditions vidéo Sidonis/Calysta constituaient un rendez-vous immanquable, à tel point qu’elles pouvaient surpasser en qualité le film qu’il était venu évoquer... Désormais, son absence va se révéler très pesante, le vide qu’il laisse pour tous les cinéphiles ne se comblera jamais. Mais si la peine que nous ressentons est grande - même si sans comparaison avec celle de tous ses proches et collaborateurs, notamment à l’Institut Lumière -, son héritage vivifiant et son enthousiasme jamais pris en défaut doivent continuer à nous inspirer. Le réalisateur appréciait le travail que nous entreprenons depuis près de vingt ans sur DVDClassik et, en toute humilité, ce n’était pas la moindre de nos fiertés à nous, enfants de Positif, de Starfix, de La Dernière séance… et de Bertrand Tavernier.
 

Entretien avec Bertrand Tavernier (septembre 2005)

Entretien avec Bertrand Tavernier (janvier 2013)

Par Ronny Chester - le 28 mars 2021