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Interviews

Le bureau, spacieux et chaleureux, ne trompe pas : nous voilà bien dans l'antre d'un cinéphile grand cru, et d'un cinéaste majeur. Au mur, une mosaïque d'affiches résumant une carrière riche et héteroclite, où s'invitent les films de cinéastes amis. Au milieu du bureau : des piles de dossiers, partout ; Le Monde, des revues, des DVD... Et puis ce détail incongru qui attire rapidement l'oeil : sur les étagères, des statuettes Jackie Brown semblent improviser une danse macabre autour d'une figurine Scream. Comme un symbole de l'ouverture d'esprit d'un des réalisateurs français les plus importants de ces trente dernières années, auteur de l'indispensable 50 ans de cinéma américain et d'une vingtaine de films tout aussi essentiels. Rencontre autour du DVD, qui va rapidement partir dans tous les sens - pour notre plus grand plaisir...

Vous dites dans la biographie que Jean-Pierre Raspiengeas vous a consacrée que la cinéphilie n’en est qu’à ses débuts et que tout reste à découvrir. Pensez-vous que le DVD est le support idéal d’une telle redécouverte ?

Idéal, je ne sais pas… Je reste quand même très attaché au film que l’on découvre en salles. Je constate que l’attention y est plus forte, ou alors il faut trouver des conditions de home cinema parfaites, et que les gens à vos côtés se conduisent comme au cinéma - ce qui n’est pas toujours le cas. Je suis retourné voir Side Street (La Rue de la mort, 1949) d’Anthony Mann en salles, et c’est là que j’avais envie de le redécouvrir ; mais si le DVD avait existé, je l’aurais immédiatement acheté ensuite pour revoir des bouts de scènes, étudier certains passages et espérer découvrir des bonus intéressants. Ceci dit, il m’arrive de me dire qu’il vaut mieux acheter le DVD de La Patrouille infernale de Stuart Heisler par exemple, plutôt que de le revoir dans une copie pourrie à la Cinémathèque. En cela, ce support a changé ma cinéphilie au quotidien. Et puis il sort tellement de films que si l'on est absent un mois ou plus, la seule manière de les voir va être le DVD.

Le DVD n’a-t-il pas pourtant, et assez paradoxalement, entraîné une nouvelle génération de cinéphiles vers les cinémathèques et les cinémas d’Art et Essai ?

C’est possible, oui. Encore que je pense qu’il y a toute une clientèle qui reste très timide envers le DVD, toute une frange de cinéphiles qui sont restés très conservateurs. Beaucoup de gens dans l’enseignement notamment mettent du temps à sauter le pas. Les producteurs français et les grandes Majors ont longtemps fait preuve du même conservatisme. Ils ont laissé de coté ce marché qui a pu installer en toute quiétude une grande opacité et ces majors n'ont pas du tout essayé, pendant des années, de valoriser leur catalogue. Pathé commence bien à se réveiller, mais par rapport à Ted Turner, c’est assez catastrophique. Même s’il faut bien reconnaître que le catalogue Gaumont ou Pathé des années 40/ 50 n’est pas ce qu’il y a de plus excitant : il y a plus d'Hunnebelle, de Pottier, de Lefranc que de Duvivier. Mais il y a quand même des incontournables, des Pagnol, des Guitry, des Bresson. On attend toujours Le Condamné à mort s’est échappé alors que tous les autres Bresson sont sortis... Quel retard pris sur les américains ! Comment expliquer que Les Enfants du Paradis ou La Règle du Jeu soient bien mieux traités aux Etats-Unis que chez nous ?

C’est d’autant plus dommage que le DVD a remis au goût du jour cette belle idée typiquement cinéphile de patrimoine à préserver…

Ah oui, tout à fait, il peut jouer ce rôle, surtout dans certains pays qui ne peuvent pas bien conserver leurs négatifs. Le rôle du DVD est alors primordial, et c’est dommage que la France soit si en retard. Pathé s’y met et l'on verra bientôt, je l'espère, de belles versions de la splendide adaptation des Misérables par Raymond Bernard, ou Les Enfants du Paradis dans une meilleure édition que celle de René Château…Sans parler des rushes de toutes les émissions de Panigel sur le cinema, qui contiennent des entretiens filmés avec des dizaines de cinéastes et scénaristes, de Jean Aurenche, de Pierre Bost ou de Henri-Georges Clouzot. Et tout ce qui a été fait par Jean Paul Le Chanois et Jean Michel Arnold. Douze heures d’interview d’Autant-Lara, autant de Pierre Chenal et de plein d'autres. Tout cela dort un peu partout et constituerait pourtant un beau matériel pour des émissions de cinéma et pour les bonus des DVD. Ce serait tout de même bien que les Majors trouvent les crédits pour les numériser : cela fait des années que je me bats pour cela, que j’ai demandé à Canal+ de les acquérir, d’en faire quelque chose… mais rien ne se passe. C’est dramatique.

Que suppose, selon vous, la ressortie d’un film du patrimoine en DVD ? Une consécration, comme si le film était de facto adoubé « classique du cinéma » ? Ou plutôt une remise en question ?

Parfois le DVD crée une cinéphilie où l’on parle plus de la technique du DVD (son, transfert, effets stéréo) que de son contenu : film, acteurs, scénario, mise en scène. Ca, je ne peux pas l’accepter : on va discuter pour savoir si le son est bon sur le canal gauche, s’il n’y a pas un petit scintillement sur le coin droit de l’image et le film lui-même est traité en deux ou trois adjectifs… alors que le DVD est avant tout une occasion de redécouvrir un film, de faire le point, de se demander si on a eu raison ou tort de l’aimer ou de le critiquer. Par exemple, j’ai récemment redécouvert des films qui m’ont un peu déçu et inversement d’autres où je me suis dit : "Ah tiens, là, j’aurais dû en parler un peu plus dans 50 ans de cinema américain". Le Plongeon (The Swimmer - 1968), par exemple, un film très curieux de Franck Perry avec Burt Lancaster ou Hustle de Robert Aldrich.

Certains éditos, des Cahiers du Cinéma notamment, laissent entendre que la ressortie d’un classique en DVD empêcherait toute réévaluation critique du film au profit d’une simple idolâtrie.

Il peut y avoir un danger : la prolifération d'une prose de fanzine. Cela dit, ce qui m'étonne, c’est que ce soit les Cahiers du Cinéma qui disent cela, eux qui placent African Queen dans leur collection alors qu’ils ont sans arrêt tapé sur John Huston. Si ce patronage est une occasion de remettre les pendules à l’heure et de reconnaître ses erreurs - même si African Queen n’est pas mon Houston préféré - alors très bien. Mais je ne suis pas sûr que ce soit le cas. Chabrol, lui, a ce courage : dans ses dernières interviews, il le reconnaît : "Qu’est ce qu’on a pu dire comme conneries sur Ford et Huston" (rires). En ce qui me concerne, le DVD me redonne cette furieuse envie d’analyser, de comparer... Je revoyais Beach Red (1967) de Cornel Wilde, un film assez bizarre qui vient de sortir en DVD. Le traitement des Japonais dans ce film est sidérant, surtout compte tenu de l'année de tournage du film, en pleine guerre du Vietnam : les Japonais sont traités comme les Américains, Wilde leur consacre des petits flashbacks intimistes qui les humanisent autant que ses Marines. Ce doit être l’un des rares films américains qui donne à voir un officier japonais partageant le bain avec sa femme et ses enfants. Et qui par ailleurs, sans la même maestria technique évidemment, n’est pas sans anticiper sur l’ouverture d'Il faut sauver le Soldat Ryan, lors d'une très longue scène de débarquement d’une quarantaine de minutes. Il est passionnant aujourd’hui, de replacer ce film dans son contexte historique, dans son genre, mais aussi de le comparer à une éventuelle descendance, que ce soit Le Soldat Ryan ou La Ligne Rouge.

A vous voir si impliqué dans l’actualité DVD (vous tenez un blog sur le sujet), on se demande si vous ne souhaiteriez pas prendre plus de responsabilités dans le monde de l’édition DVD ?

Nous allons le faire. Nous allons lancer une nouvelle collection avec l’Institut Lumière.

Avec notamment un coffret Michael Powell ?

Tout à fait. Et nous discutons actuellement sur d’autres titres, que j’aimerais voir apparaître, notamment évidemment un DVD consacré aux films des frères Lumière. D'ailleurs, il existe déjà un DVD américain auquel j’ai collaboré, avec un commentaire audio assez poilant qu'on avait improvisé, moi en anglais et Thierry Frémaux en français, et qui a très bien marché aux Etats-Unis. Une bonne base de départ. On retrouvera aussi certainement un film comme Dans la nuit, réalisé par Charles Vanel. Mon désir, c’est que l’on sorte des oeuvres liées à la politique éditoriale de l’Institut : des films écrits par Aurenche, réalisés par André de Toth... Je rêverais d’avoir La Chevauchée des bannis (1959) ou Pitfall (1948) malgré les droits américains exorbitants.

Est-ce, d’une certaine manière, le prolongement du Nickel-Odéon, le ciné-club que vous aviez lancé il y a 50 ans à Paris ?

Non, pas vraiment. Le Nickel-Odéon, à quelques exceptions près, était exclusivement consacré au cinéma américain. Là on s’ouvre au cinéma anglais, au cinéma français... Par contre, c’est le même esprit : oublier les clans et les chapelles, découvrir ce qui est intéressant, ne pas penser qu’un article écrit il y a 40 ans est un diktat gravé dans le marbre. Le cinéma anglais existe, il y a un certain nombre de cinéastes à redécouvrir. Non seulement Michael Powell, toujours superbement ignoré par certains, mais aussi Robert Hamer, Alexander MacKendrick, Alberto Cavalcanti. Je serais par ailleurs ravi de participer à d'autres collections - pour Wild Side ou Carlotta, les aider à dégoter des films, leur suggérer certains titres. C’est dommage par exemple que Carlotta ait préféré, parmi les Hathaway, Le Carrefour de la mort à Dark Corner ou Johnny Apollo - sûrement parmi les meilleurs films noirs de cette époque.

Vous n’aimez pas Le Carrefour de la Mort ?

Ce n’est pas mon préféré. Cela dit, Henry Hathaway est quelqu’un qu’il faudrait absolument réhabiliter. Dans ses meilleurs jours, et il y en a beaucoup plus qu’on le croit, il a signé des œuvres très fortes et très personnelles. Il y a une dureté, une netteté dans le découpage qui donnent à 14 heures, à La Fureur des Hommes ou à Niagara, une violence, une noirceur qu'on a sous estimé, une force qui confére une vision d’une âpreté extraordinaire. Récemment, j’étais fasciné en revoyant Appelez Nord 777 (Hathaway) et Crime Passionnel (Preminger). Par des moyens totalement opposés, les deux réalisateurs aboutissent au même résultat : des films formalistes et extrêmement stylisés, contrairement à certaines ambitions néo-réalistes. Hathaway par un refus systématique des mouvements de caméra, et Preminger, au contraire, par un déplacement constant. Dans les deux cas, les films jouent sur une manière d’appréhender le décor et d'y recadrer les personnages qui distille une inquiétude sourde, un doute qui dramatise les rapports de pouvoir. Ainsi la séparation de Charles Bickford et Dana Andrews par une caisse enregistreuse dans le bar incurvé de Crime Pasionnel aboutit au même résultat que les cadrages en champ / contre-champ toujours avec amorce dans la prison de Appelez Nord 777 - où Stewart paraît toujours dominer son interlocuteur.

Un style que l’on pourrait aussi attribuer à Anthony Mann à cette époque dans le film noir (âpreté, violence, composition des cadres) mais avec certes une utilisation différente de la lumière ?

Oui… et aussi à Lang surtout, dans la manière de découper les scènes au scalpel et de traiter la violence. Il y a chez Hathaway une brutalité, une dureté de ton et une absence de sentimentalisme typiquement langiennes. Le sentimentalisme qui existe parfois est souvent rajouté par des dérapages scénaristiques ou par des contributions que le réalisateur n'a pu contrôler : la musique par exemple. On retrouvera cet art de la mise en scène dans son Jardin du diable - que je présente d’ailleurs au sein d’une collection de westerns qui sortira prochainement en France, avec entre autres titres La Lance Brisée (1954) et L’Homme aux Colts d’or (1959) d’Edward Dmytryk ainsi que La Flèche Brisée (1950) de Delmer Daves, metteur en scène que j'adore.

Revenons aux DVD, et en particulier à ceux consacrés à vos films. En êtes-vous satisfait ? Notamment la collection de Studio Canal ?

Pour ce que j’ai pu en voir de temps en temps, oui. Les copies sont magnifiques.

Parce que vous n’en vérifiez pas systématiquement l’aspect technique ?

Je les vérifie lors des travaux mais, ensuite, j’essaie de ne pas trop revoir mes films. Disons qu’à chaque fois que j’en ai vu un bout, j’ai été vraiment satisfait. J’ai regardé une bonne partie du Juge et l’Assassin, de La Vie et rien d’autre, de Capitaine Conan que j’ai trouvé magnifiques… Mais je les avais de toutes manières fait vérifier à chaque fois par mes chefs opérateurs, que ce soit Pierre-William Glenn ou Alain Choquart.

Quant aux spécificités du DVD, le chapitrage par exemple : dans quelle mesure êtes-vous impliqué ?

Pour le chapitrage, je suis consulté à chaque fois. Et je choisis moi-même les titres. J’ai eu un débat passionné avec les gens de Studio Canal : j’aurais voulu mettre plus de chapitres. A chaque fois, je suis étonné par les très longs chapitres sur les DVD français

Et les bonus ? Les scènes coupées par exemple ?

Cela pose effectivement quelques problèmes : est-ce utile de montrer cette scène ? Si elle est ratée ou qu'elle ne nous apprend rien, je ne la choisis pas. Mais si elle éclaire le film, permet de préciser certaines ambitions, si elle révèle un moment d'inspiration chez un acteur, alors ça vaut le coup de la retrouver dans les bonus. J’en ai mis dans Laissez-passer, dans Capitaine Conan - une scène d’attaque que j’aimais bien mais qu’on avait coupée parce que j’en avais déjà beaucoup, et que j’avais l’impression d’être redondant. Il y avait aussi une scène assez marrante dans Laissez-passer, où Aurenche rencontrait un de ses amis habillé en femme, qui lui demandait de lui présenter Jean Cocteau. Et je l’ai coupée, de peur que cette parenthèse alourdisse le film.

Quant aux commentaires audio ?

Tout comme il y a des bonus nuls, il y a aussi des commentaires nuls… Par exemple, le commentaire des auteurs de Ghostbusters était ouvertement baclé : aucun intérêt. Quand j’ai enregistré des commentaires, j’ai essayé de donner un maximum d’informations, de préciser certaines ambitions, certaines recherches par exemple sur le style des mouvements, des cadrages de Laissez-passer, qui prenaient le contre-pied des films des années 40 - contrairement à ce qui a parfois été écrit. Dans la manière de filmer, de cadrer, de monter. Là, je peux analyser le pourquoi de certains plans, expliquer, ou encore raconter comment on a tourné certaines scènes. Je demande en général qu’une autre personne soit avec moi, pour instaurer un dialogue et surtout laisser la parole à des techniciens : le décorateur Guy Claude Francois sur Capitaine Conan, ma scénariste Colo Tavernier sur Daddy Nostalgie. Le commentaire me permet par ailleurs de rendre notamment hommage à certains comédiens. Des acteurs dont personne ne parle jamais et dont je peux souligner la justesse, l'invention. Cela permet aussi de parler de la musique, très oubliée des critiques, expliquer le rapport entre un instrument et la lumière, définir l'apport de Duhamel, Sclavis, Sarde ou Texier.

Pensez-vous que l’analyse filmique est du ressort du réalisateur lui-même ? Que c’est son rôle d’analyser ses propres films ?

Non, pas forcément. Miser sur des critiques, des universitaires est tout aussi intéressant. L’analyse d’un Mankiewicz par Pascal Mérigeau, d’un Hitchcock par Jean Douchet - et ce, même s’il truste 90% des bonus aujourd’hui - voilà qui est passionnant. On pourrait être même plus curieux, demander l’apport d’historiens, de sociologues, d’intellectuels susceptibles d’ouvrir l'oeuvre. Ainsi, pour les bonus de Capitaine Conan, j’ai beaucoup aimé l’analyse de l’historien, Stéphane Audouin-Rouzeau, qui est absolument remarquable. Mais les réalisateurs peuvent rendre compte de l'ensemble du processus de création, que ce soit en analysant quelques scènes ou la totalité du film, et ils peuvent dire des choses plus intéressantes que dans des interviews où on leur pose toujours les mêmes questions et où on les confronte trop rarement aux options esthétiques.

Il y a aussi des réalisateurs qui commentent les films des autres. Vous particulièrement, sur Le Corbeau, les Melville, les productions Ealing. Est-ce un exercice qui vous plaît ?

Oui, ça me plaît, bien que ce soit épuisant. C'est une bonne manière de lutter contre son ego. J'aime admirer, c’est tellement enrichissant : le travail de préparation sur les DVD d’Ealing, par exemple, a été considérable. Il a fallu se reporter à des essais publiés en Angleterre ou aux Etats-Unis, puisqu’il y en a peu en France : quelqu’un comme MacKendrick a été complètement ignoré par la presse française, excepté quelques très beaux articles de Positif. Travailler sur ces films m’a donc permis de découvrir plein de choses sur cette période passionnante : à un moment où l’on parle d’identité culturelle, ce désir de faire des films anglais, enracinés dans la culture nationale, en prise avec le pays, est vraiment épatant. Des gens comme Hamer ou Cavalcanti, qui tournaient en décors naturels, découvraient des acteurs prolétariens aux accents prononcés, sont des cinéastes captivants qu’il faut absolument redécouvrir. Went the Day Well ? (Alberto Cavalcanti, 1942) est un film sidérant. Censé être un long métrage de propagande, il met en valeur la naïveté et l’absence de lucidité anglaises face à l’intelligence de l’ennemi. C’est un chef-d’œuvre absolu tout comme Il pleut toujours le dimanche, ou les Mackendrick. L'Homme au complet blanc est une fable sur la société de consommation très en avance sur son temps.… Malheureusement, au fil des années 50, ce cinéma anarchique et anti-aristocratique s'est coupé du pays, s'est réfugié dans l’apologie des vieilles guimbardes, des petits tortillards, des petites PME conservatrices. Et c’est forcément intéressant d’analyser cette évolution, qui reste terriblement actuelle.

Revenons à vos propres films et à leur sortie en DVD… Qu’avez-vous pensé de l’initiative de Claude Sautet de remonter ses films lors de leur ressortie en DVD, peu avant sa mort ?

Sautet était obsédé par ça. Il y a certains films sur lesquels il en avait gros sur la patate. Sur Garçon notamment. Montand estimait que personne n’accepterait de le voir en garçon de café et il avait donc contraint Sautet à rajouter des scènes, que Claude n’aimait pas du tout… Cet ego imbécile a du coup endommagé le film, qui aurait pu être un vrai chef-d’œuvre.

Avez-vous envisagé de faire vous aussi quelques retouches sur vos propres films ?

Un jour, je le ferai peut être, si j’en trouve le temps… Je l'ai fait sur La Mort en Direct. Sur Le Juge et l’Assassin par exemple, je pourrais couper une partie des deux dernières scènes, même si je reste persuadé de la pertinence de leur contenu. Par contre, il y a certains films auxquels je n’ai pas envie de toucher : Un Dimanche à la campagne, Coup de torchon, La Vie et rien d’autre, L627 ou même L’Appât. Quant aux autres films, même si je me suis trompé, il me serait difficile de couper - ne serait-ce qu’à cause de ma mise en scène, souvent composée de plans très longs. Et puis ce qui me retient, c’est que je connais des romanciers ou des auteurs de théâtre qui l’ont fait, et dont on peut tout à fait contester les coupes. Quand Labiche publie un théâtre complet en omettant un certain nombre de pièces, que l’on redécouvre ensuite, on peut légitimement estimer qu’il a eu tort. J’ai le souvenir de Tati supprimant un moment très drôle des Vacances de Monsieur Hulot : Hulot va chercher sa balle de tennis dans un fourré, où un prêtre dort. En se baissant, il fait une génuflexion… Tati a dû penser que ce gag était anti-clérical et l’a supprimé, alors que c’était extrêmement drôle. Si certains plans m'avaient été imposés, cela aurait été différent. Mais j’ai toujours fait en sorte de ne pas avoir à subir le moindre compromis sur mes films. Je me suis offert ce luxe : je n’ai jamais eu à prendre d’acteurs dont je ne voulais pas, à couper des scènes pour satisfaire la censure ou un producteur. Avant la sortie, écoutant Sautet, j'ai fait des coupes notamment dans Que la fête commence et ensuite Yves Robert m'a fait couper un moment rajouté, un gag où Jean Rochefort faisait le gorille dans une église. Mais c'était avant la sortie. J'ai toujours coupé dans mes films mais pas pour satisfaire une censure quelconque. Et je revendique certaines des erreurs de ces films, mais aussi leur exigence.

La ressortie de vos films vous a-t-elle obligé à porter un regard rétrospectif sur votre carrière ?

Oui, ça a été une manière de se pencher sur le passé, de revoir des moments qui ont été exaltants… En faisant les commentaires, je me suis dit que j’avais eu une chance formidable : j’ai fait le métier dont je rêvais quand j’avais 13 ans, sans faire de compromis, avec passion, amour, en me marrant. Je n'en espérais pas autant. Et cela en côtoyant des gens exceptionnels. Je me suis souvenu des fous rires avec Aurenche pendant l’écriture de Coup de torchon, des éclairs de génie d’Eddy Mitchell sur le plateau, du tournage jouissif de Que la fête commence avec Philippe Noiret, Jean Rochefort et Jean-Pierre Marielle… Je me suis souvenu aussi et surtout du plaisir à découvrir de nouveaux comédiens. Regardez Que la fête commence, le nombre d’acteurs qu’on y (re)découvre : Nicole Garcia, Brigitte Roüan, Christine Pascal, Michel Blanc, Thierry Lhermitte, Gérard Jugnot…

Sans compter les têtes d’affiches, aux carrières desquelles vous avez parfois donné une seconde jeunesse…

Oui, d’une certaine manière j’ai changé les carrières de Rochefort, Noiret ou Marielle. Et révélé Louis Ducreux, Dexter Gordon, Harry Dean Stanton, Samuel Le Bihan. Donné une nouvelle chance à Harvey Keitel que plus personne n’utilisait à l’époque. Au bout du compte, revoir mes films m’a surtout rappelé une chose dont on ne parle jamais assez : le plaisir. Le plaisir que j’ai pris à les écrire, les tourner, élaborer la mise en scène, les mouvements d’appareil, à avoir ce contact avec les comédiens, à faire évoluer vingt personnages dans le plan, qui se coupent la parole ou surgissent de partout comme dans Laissez-passer. Trouver des extérieurs excitants. J’ai fait des films de gourmand, et c’est pour cette raison que l’étiquette de cinéaste engagé m’énerve parfois… Je le maintiendrai contre tous les Kaganski du monde : j’aimerais que l’on m’accorde au moins ce mérite, ce plaisir dans le filmage, ce rapport à la nature, aux paysages, au décor, à la topographie, à la lumière d'une aube. Que ce soit dans Le Juge et l’Assassin, Capitaine Conan, La Vie et rien d’autre, L627, Un dimanche a la campagne ou La Mort en direct, j'ai imposé des décors qui sont devenus de vrais enjeux, de vrais personnages dramatiques et cinématographiques.

Vous avez cité Serge Kaganski, journaliste aux Inrockuptibles : trouvez-vous la critique injuste envers votre filmographie ?

Pas la critique, quelques personnes à Paris qui n'ont jamais décelé la moindre qualité dans mon travail, ni relevé la moindre ambition (le choix de Ron Carter pour la musique de Béatrice, celui de Trauner, la faculté de passer de La Guerre sans nom à Coup de Torchon, de L'Autre coté du Periph à Autour de minuit, de s'interesser à la guerre d'Orient et aux gens qui vont adopter au Cambodge)… Ca n’a guère d’importance. Sur le coup, les papiers font parfois mal, puis des années après, les articles qui remettent les choses en place se multiplient. Je viens de lire dans Débat un magnifique papier de Stéphane Audouin-Rouzeau, qui dit en substance que Capitaine Conan et La Vie et rien d’autre sont les deux seuls films consacrés à la guerre 14-18 à avoir donné une vraie leçon d’Histoire aux spécialistes. Et il y exprime son étonnement face à l’incompréhension de cette critique : "Les journalistes n’ont pas vu le film que j’ai vu". Et je me souviens de Mankiewicz me disant que c'était le scénario le plus excitant qu'il avait vu dans ces 10 dernières années. Et de la chaleur de Kazan sur L'Horloger de Saint-Paul, de l'enthousiasme d’Abraham Polonsky pour Ca commence aujourd'hui… A côté de cela, je viens encore de recevoir deux prix en Italie, deux prix aux Etats-Unis, le Prix Kieslowski, le Prix John Huston décerné par la Director’s Guild… Je ne peux pas dire que je sois vraiment malmené.

Est-ce dû aux sujets que vous abordez, la politique, l’Histoire… ?

En France, on a peur d’appeler un chat un chat. La mode est en ce moment au repli sur soi, à l’incommunicabilité, au non partage, à l’artiste se refermant sur lui-même pour explorer ses démons intérieurs. Un art miroir remettant en cause le spectateur. La chute du communisme, la triste évolution politique a fait naître une forme "d’à-quoi-bonnisme", de dérision et de cynisme. Tout cela peut donner quelques très beaux films mais je refuse d'en faire un dogme, une règle esthétique. Aujourd’hui, si vous montrez des personnages conscients, en partie, de ce qu’ils font, des problèmes qui les menacent, vous êtes immédiatement catalogué cinéaste explicatif. Il y a par exemple une telle peur du travail, moteur dramatique de la plupart de mes films, que tout ce qui s’y rapporte est considéré comme lourdement signifiant par la critique ou sociologique. L’une des mes fiertés, c’est que les gens concernés par mes films les ont toujours soutenus : les appelés d’Algérie ont toujours défendu la justesse de La Guerre sans nom, les flics se sont reconnus dans L627, les adoptants dans Holy Lola, les magistrats dans Le Juge et l’Assassin. De même pour Laissez-passer, des gens comme Jacques Siclier qui ont vécu l’époque m’ont confirmé l’authenticité de notre reconstitution. Seuls quelques hurluberlus ont affirmé que le film était une remise en cause de la Nouvelle Vague, allégation qui restera comme l’une des inventions les plus ubuesques, les plus cornichonnes de l'histoire de la critique. Moi qui me suis battu avec passion pour Godard, Varda, Chabrol, j’avoue me perdre dans des abîmes de perplexité (rires).

On a le sentiment qu’il y a eu une cassure dans votre carrière après La Guerre sans nom : d’abord des films posés, avec des non-dits, des héros réfléchis, au rythme assez calme… puis, à partir de 1992, des films beaucoup plus directs, mettant en scène des personnages constamment en mouvement, comme si votre tempérament reprenait le dessus et décidait de foncer dans le tas.

Il y avait déjà une ébauche de cela avant La Guerre sans nom : le personnage de Sabine Azéma, feu follet d’Un dimanche à la Campagne ou encore Julie Delpy dans La Passion Béatrice. Mais effectivement, après La Guerre sans nom, j’ai ressenti une nouvelle énergie, comme une envie de renaître, de repartir à zéro, de refaire un premier film. Les films sont de toutes façons dictés par le monde qui nous entoure, par des déceptions politiques, des désillusions… Ecouter les "acteurs" de La Guerre sans nom m’a donné envie de replonger les mains dans le cambouis. Tout à coup, je me suis mis en état d’urgence et suis parti dans une nouvelle voie pour ne pas me répéter. De même, mes enfants m’ont ramené à une réalité à laquelle j’ai alors décidé de me frotter : les problèmes de drogue de mon fils, qui ont inspiré L627 en sont le meilleur exemple. Autant d’événements qui ont déclenché une folle envie de vaincre mes peurs, mes pudeurs et de retourner au charbon.

Jusqu’à Laissez-passer, dont on pourrait presque dire qu’il est votre film somme ?

J’espère quand même encore en faire d’autres (rires). Mais c’est vrai que c’est un film qui m’a passionné, et l’un de mes favoris, que j’ai pris un pied inouï à tourner. De même que la rencontre avec Jacques Gamblin a été extraordinaire. C’est un homme que j’ai adoré : tout au long de ma carrière j’ai d’ailleurs eu la chance de rencontrer des gens de cette qualité : Torreton, Marielle, Noiret, Rochefort. Lui, c’est un de mes modèles : il reste d’une ouverture d’esprit, d’une vivacité. C’est l’intelligence en mouvement…

On vous connaît le même enthousiasme pour Aurenche.

Bien qu’un peu retors, Jean Aurenche était un émerveillement constant : Trauner disait de lui que c’était un homme qui créait de la poésie. C’est quelqu’un qui s’imprégnait littéralement de ce qui l’entourait et qui défendait une grande liberté narrative. Il détestait les constructions théâtrales - en cela, il était très proche de la Nouvelle Vague. Ce qui rend le papier de Truffaut d’autant plus injuste. Ce n’était pas un adaptateur, mais quelqu’un qui se nourrissait sans cesse de la vie. La sienne et celle des autres. C’est pourquoi je voulais le montrer s’inspirant des réactions, des phrases de Marie Gillain dans Laissez-passer : il pouvait tout autant se nourrir des réflexions d’une prostituée que de celles de Pierre Bost. Je regretterai d’ailleurs toujours de ne pas avoir écrit de scènes de travail entre Bost et lui, même si ce genre de scènes est souvent hasardeux. Autant une scène de plateau, celui de Tourneur en l’occurrence, est assez facile à mettre en place, autant montrer les deux scénaristes autour d’une table peut-être franchement périlleux.

Cette passion pour l’histoire du cinéma, vous l’avez prolongée tout au long de votre carrière grâce à l’écrit, notamment dans votre célèbre Dictionnaire du cinéma américain, co-écrit avec Jean-Pierre Coursodon. Un livre passionnant jusque dans ses contradictions : vous écrivez dans l’introduction qu’entre la rédaction de la première édition et de la seconde, vous avez réévalué, sous-évalué tel film, tel réalisateur…

(Interrompant la question avec enthousiasme) Ah, mais je passe mon temps à le faire ! Dès que je vois un film, j’envoie un petit mot à Coursodon : "Si jamais un jour on devait refaire le livre, là on a été un peu injuste, là on devrait étayer, etc". C’est un livre qui s’écrit au quotidien. Exemple sur Beach Red de Cornel Wilde, dont je parlais tout à l’heure : je n’ai pas manqué d’envoyer un mot à Coursodon sitôt le film terminé, ou encore sur Hustle d'Aldrich, The Monster and the Girl de Heisler... J'ai aussi envie de rajouter un paragraphe pour parler de La Splendeur des Amberson, affiner le texte sur de Toth, cinéaste que nous avons contribué à réhabiliter. Et quelquefois on s’aperçoit qu’on avait sacrément raison. Par exemple, en revoyant The Yearling (1946) de Clarence Brown, j’étais assez content de ce qu’on avait pu écrire sur le film. Et inversement : on a tout aussi bien pu être injustes, ou surévaluer des films…

En effet. Notre génération a grandi avec le cinéma des "barbus", ces cinéastes des années 70 qui ont instauré une nouvelle donne à Hollywood. Les Coppola, Scorsese, Lucas, De Palma, Spielberg... Et, étrangement, ressort du livre un sentiment de rendez-vous manqué : vous n’êtes pas très tendres avec certains membres de cette "famille".

C’est faux. Nous avons été franchement élogieux avec Martin Scorsese, Robert Altman, Sean Penn, Francis Ford Coppola ou Sidney Pollack (ce dernier est devenu franchement décevant). Ou avec Jerry Schatzberg, auteurs de trois des plus grands films de l'époque : Scarecrow, Panique à Needle Park et Portrait d'une enfant déchue. Ou Woody Allen et John Cassavetes. Ou Terrence Malick. Qui parlait de Badlands à cette époque en dehors de Positif ? Pour de Palma, nous avons écrit un très long texte, louant certains films ; mais je serais finalement encore plus sévère aujourd’hui : je trouve ses derniers films absolument nuls. C'est vrai que l'on est sévère avec John Carpenter. Ce qu’il fait me semble tellement facile, ces lents travellings à la steadycam dans des rues désertes, sa réappropriation du sérial et de la série B (le fade Jack Burton dans les griffes du Mandarin)… C’était marrant quand c’était Roger Corman qui offrait une contre-culture, mais maintenant ces films, ces genres sont devenus officiels, institutionnels. Et l'intérêt s'émousse . Ce qui était un contre-pouvoir est devenu une norme aussi écrasante que les films indigestes d’un Mervyn LeRoy. Ceci dit, je persiste à croire que nous avons été assez justes avec ces réalisateurs. A l’époque où nous avons commencé à écrire, ils étaient très décriés. Regardez comment était reçu 2001 : rappelez-vous que les Cahiers du Cinéma étaient en pleine période maoïste et ignoraient royalement ce cinéma. Si aujourd’hui on nous reproche d’être durs avec ces réalisateurs, c’est que leurs derniers films sont généralement assez pauvres. Les derniers films de Coppola sont tout de même franchement décevants, que ce soit Jack ou The Rainmaker. Steven Spielberg, pareil : certains films m’épatent, comme A.I. et puis j’ai le malheur d’enchaîner sur Amistad, et catastrophe : c’est plat, raté et chose rare pour un film de procès, ennuyeux. On a écrit beaucoup de bien des Dents de la Mer, de Duel, voire de La Liste de Schindler. Mais je trouve Il faut sauver le Soldat Ryan très discutable. Evidemment, la scène d’ouverture est très impressionnante - même s’il y a une idée de mise en scène impardonnable : les deux ou trois contre-champs sur les mitrailleuses allemandes…

En quoi ces contre-champs posent-t-il problème ?

Pourquoi changer brusquement de point de vue dans cette séquence ? C'est la seule fois. Et pour nous montrer quoi ? Une mitrailleuse. On réduit l'ennemi à cette arme. On ne lui donne pas le droit d'exister. Si on change de point de vue, il faut qu’il y ait une raison. Soit on traite ces Allemands comme des êtres humains, en ne montrant pas uniquement des soldats derrière une mitrailleuse, mais des hommes, soit on garde le point de vue des Américains. Ce changement d’axe nous dit que les Allemands ne sont même pas dignes d’être traités comme les soldats Américains : ils sont juste des tueurs anonymes… Et une fois le débarquement terminé, Il faut sauver le Soldat Ryan est un petit film de patrouille sans intérêt : il y a, sur le même thème, une trentaine de films américains bien plus réussis (Cote 465, Bastogne, Fixed Bayonnets de Fuller...). Dans cette seconde partie, Spielberg accumule les stéréotypes, voire les clichés, que ce soit sur la guerre ou la France. D’une manière générale, je trouve que la plupart des cinéastes du Nouvel Hollywood font des films extraordinairement décevants aujourd’hui : leur carrière vire même parfois au désastre. Regardez Sidney Pollack. Ou encore Michael Cimino… Cimino, c’est une catastrophe.

Il ne peut pas être tenu entièrement responsable de la chute libre de sa carrière !

Mais si. La presse omet toujours de le dire, mais Cimino s’est détruit tout seul, par mégalomanie, et cela donne les films qu’il a fait par la suite. Mais je n'ai pas très envie de parler des films que je trouve discutable.

Qu’est ce qui, du coup, vous fait vibrer dans la production américaine actuelle ?

Il y a de temps en temps des surprises de taille : Eternal Sunshine of the Spotless Mind, I Was Josh Polonski’s Brother, Rushmore, Sideways ou Ray de Taylor Hackford, dont j'avais aimé certains films. Sans compter tous ces documentaristes dans la lignée d'Errol Morris Et évidemment quelques grands cinéastes continuent : Clint Eastwood en premier lieu dont les deux derniers films sont magnifiques, Steven Soderbergh, Robert Altman, le Scorsese d’A Tombeau Ouvert, David Lynch, les frères Coen, le Michael Mann de Révélations, Tim Burton malgré quelques ratages. Oliver Stone aussi, un cinéaste curieux qui a souvent été à côté de la plaque, mais dont les derniers films sont parfois passionnants, que ce soit U-Turn ou Nixon. Je vois par ailleurs des cinéastes se disperser : Ang Lee avec Hulk par exemple, ou capituler.

On vous sent tout de même nettement moins passionné par la production contemporaine ?

C'est vrai que je suis moins intéressé par Wes Craven que par Billy Wilder ou John Ford. Peut être est-ce aussi que je suis plus excité par d’autres cinématographies : les Iraniens, les Taïwanais, les Argentins, les Israéliens (Mon Trésor, Il marchait sur l'eau) ou les Coréens : dans le domaine policier, peu de films américains récents égalent Neuf Reines ou le formidable Memories of Murder. Ce qui manque chez beaucoup de cinéastes américains, c'est la force de conviction. Quand je vois 3h10 pour Yuma, je sens cette conviction dans chaque plan, dans chaque scène. Ce qui donne une force morale à ces films qui décuple leur pouvoir dramatique, leur émotion. On sent une culture, une civilisation inspirée par Shakespeare, la Bible, Mark Twain… C'est remplacé maintenant par une technologie impressionnante, des mouvements d’appareil incroyables, un réel brio technique mais tout cela reste creux, vain. Troie par exemple, qui ne méritait pas le dédain de la presse, n’a pas la conviction du Cid d’Anthony Mann, du Spartacus de Stanley Kubrick, de Lawrence d’Arabie… Je préfère Kingdom of Heaven de Ridley Scott, voire l'Alexandre d'Oliver Stone. A croire que le cinéma américain actuel est encore plus standardisé qu’à l’époque de la toute-puissance des studios. Quand je vois Batman Begins, je me dis qu’il y a trente réalisateurs américains interchangeables qui pourraient faire ça : où est la place de Christopher Nolan, cinéaste pourtant intéressant, dans ce dispositif de mise en scène et cette masse d’effets spéciaux ? Le problème est le suivant : Walsh et Hawks étaient nourris des classiques de la littérature antique, la nouvelle génération, elle, est gavée de sous-produits, de comics, ou de films Z de la Shaw Brothers. Je ne peux pas dire que je sois foncièrement contre, puisque cette culture peut donner de grands films comme ceux de Quentin Tarantino (encore que Kill Bill me semble vide et marque les limites de ces sources d'inspiration), mais aussi beaucoup d'œuvres décervelées. On a l'impression que les auteurs n'ont jamais ouvert un livre. L’Amérique a toujours recyclé sa culture et ses films : exemple entre mille, Witness qui n’est rien d’autre que le décalque parfait de L’Ange et le Mauvais Garçon… Le problème, c’est que la personne qui fabrique le goût d’aujourd’hui, ce n’est plus Fred Zinnemann ou William Wyler mais George Lucas. Or Star Wars, c’est une resuccée d'Hopalong Cassidy, scénaristiquement très pauvre par rapport à des écrivains de SF comme Theodore Sturgeon, Ray Bradbury, Alfred Van Vogt, Arthur C. Clarke, voire même des auteurs d’héroïc-fantasy comme Jack Vance, chez qui Il y a une luxuriance de détails et d’inventions que vous n’aurez jamais dans la saga de Lucas... Cela dit, je n’ai pas le temps de tout voir, et je dois sûrement passer à côté de plein de films que je redécouvrirai après en DVD. Et puis il suffit d’exprimer son désamour pour être contredit la semaine suivante par cinq films américains formidables, donc je garde quand même la foi.

Cette relative déception vous empêcherait-elle de rééditer votre dictionnaire ?

Non, parce qu’on s’arrêterait aux années 90, et qu’il y a tout de même de nombreux films excitants, des documentaires d'Errol Morris aux Pixar. Mais c’est vrai qu’écrire deux pages sur Renny Harlin, ça ne me motive pas plus que cela (rires). Ceci dit, la maison d’édition ne semblent pas pressée de sortir une nouvelle édition : nos lettres sont restées sans réponses depuis cinq ans. Alors que le livre a été un énorme succès… C’est d’autant plus dommage qu’il y a des choses à corriger, à réévaluer sans arrêt. Nous sommes les premiers à reconnaître dans l’avant-propos du livre que nous avions fait des erreurs d’appréciation. C'est une attitude rare dans la critique. Mais ne soyons pas masochiste, on a eu très souvent raison. Je relisais ce que l'on écrivait sur Paul Newman, sur Henry Hathaway, sur Mitchell Leisen…Rien à redire.

Dernière question : qu’en est-il de vos projets cinéma ?

Il y a des projets, mais dont je ne peux pas encore parler. Je me concentre pour l’instant sur la sortie d’Holy Lola en DVD, avec des interviews d’adoptants et un excellent making-of, notamment. Quoiqu’il en soit, je ne manque pas de travail.

 Tous nos remerciements à Bertrand Tavernier et Nadia Costes

Par Ronny Chester & Xavier Jamet - le 1 septembre 2005