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Critique de film
Le film

Quatre étranges cavaliers

(Silver Lode)

L'histoire

Le jour de la fête nationale à Silver Lode, on s’apprête à célébrer le mariage de Dan Ballard (John Payne) avec Rose Evans (Lizabeth Scott), la fille du plus riche notable de la localité. La cérémonie se voit interrompue par l’arrivée inopinée de "quatre étranges cavaliers" dont le chef se dit être un Marshall (Dan Duryea) venu arrêter Ballard. Il l’accuse d’avoir, deux ans plus tôt, tué son frère d’une balle dans le dos et d’avoir dérobé 20 000 dollars. Il souhaite le ramener dans l’Etat où la tragédie s’est déroulée afin qu’il y soit jugé. Grâce à l’appui de ses concitoyens, Ballard obtient un sursis de deux heures afin de prouver son innocence. Le mystérieux Marshall, grâce à quelques malheureux concours de circonstances, va arriver à faire se retourner l’opinion publique en sa faveur, Ballard devenant ainsi la brebis galeuse et allant désormais devoir se défendre (presque) seul et contre tous. La tension est à son comble ; la violence ne va pas tarder à éclater et faire de nombreuses et innocentes victimes…

Analyse et critique

Silver Lode marque le début de l’association Dwan/Bogeaus ainsi que la première rencontre entre le cinéaste et l’un de ses interprètes de prédilection, l’excellent et trop méconnu John Payne. C’est également le plus réputé des dix films de la collaboration prolifique entre le réalisateur et le producteur, auxquels il faut ajouter le compositeur Louis Forbes, le monteur James Leicester et le chef opérateur John Alton qui les accompagneront tout du long. Et non seulement il s’agit d’un magnifique et âpre western de série B mais aussi dans le même temps d’une charge féroce contre le maccarthysme qui venait de gangréner l’industrie du cinéma de l’époque. Dwan n’avait pas eu personnellement à souffrir de la "chasse aux sorcières", et disait toujours ne pas s’intéresser à la politique, mais il semblait pourtant en avoir gardé un sacré ressentiment qu’il exprime vigoureusement dans ce virulent pamphlet. De ce point de vue, Silver Lode se rapproche du fameux Train sifflera trois fois (High Noon) tout en allant bien plus loin et surtout plus frontalement. Il faut néanmoins savoir que cette hypothèse est venue de France, Dwan lui-même n’en ayant jamais fait cas dans ses interviews, ne semblant jamais avoir eu en tête une telle idée.

Il faut pourtant se rendre à l’évidence ; cette théorie tient toujours remarquablement bien le coup ! Jugez plutôt en sachant que, comme son illustre prédécesseur, sa structure dramatique respecte également l’unité de lieu et de temps ! Son intrigue se déroule pendant la journée du 4 juillet, le jour de la fête nationale. A Silver Lode, on s’apprête à célébrer le mariage de Dan Ballard (John Payne) avec Rose Evans (Lizabeth Scott), la fille du plus riche notable de la localité. La cérémonie se voit interrompue par l’arrivé inopinée de "quatre étranges cavaliers" dont le chef se dit être un Marshall (Dan Duryea) venu arrêter Ballard. Il l’accuse d’avoir, deux ans plus tôt, tué son frère d’une balle dans le dos et d’avoir dérobé 20 000 dollars. Il souhaite le ramener dans l’Etat où la tragédie s’est déroulée afin qu’il y soit jugé. Grâce à l’appui de ses concitoyens, Ballard obtient un sursis de deux heures afin de prouver son innocence. Le mystérieux Marshall, grâce à quelques malheureux concours de circonstances, va arriver à faire se retourner l’opinion publique en sa faveur, Ballard devenant ainsi la brebis galeuse et allant désormais devoir se défendre (presque) seul et contre tous. La tension est à son comble ; la violence ne va pas tarder à éclater et faire de nombreuses innocentes victimes...

L’élément primordial qui n’a pas encore été indiqué lors du résumé de l’histoire est que le nom de famille du Marshall (qui n’est autre que le "bad guy" de l’histoire, personne n’en doute, et ce dès sa première apparition) n’est rien d'autre que McCarty. Comme le sénateur du même nom (au moins phonétiquement), sans véritables preuves à l’appui, ce manipulateur va réussir à lui seul à gagner la confiance des habitants de la ville alors qu’ils étaient jusque-là entièrement dévoués à l’accusé (le « We are behind you ! » des concitoyens de Ballard ne fera pas long feu). La réputation d’un homme connu pour son intégrité morale va être entachée en quelques heures par une simple accusation venue d’on ne sait trop où. Après un temps de lucidité et de compréhension (« Admettons que Dan ait pu se tromper dans le passé. Qui d’entre nous est immaculé ? »), le venin de McCarty va vite se propager et le doute va s’installer bien ancré dans les esprits. Au final, les résidents de Silver Lode vont, sans trop de problèmes de conscience, retourner leurs vestes. On ne pouvait guère faire plus transparent de la part de la scénariste Karen DeWolf. Devant la tristement célèbre Commission des Activités Anti-américaines, les personnalités invitées à témoigner réussissaient à détruire la réputation de leurs collègues en guère plus de temps.

Mais ce n’est pas tout et, dans la lignée d’autres films délibérément libéraux tels que Fury de Fritz Lang ou, pour rester dans le domaine westernien, L’Etrange incident (The Ox-Bow Incident) de William Wellman, Silver Lode fustige la lâcheté collective tout en mettant le doigt sur la bêtise de la foule prise dans un engrenage de violence, et qui n’hésite pas à vouloir rendre la justice elle-même sans en passer par un procès équitable. Le film, d’une formidable dignité, se révèle aussi éprouvant que les deux titres cités ci-dessus ; la tension est souvent à son comble au milieu de ce brassage très efficace de thèmes sociaux et politiques pour le moins assez inhabituels dans le western. Mais Silver Lode n’est pas célèbre que pour son aspect extra-cinématographique (un manifeste libéral anti-maccarthiste), ni remarquable uniquement pour son sujet, mais se trouve être dans le même temps splendide sur le plan formel et de plus magnifiquement interprété et photographié.

Silver Lode a bénéficié d’un budget plus conséquent que les films suivants de la série qu'Allan Dwan tournera avec Bogeaus, même si la somme (800 000 dollars) reste dérisoire en rapport avec les films des grands studios ; ce n’est pas pour autant que le réalisateur l’utilisera à mauvais escient, préférant en rester à un dépouillement en corrélation avec un sujet sombre et dramatique. Il semble d’ailleurs sur ce point avoir parfaitement maitrisé son sujet. Sa mise en scène ne déroge pas au classicisme traditionnel, cependant transfigurée par une sorte d’évidence dans le choix des cadrages et de la succession des plans (le découpage sec et épuré ménage une intensité grandissante et réellement prenante), en même temps que dynamitée par l’intrusion de plans séquences absolument fulgurants comme ce célèbre travelling exalté (loué par Martin Scorsese) qui suit Ballard traqué dans les rues de la ville décorée aux couleurs de la nation. Justement à propos de Ballard, l’un de ces laissés-pour-compte qui auront toujours l’affection du cinéaste, c’est John Payne qui l’interprète avec une sobriété exemplaire, gardant toujours un visage fermé et inquiet sans chercher à trop en faire (certains prendront cette forme "d'underplaying" pour un manque de talent mais il n’en est rien, bien au contraire). Son rival dans le film, c’était déjà celui de James Stewart dans Winchester 73, l’inquiétant Dan Duryea, ici une nouvelle fois prodigieux avec sa voix haut perchée, sa mine défaite et son sourire cruel. Parmi les seconds rôles apparaissent beaucoup de visages connus, en tout cas plus que leurs noms, ceux de Robert Warwick, Hugh Sanders, John Hudson, Roy Gordon, Emile Meyer et bien d’autres.

Ce casting quatre étoiles est entériné par Dolores Moran et Lizabeth Scott dans la peau des deux personnages féminins qui sont parmi les plus intéressants du film ; ce sont elles seules qui soutiendront jusqu’au bout l’accusé et qui viendront à son secours tout au long de son itinéraire tragique, compensant la noirceur du regard du cinéaste et de sa scénariste sur la société qu’ils décrivent sans complaisance. Deux femmes d’origines sociales et de caractères presque opposés, qui auraient pu être rivales (l’une est la riche future épouse de Ballard, l’autre son ex maîtresse, Dolly, une prostituée au grand cœur), mais qui préfèreront s’unir pour sauver l’homme traqué et lui faire retrouve sa respectabilité. Si la fiancée a pu douter un instant de son mari, Dolly lui a fait confiance à chaque seconde. [Ce schéma triangulaire vous rappellera peut être celui du sublime Decision at Sundown de Budd Boetticher qui nous proposait également deux magnifiques portraits féminins.] Dolly, femme franche et obstinée, ne passe pas par quatre chemins pour balancer leurs quatre vérités aux membres de cette société puritaine et hypocrite qui abandonne l’un de ses siens par honte d’avoir accueilli en son sein un homme qui a pu être un aventurier en son temps. Dolly (dernier rôle de Dolores Moran qui était l’épouse du producteur Benedict Bogeaus) est un personnage que le réalisateur semble avoir beaucoup apprécié, au point de terminer son film par un plan qui la montre courir en fond de plan avec en main un télégraphe innocentant son ex amant. Pas plus de graisse dans ce final que dans tout ce qui a précédé, Allan Dwan étant allé à l’essentiel avec un sérieux jamais pesant (cependant non dénué d’ironie, McCarty étant tué par le ricochet de sa balle sur la cloche de l’église). Il nous aura délivré au bout du compte une œuvre dure, digne et remarquable, stigmatisant les préjugés et l’absence de générosité morale dans une société qui n’hésite pas à piétiner ses propres croyances en allant jusqu’à envahir une église pour attraper le fugitif. Un des très grands westerns américains de l’histoire du cinéma, aussi bien sur le fond que sur la forme.

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 18 novembre 2009