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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Corbeau

L'histoire

Médecin d’un petit village du cœur de la France , le docteur Rémy Germain est la victime d’un corbeau, qui l’accuse d’adultère et de pratique illégale de l’avortement. Rapidement, les lettres infamantes se multiplient et personne dans le village n’est épargné par les ragots qui engendreront alors cabales, drames et règlements de comptes. Seul contre tous, le docteur Germain va mener son enquête et découvrir, en même temps que le coupable, les bassesses et la mesquinerie dont peuvent être capables ses concitoyens.

Analyse et critique

Tourné pour la Continental, compagnie de cinéma française régie par l’occupant allemand, Le Corbeau est le second film d’Henri-Georges Clouzot, qui officiait alors en tant que docteur es scénarios et venait de rencontrer le succès pour ses débuts de réalisateur avec L’Assassin habite au 21. Formidable triomphe lors de sa sortie, retiré des écrans à la Libération, sujet de toutes les polémiques, son deuxième film est depuis rentré dans l’Histoire du cinéma... non sans encombres. Etrange destin en effet que celui du Corbeau, film honni de toutes parts, tant par la presse clandestine et résistante (le fameux critique et historien du cinéma Georges Sadoul allant même jusqu’à comparer le film à Mein Kampf) que par le pouvoir de Vichy, qui attendait de sa filiale cinématographique des films autrement plus glorieux et optimistes que cette sinistre et sordide histoire de chantage. Destin d’autant plus étrange que le film fut finalement accusé des mêmes maux de part et d’autre : une vision dégradante et anti-française de la société de l’époque. Le film, que ce soit sous Vichy ou à la Libération, fut donc une cible idéale, ainsi que son créateur qui se vit interdire à vie toute activité cinématographique dès juin 44 (cette peine fut finalement réduite à deux ans).

Force est de reconnaître que les portraits brossés par Clouzot et Chavance allaient à l’encontre de tout romantisme et pouvaient faire grincer des dents tant du côté de la Résistance (nous sommes loin du portrait idyllique de la France vue par René Clément dans La Bataille du rail) que des adeptes de Pétain. Ainsi, à l’image de sa fameuse (et formidable) scène métaphorique de l’ampoule, personne n’est tout blanc ou tout noir chez Clouzot. Tout en nuances claires-obscures, ses personnages ne pouvaient servir de modèle à quelque pouvoir que ce soit : Clouzot est trop misanthrope et désespéré pour être utilisé en vue d’une quelconque propagande...

Hors ces circonstances politico-historiques (auxquelles Bertrand Tavernier met un point final dans le documentaire en lavant Clouzot de tout soupçon collaborationniste : ce dernier aurait, une fois dans la place, aidé de nombreux juifs persécutés et pourchassés par les Allemands...), le film garde aujourd’hui une puissance cinématographique tout bonnement ahurissante. Baladé d’indices en indices, de suspects en suspects, le spectateur assiste à un suspense de premier ordre, ce que le contexte chargé du film ne devrait pas nous faire oublier. En effet, Le Corbeau est un grand film de cinéma, point final ! On aurait ainsi pu craindre que le passé de scénariste de Clouzot pesa sur le film et sur sa réalisation (votre serviteur, au risque de vous choquer, persiste à penser que le surestimé Assassin habite au 21 doit plus à son scénario astucieux qu’à de réelles qualités de mise en scène), mais il n’en est rien. Certaines scènes, proches de l’expressionnisme, donnent au film une griffe fantastique passionnante - cadrages déstructurés, jeu sur la profondeur de champ, ombres démesurées, jeux de lumières d’une beauté fulgurante : Clouzot s’impose comme un vrai cinéaste, avec un regard et un style que l’on retrouvera dans ses films suivants.

Sans parler de son amour des acteurs...

Car Le Corbeau, c’est aussi une galerie de personnages haut en couleurs, une ribambelle de comédiens talentueux s’en donnant à cœur joie. Servis par des dialogues brillants (une constante chez Henri-Georges Clouzot), Ginette Leclerc, Pierre Larquey (délicieux dans son rôle de docteur, réfléchi et posé) ou encore Noël Roquevert (qui offre une interprétation loin des clichés auxquels il se cantonna parfois) jouent tous à merveille, condition sine qua non pour que fonctionne le suspense inhérent à toute histoire de corbeau (tout le village peut être coupable, et doit donc être suspecté au fur et à mesure par le public). Accusé de parfois forcer son jeu, Pierre Fresnay obtient, quant à lui, un de ses plus beaux rôles, un de ses plus modernes aussi. Dans une oeuvre tout aussi moderne. Combien d’autres films de l’époque osaient affronter frontalement des questions aussi actuelles que la drogue, l’avortement ou l’adultère ? Combien de films d’alors se permettaient de dresser un portait au vitriol des instances dirigeantes de la France (il faut voir la manière dont sont dépeints tous les politiques du Corbeau...) ? Voilà aussi pourquoi le film déplut tant à Vichy : personne dans le village ne peut censément représenter les valeurs vichyssoises de triste mémoire (Travail, Famille, Patrie). Et pourquoi il ne plut pas plus aux Résistants : la France décrite dans Le Corbeau n’a rien d’héroïque, c’est la France des couards, des traîtres et des délateurs.

C’est donc le regard neuf, loin de toutes ces considérations politiques importantes mais révolues, qu’il faut se présenter face au second film de Clouzot, pour lui laisser toutes ses chances et y trouver un véritable plaisir de spectateur. 60 ans plus tard, Le Corbeau garde en effet toute sa force, même si l’on pourra peut-être lui reprocher un dénouement légèrement décevant au regard de l’intrigue développée avec maestria tout au long du film. A l’image de certains scénarios malins d’aujourd’hui (La Prisonnière espagnole, Sex Crimes...) et d’hier (Les Diaboliques, de Clouzot... déjà), c’est finalement plus l’intrigue que sa conclusion qui cloue le spectateur dans son fauteuil. Mais cette infime réserve ne saurait vous éloigner de ce film brillant et sombre à la fois, d’une modernité tout à fait bluffante pour un film de cette époque.

DANS LES SALLES

retrospective clouzot

DISTRIBUTEUR : les acacias

DATE DE SORTIE : 8 novembre 2017

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En savoir plus

La fiche IMDb du film

Portrait d'Henri-Georges Clouzot à travers ses films

Portrait d'Henri-Georges Clouzot

Chronique livre : Henri-Georges Clouzot cinéaste

Par Xavier Jamet - le 2 mars 2004