Vera Cruz (1954) de Robert Aldrich
HECHT-LANCASTER
Avec Gary Cooper, Burt Lancaster, Denise Darcel, Cesar Romero, Sarita Montiel, George Macready, Jack Elam, Ernest Borgnine, James McCallion, Morris Ankrum,
Scénario : Roland Kibbee, James R. Webb d’après une histoire de Borden Chase
Musique : Hugo Friedhofer
Photographie : Ernest Laszlo (Techicolor 2.00)
Un film produit par James Hill, Harold Hecht et Burt Lancaster
Sortie USA : 25 décembre 1954
La première partie (1930/1949) de cette rétrospective du western ne pouvait mieux se terminer puisque ce fut avec mon film préféré, la splendide et poétique
Charge héroïque (She Wore a Yellow Ribbon) de John Ford qui, vision après vision, garde intacte sur moi son pouvoir de fascination. Je m’apprêtais à conclure cette deuxième partie par une semblable apothéose,
Vera Cruz ayant longtemps fait partie de mon panthéon westernien lui aussi. Lorsque j’ai vu pour la première fois le film d’Aldrich en VOST en deuxième partie de ‘La dernière séance’ (la fameuse émission présentée par Eddy Mitchell), ce fut un véritable choc, une jubilation de tous les instants ; le ressenti fut le même que lors de mes découvertes successives de tous les films de Sergio Leone qui, surtout pour la trilogie des dollars, se sont d’ailleurs grandement inspirés de
Vera Cruz. Aujourd’hui, je ne renie pas ma passion pour ces titres même si je ne supporte quasiment plus les westerns du cinéaste italien. Du nouveau visionnage à cette occasion du deuxième western d’Aldrich résulte aujourd’hui une petite déception, cependant loin du rejet presque total que me procurent désormais les films de Sergio Leone. Non pas que
Vera Cruz soit mauvais (les Leone non plus d'ailleurs) mais, tout en continuant à le trouver brillant (tout au moins durant la première demi-heure), je me suis senti beaucoup moins impliqué, je n’ai plus vraiment vibré comme autrefois aux aventures amorales et picaresques de nos deux aventuriers pourtant interprétés à merveille par le duo Lancaster/Cooper. Essayons néanmoins de rester un minimum objectif après avoir résumé le pitch !

1866. La Guerre de Sécession vient de se terminer mais la révolution fait rage au Mexique ; les partisans de Benito Juarez luttent contre l'armée de l'Empereur Maximilien. Une aubaine pour les aventuriers de tous bords et les vaincus de la Guerre Civile américaine qui pensent à cette occasion pourvoir se constituer une petite fortune. Ancien Colonel de l'armée Sudiste, Benjamin Trane (Gary Cooper) accepte l'offre du Marquis de Labordère (Cesar Romero) qui lui propose de combattre pour Maximilien dont il est le bras droit. Joe Erin (Burt Lancaster) et ses hommes, des mercenaires prêts à se vendre au plus offrant, rejoignent eux aussi les forces de l'Empereur. Trane et Erin qui s’étaient rencontrés lors d’une situation assez rocambolesque, poursuivis par les lanciers de l’Empereur, reçoivent pour mission d'escorter la diligence qui doit conduire la comtesse Marie Duvarre (Denise Darcel) jusqu’à Vera Cruz. Mais ils découvrent vite que la voiture cache trois millions de dollars en or destinés à acheter des armes et lever de nouvelles troupes. La comtesse semble en fait résolue à partager cette fortune avec Trane et Erin mais, dans les faits, chacun de ces 'trois associés malgré eux' cherchent par tous les moyens à se duper les uns les autres ; finalement, c’est le marquis qui abuse tout le monde, réussissant à s’enfuir avec l'or. La jeune Nina (Sarita Montiel) avertit les partisans de Juarez de la présence de ce butin qu’il serait bon de s’approprier et le général Ramirez (Morris Ankrum) propose à Trane et Erin de changer de camp afin de les aider dans cette tache. Le combat final entre les deux factions va être sanglant y compris pour les aventuriers qui y prennent part…

Cette même année1954, Aldrich réalisait
Bronco Apache et
Vera Cruz, deux westerns très modernes mais aussi très différents. Si le premier était un film courageux, généreux et lyrique (et accessoirement l’un des plus beaux westerns pro-indien),
Vera Cruz, à la limite de la farce picaresque, tout en ironie, impertinence et violence (précurseur et inspirateur de la vague de westerns italiens et américains des années 60), dynamitait avec une vigoureuse vitalité les codes qui prévalaient souvent jusqu’ici dans le cadre du western classique. Le contexte est ici celui de la révolution mexicaine ; l’histoire est celle de deux aventuriers allant essayer d’abuser de la situation pour tenter de s’emparer d’un chargement d’or destiné au départ à lever de nouvelles troupes en Europe pour maintenir l’Empereur Maximilien sur son trône. Peu de westerns avaient encore abordé ce pan d’histoire si l’on excepte l’excellent mais méconnu
L’Aigle et le vautour (The Eagle and the Hawk) de Lewis R. Foster qui se situait un peu avant ce conflit mais qui en dévoilait les prémices, et bien évidemment le superbe
Viva Zapata! de Elia Kazan avec Marlon Brando.
Vera Cruz nous fera oublier le ratage total de Budd Boetticher lorsqu'il avait voulu aborder la révolution mexicaine l’année précédente dans
Révolte au Mexique (Wings of the Hawk). Un constat en dérogeant un peu à notre règle et en s’avançant un peu dans le temps : après
Vera Cruz, beaucoup des westerns qui se dérouleront au Mexique seront marqués par une violence accrue, un ton en général plus dur que ceux dont l'action prendra place aux USA. Malheureusement, les mexicains seront bien trop souvent caricaturés, les scénaristes les dépeignant à de très nombreuses reprises non seulement comme des brutes sanguinaires mais souvent aussi comme de pénibles idiots ; ce qui n’est heureusement pas le cas dans le film d’Aldrich, Morris Ankrum interprétant même avec sobriété le chef des rebelles, l’un des seuls personnages du film à posséder une certaine éthique et de nobles aspirations.
Vera Cruz, sorti le 25 décembre 1954, ne fut certainement pas un réjouissant cadeau de Noël pour tous les intégristes du classicisme hollywoodien en matière de western ; car quoi qu’on en pense, il est indéniable que le deuxième western de Robert Aldrich vient faire imploser le genre en profondeur ; frontalement même, sans être insidieux n’y en passer par quatre chemins ! Il est d’ailleurs assez cocasse et étonnant qu’à quelques semaines d’intervalle, on ait pu voir sur les écrans américains des films aussi différents que
La Reine de la prairie (Cattle Queen of Montana) d’Allan Dwan et
Vera Cruz ; un grand écart assez phénoménal entre un film presque (délicieusement) anachronique à l’époque de sa sortie et qui le devenait encore plus suite à l’arrivée en trombe du film d’Aldrich. Avec ce dernier, l’ironie bouffonne et le cynisme bon enfant, la noirceur mélangée à l'humour potache venaient s’inviter dans le western et il est évident que c’est de
Vera Cruz que découleront non seulement
La Horde sauvage (The Wild Bunch) de Sam Peckinpah (la séquence finale) mais aussi
Les Sept mercenaires de John Sturges (la manière qu’à parfois Sturges de filmer ses ‘Magnificent Seven’ semble directement provenir de certains plans de
Vera Cruz ; celui de la bande de Burt Lancaster lors de la séquence de la diligence renversée sur le pont par exemple) et bien évidemment les trois premiers westerns de Sergio Leone. Des protagonistes qui, en plein évènement historique d’importance dont ils n’ont cure autrement que 'pour s'en mettre plein les fouilles', s’emploient tous à se bluffer les uns les autres pour s’accaparer un magot au départ destiné à être livré pour une bonne cause ; c’est bien évidemment aussi la trame principale des premiers westerns de l’italien et plus précisément celle du
Bon, la brute et le truand. Et on pourrait trouver des dizaines d’autres connexions et ressemblances entre les deux films, non seulement des points communs scénaristiques mais aussi au sein de leur casting et même sur la forme ; mais ce n’est pas forcément le lieu de les énumérer d’autant que tout le monde pourra très facilement s’en rendre compte sans qu'on les y aide.
En ce qui me concerne, comme pour les films de Leone, une fois l’intrigue et les cinglantes répliques bien connues, au bout de quelques visions le film fonctionnait moins bien, l’ennui venant parfois même prendre la place de la jubilation première. J’ai eu l’impression lors de ce dernier visionnage me retrouver devant non des personnages de chair et de sang mais des marionnettes sans âme gesticulant pour amuser la galerie au sein de situations factices. Serait-ce dues aux conditions de tournage qui ont favorisé l'improvisation la plus totale ?
"On terminait le script cinq minutes avant d’aller filmer : on s’asseyait autour d’une table pour construire chaque scène et puis on la tournait telle qu’elle venait d’être écrite. Vera Cruz venait après Apache qui avait été un succès. La pression était donc beaucoup moins grande" disait Robert Aldrich en 1963. Le problème avec cette improvisation est que, si on ne la ressent pas durant les premières fois, trop occupés à nous réjouir des multiples et inattendus retournements de situations, elle apparait plus évidente une fois l’intrigue connue. J’ai trouvé cette fois des trous assez béants, un rythme haché surtout dans la deuxième partie, celle qui débute avec le départ du convoi jusqu’à Vera Cruz ; et ça m'a semblé de plus en plus flagrant au fur et à mesure de l'avancée du film. Toute la mise en place m’a par contre toujours autant procuré de plaisir : que ce soit le prologue (la rencontre des deux héros), la présentation des personnages secondaires et de la situation, ils paraissent au contraire avoir été écrits avec la plus grande rigueur et que ce ne soit qu’ensuite que l’improvisation ait primé. Je suis bien évidemment en train de broder mais c’est l’impression que ça m’a laissé sans que ce ne soit cependant aucunement rédhibitoire.
Vera Cruz marque en tout cas la rencontre de deux géants du cinéma américain, tous deux aussi impériaux. A ma gauche, à la place de John Wayne pressenti au départ, Gary Cooper dans la peau de Ben Trane, sobre, vieilli mais toujours imposant. Son personnage est celui d’un vaincu de la Guerre de Sécession ayant tout perdu et essayant de se refaire une fortune en allant participer à la révolte mexicaine ("
aucune cause ne vaut trois millions de dollars"). Un homme ayant perdu ses illusions sur la bonté humaine et qui décide de ne plus en tenir compte jusqu'à ce que la sincérité qu'éprouvent les juaristes à lutter pour ce qu'ils estiment être une juste cause le fasse reconsidérer sa position et ses idées sur l'homme. Un personnage désabusé et ambivalent, assez complexe et finalement plutôt attachant, finissant par retrouver sa droiture en sillonnant à la toute fin au milieu d'un charnier. Un homme décrit de la sorte par son 'associé' Joe Erin : "
Ben Trane. I don't trust him. He likes people, and you can never count on a man like that."
A ma droite donc, tout de noir vêtu, cette fripouille fourbe, cruelle et cynique de Joe Erin interprétée par Burt Lancaster avec un sourire carnassier, des dents d'une blancheur éclatante, le teint brûlé par le soleil mexicain, tour à tour enjôleur, cabotin et acrobate pour notre plus grand plaisir. Une ordure que l'on se prend à aimer détester, un méchant d'anthologie ! On se souviendra longtemps de l'histoire qu'il raconte à propos de son tuteur : "
Ace used to say you don't take any chances you don't have to. Don't trust nobody you don't have to trust, and don't do no favors you don't have to do. Ace lived long enough to know he was right. He lived thirty seconds after I shot 'em." Un personnage qui quelques années auparavant aurait été balayé d'un revers de main par la censure, n'hésitant pas à prendre en otage des enfants pour se sauver d'un mauvais pas et menaçant de les tuer, prenant un malin plaisir à faire passer de vie à trépas ceux qui se mettent en travers de son chemin, jouissant presque au moment d'enfoncer une lance dans le ventre de son ennemi... Un personnage 'Bigger than Life', un salaud d'anthologie !
Gravitant autour des deux stars, nous trouvons une très belle brochette de seconds rôles à commencer par Cesar Romero, une sacré galerie de ‘sales gueules’ comprenant Jack Elam, Charles Bronson ou Ernest Borgnine ainsi que deux personnages féminins intéressants à défaut d’être assez bien développés, interprétés par Denise Darcel et Sarita Montiel. Comme dans
Bronco Apache, on sent tout du long un Aldrich peu confiant dans l’être humain, la plupart de ses personnages étant des pantins corrompus et avides d’argent et (ou) de gloire, l’amitié ou la loyauté, voire même l’amour étant des données pipées au départ, se révélant être des valeurs n’ayant que rarement un rôle primordial, la ruse, la cupidité et l’égoïsme les ayant remplacées depuis longtemps. Certes amoral et d’un profond nihilisme sur les rapports humains,
Vera Cruz ne saurait néanmoins pas être qualifié de sombre ou de dépressif. Au contraire il est d’une vitalité dévastatrice, d’un rocambolesque échevelé et ne se prend dans l’ensemble pas trop au sérieux. Il possède en outre assez d’éléments ‘exotiques’ (les Pyramides aztèques entre autres) et amusants (l'ironie constante de Joe Erin) et assez de rebondissements pour pouvoir plaire à une majorité de spectateurs. Jacques Lourcelles parlait à son propos et à juste titre de paradoxal "
pessimisme jovial". Pour s'en rendre compte, il suffit de voir avec quel esprit corrosif il décrit les dirigeants et notamment Maximilien et son bras droit, aussi (voire plus) corrompus que les mercenaires qu'ils engagent :
L'empereur Maximilien: "
They're a disreputable-looking band, Henri. Do they know the nature of their mission?"
Marquis Henri de Labordere: "
Only that they will be handsomely rewarded."
L'Empereur Maximilien: "
Do you consider death a handsome enough reward for them?"

Si le ton est assez nouveau et les dialogues particulièrement savoureux, la forme ne l’est pas moins. Cadrages novateurs, plongées et contre-plongées nombreuses et incongrues, gros plans accentués et expressifs, attention soutenue aux avants plans (cactus, pont, visage, arbre…), etc., Robert Aldrich confirme son statut de franc-tireur tout en sachant rester classique quant il le faut : son utilisation de l’espace au travers du superscope (format bâtard en 2.0 qui tombera assez vite en désuétude) est formidable, nous octroyant de superbes panoramiques en balayant les paysages assez inhabituels de cette région du Mexique, utilisant les lignes diagonales lors des grands plans d’ensemble… En revanche, si une importante figuration rend certains séquences assez spectaculaires (les deux au cours desquelles des centaines de mexicains entourent un petit groupe dont la première qui les découvrent par un panoramique fixé au dessus des épaules de Burt Lancaster), j'ai trouvé en les analysant attentivement que les scènes d'action (et notamment le célèbre morceau de bravoure qui clôture le film, assez banal finalement dans sa mise en scène) manquaient singulièrement d'ampleur ainsi que de rigueur dans l'écriture et le découpage, ce qui m'a un tout petit peu gâché la fin du film.

Sinon, pour en finir sur une note positive (car le film le mérite malgré mes quelques réticences), parmi les scènes mémorables qui se situent surtout dans la première demi-heure du film, superbe d'efficacité narrative, outre la cocasse première séquence qui voit la rencontre entre nos deux antihéros, citons celle de la prise d'otages des enfants, celle de l’entrée à la cour de Maximilien des hommes de Burt Lancaster, débraillés, mal rasés, se comportant avec insolence et effronterie, celle au cours de laquelle Burt Lancaster s’essuye la bouche avec le gant d’un officier d’opérette qui nous fait penser à un soldat prussien, celle de la tentative de viol de Sarita Montiel par Charles Bronson (séquence que nous n’aurions pas pu voir avec une telle crudité auparavant)... Et puis quand même aussi cette superbe image finale au goût amer qui rachète la séquence d'action un peu bâclée qui précédait. A signaler aussi une très belle partition de Hugo Friedhofer qui n’est pas sans annoncer les compositions d’Alex North et qui donne un certain souffle d'aventure à ce western à la fois drôle et tragique qui s'avère être un parfait jalon entre le western classique et le western moderne.