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Critique de film
Le film
Affiche du film

Lettre de Sibérie

L'histoire

« Je vous écris d’un pays lointain. On l’appelle Sibérie. A la plupart d’entre nous, il n’évoque rien d’autre qu’une Guyane gelée, et pour le général tasriste Andréievitch, c’était "le plus grand terrain vague du monde." Il y a heureusement plus de choses sur la terre et sous le ciel, fussent-ils sibériens, que n’en ont rêvées tous les généraux. Tout en écrivant, je suis des yeux la frange d’un petit bois de bouleaux, et je me souviens que le nom de cet arbre, en russe, est un mot d’amour : Biriosinka. »

Analyse et critique

Esprit curieux et libre, Chris Marker est un voyageur insatiable qui aime parcourir le monde par les livres, l’imagination, le cinéma et les pérégrinations. Entre 1954 et 1958, il dirige la collection Petite Planète aux éditions du Seuil qui propose une série de guides de voyage différents du format classique du genre. Il met l’accent sur les correspondances entre le texte et l’image, en cherchant à valoriser la photographie qui ne se cantonne plus seulement à illustrer un texte autonome. Ce parti pris, tout comme ce goût pour le voyage, on le retrouve dans ses premiers essais documentaires. Dimanche à Pékin est un triomphe au Festival de Tours et Chris Marker se voit auréoler d’une reconnaissance critique au même titre que ses pairs Alain Resnais et Agnès Varda. Formellement, son court métrage surprend les spectateurs, peu habitués à regarder un documentaire aussi subjectivement assumé. Dans le frémissement de la Nouvelle Vague naissante, une nouvelle école de court-métragiste s’épanouit. Un an plus tard, Marker confirme la singularité de son style avec Lettre de Sibérie, qui se présente sous la forme d’un documentaire épistolaire filmé aux confins de l’U.R.S.S.

Lettre de Sibérie est une commande d’Anatole Dauman de la maison de production Argos Film, qui a été lui-même sollicité par l’Association France-URSS. Ancré dans le milieu intellectuel communiste français, Chris Marker saute sur cette opportunité unique de pouvoir explorer la Yakoutie. Et il le fait à sa manière. Le texte et l’image n’ont encore jamais été aussi complémentaires, aussi perméables, aussi étroitement dépendants dans un documentaire. Marker fait preuve d’une liberté formelle qui frise parfois l’insolence. Parsemé d’humour, de clins d’œil, de références littéraires, de jeux de mots verbaux et visuels, Lettre de Sibérie préfigure la cinécriture d’Agnès Varda.

Le ton du film peut dans un premier temps surprendre le spectateur habitué aux œuvres plus tardives de Marker, esthétiquement plus austères et à l’humour beaucoup plus sous-jacent. Ici, il y a une vitalité dans l’écriture, la voix-off passe allégrement du coq à l’âne, ou plutôt du mammouth à l’ours. Le film est ponctué de panoramiques qui embrassent toute la beauté nostalgique des paysages sibériens. La qualité des cadrages et la poésie de certains plans font ressortir tout le talent de photographe de Marker, d’où, revers de la médaille, une certaine rigidité dans la mise en scène que le texte, tout comme la musique, parvient néanmoins à assouplir. A bien des égards, Lettre de Sibérie peur être considéré comme un documentaire musical, et pas seulement parce que Chris Marker évoque le prestige de son ami Yves Montand en U.R.S.S. La musique participe à la variété de ton du film, entre célébration de la nature et dramatisation du commentaire off. En plus des compositions de Pierre Barbaud, Chris Marker a puisé dans le répertoire russe, celui de Chostakovitch et de Prokofiev.

Ce jeu de résonnance entre le texte et l’image, qui oriente l’œil du spectateur dans un sens ou dans l’autre, fait toute la saveur de Lettre de Sibérie. Mais derrière le ton léger et la narration épistolaire un brin décousue, ce documentaire est en réalité savamment construit et fait la part belle au dialectisme. Chris Marker oppose l’U.R.S.S. d’hier, archaïque, sauvage, presque enfantine, et l’U.R.S.S. contemporaine, qui se projette à toute vapeur dans l’ère moderne et dans l’espace. Ce choc temporel est perceptible par le montage et les transitions volontairement abruptes. Par un montage emphatique qui évoque le style d’Eisenstein, Chris Marker représente la construction d’une nouvelle centrale électrique, surgie de nulle part, au plein cœur des ces paysages de Sibérie, bucoliques et pittoresques, où se côtoie tout un bestiaire d’animaux exotiques. Chris Marker se fait l’explorateur d’un terre orientale méconnue des Occidentaux et le rapporteur des innovations d’un pays industriel qui cherche à étaler toute sa puissance dans le contexte tendu de la guerre froide.

La lettre est ponctuée de la célèbre phrase « Je vous écris d’un pays lointain », emprunté à Henri Michaux, que Chris Marker décline tout au long du long métrage. Ce « bout du monde » est le « pays de l’enfance », où se mêlent un imaginaire à la Jules Verne et les impressions exaltées, presque naïves, de celui qui voit pour la première fois. L’U.R.S.S est dépeinte en dernier lieu comme « le pays de l’obscurité » aux nuits longues et glaciales, aux précieuses richesses enfouies dans les profondeurs de la terre, à la mélancolie indicible. Ce rattachement à l’enfance, déjà au cœur de Dimanche à Pékin, permet à Marker une certaine légèreté dans le style qui ne saurait néanmoins cacher toute l’ironie mordante et la profondeur du propos du cinéaste.

Effectivement, pour éviter la lourdeur propre aux documentaires pontifiants, Chris Marker expérimente et se permet certaines fantaisies : entre le dessin animé sur les mammouths, la fausse publicité sur les rennes, les actualités imaginaires, Marker dévoile un pays fait de mythe et de légende, un pays que le cinéaste rêve à travers le prisme de la fiction. Il balaie d’un revers de main l’objectivité prétendue des documentaires classiques et se moque avec une ironie percutante de la propagande qui bat son plein en ces temps de guerre froide. La manipulation de l’image, la grande thématique de l’œuvre de Chris Marker, apparaît ici avec éclat au cours de la célèbre séquence filmée dans la ville de Yakoutsk, qui continue de fasciner les critiques, analystes, universitaires et cinéphiles de tous poils. Marker répète à trois reprises la même séquence, mais glisse pour chacune d’entre elles un commentaire différent, d’abord élogieux, puis pamphlétaire et enfin "neutre". Entre emphase et accents dramatiques, la musique change également notre perception des faits. En plus de démontrer toute la subjectivité des documentaires, cette séquence s’impose comme un modèle de construction sonore : notre perception dans un film est surtout orientée par le son et l’agencement des voix, de la musique et des bruitages. Le montage sonore, une forme d’écriture en soi, a toujours été très poussé dans les films du réalisateur. De toute évidence, Marker ne croit pas à la neutralité de la représentation, cet entre-deux ambigu, qui quoiqu’il arrive déforme à sa manière la réalité. Il est impossible de rendre compte d’une quelconque objectivité, ce leitmotiv est également martelée par Agnès Varda dans tous ses films.


Ce passage saisissant de Lettre de Sibérie pousse en même temps le spectateur à reconsidérer le film de Marker dans un jeu de réflexion vertigineux. Forcément subjectif, lacunaire et biaisé, Lettre de Sibérie est le reflet du point de vue de Chris Marker, au moment même de sa réalisation en 1957. C’est pourquoi il importe au cinéaste de replacer l’œuvre dans son contexte. Il a été reproché à Marker d’avoir évacué la question du goulag, d’avoir fait vœu de silence face aux atrocités du stalinisme. Or, ce que cherchait justement Chris Marker, que ce soit en Chine ou à Cuba au début des années soixante, c’était justement l’espoir de la renaissance du modèle communiste que la mort de Staline permettait enfin d’entrapercevoir. Au milieu des années cinquante, avec le dégel, un vent d’optimisme souffle à nouveau, comme l’explique Chris Marker : « Dans l’U.R.S.S. elle-même, un frémissement se faisait sentir au milieu des années 50, et les Moscovites d’aujourd’hui parlent avec une poignante nostalgie de ces années où la vie devenait vivable, où la terreur s’éloignait, où rien sûrement n’était gagné, mais où on pouvait envisager sans déraison une évolution vers la liberté. » En définitive, ces espoirs ne se concrétisent pas et Chris Marker fait part de son désenchantement dans Le Fond de l'air est rouge, vingt ans plus tard, documentaire fleuve dans lequel il règle ses comptes politiques.

En couleurs, très bien photographié, à la fois ludique et varié dans sa tonalité et ses thématiques, Lettre de Sibérie est une bonne porte d’entrée dans l’univers de Chris Marker. Il contient également les germes de sa réflexion sur l’image, le son et le montage, de quoi aborder ses œuvres ultérieures - et le genre documentaire de manière générale - , avec un regard plus affuté.

DANS LES SALLES

lettre de siberie

DISTRIBUTEUR : TAMASA
DATE DE SORTIE : 16 OCTOBRE 2013

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Par François Giraud - le 11 février 2014