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Critique de film
Le film

Dimanche à Pékin

L'histoire

Comment vit-on un dimanche à Pékin lorsque l’on s’appelle Chris Marker ?
Le cinéaste nous invite à nous promener dans la Chine des années cinquante, alors en pleine mutation.

Analyse et critique

Chris Marker portait un regard sévère sur ses œuvres de jeunesse, qu’il ne souhaitait pas voir infligées à un public contemporain. Il entretenait des rapports contradictoires avec ses « brouillons », (1) qu’il s’agisse des films de sa période communiste d’avant 1962, parmi lesquels Dimanche à Pékin (1956), Lettre de Sibérie (1957), Description d’un combat (1960) et même de certains documentaires plus tardifs comme Le Train en marche (1971). La correspondance et les entretiens menés par le cinéaste permettent aujourd’hui de comprendre ce rejet, lié en partie à des considérations d’ordre politique et historique. Dans le livret accompagnant l’édition du DVD de Lettre de Sibérie et Dimanche à Pékin (Tamasa, 2013), Christophe Chazalon prend avec des pincettes les velléités d’autocensure de Marker et les explique à travers la problématique essentielle de la mémoire qui sous-tend l’ensemble de la filmographie labyrinthique du cinéaste : « Aussi, si Marker s’est autocensuré, c’est surtout et avant tout, car il savait très bien ce qui allait se passer par rapport à ses premiers films. L’oubli, l’absence de remise en contexte, la facilité d’une vision schématique et simplifiée, et tant d’autres raisons pousseront le spectateur à réduire un film à un fait erroné ou à un point de vue criticable (sic), alors qu’il n’en est rien. »

D’une certaine manière, Marker semblait anticiper le jour où ses œuvres continueraient à vivre sans lui. Et aujourd’hui, bien loin d’être déconsidérées pour des raisons idéologiques qui n’ont pas lieu d’être, elles sont  heureusement redécouvertes par le plus grand nombre à travers les éditions DVD sorties à l’occasion de la rétrospective Planète Marker organisée à l’automne 2013. Exposée au Musée Georges Pompidou, son œuvre a pu être regardée par les visiteurs dans une double perspective esthétique et historique. De nombreux articles publiés dans la presse spécialisée et universitaire cherchent désormais à cerner et à éclairer toute la complexité des travaux du cinéaste. De réalisateur d’avant-garde, admiré de son vivant, mais finalement méconnu, il fait désormais partie de ces grands artistes en voie de muséification. Ce travail de la mémoire qui obsédait Marker, le voilà désormais appliqué à son œuvre, y compris ses « brouillons » de jeunesse, et nul doute qu’il a été le premier instigateur de ce processus qui ne fait que commencer.

Mais revenons en 1956. Dimanche à Pékin n’est certainement pas l’essai hésitant d’un jeune homme au propos mal assuré. Bien au contraire, les premières phrases du commentaire contiennent déjà les germes de l’esthétique de Chris Marker, alors âgé de 35 ans. Il ne nous propose pas un documentaire sur Pékin, mais un souvenir de Pékin, et prend le spectateur à contre-pied dès le premier plan, dans un mouvement dialectique surprenant. La subjectivité de la voix off, cette intimité dans laquelle nous convie le cinéaste lorsqu’il prend pour point de départ un souvenir d’enfance, ce jeu de miroir entre l’image de fiction et l’image réelle, cette réflexion sur le temps et la mémoire, tout cela est caractéristique de la conception du documentaire propre à Chris Marker. C’est en même temps très nouveau pour l’époque.

« Rien n’est plus beau que Paris sinon le souvenir de Paris. Rien n’est plus beau que Pékin sinon le souvenir de Pékin. Et moi à Paris, je me souviens de Pékin, je compte les trésors. Je rêvais de Pékin depuis trente ans sans le savoir. J’avais dans l’œil une gravure de livre d’enfance sans savoir où c’était exactement. C’était exactement aux portes de Pékin, l’allée qui conduit au tombeau des Ming. Et un beau jour, j’y étais. C’est plutôt rare de pouvoir se promener dans une image d’enfance. »

Chris Marker part en Chine en 1955 dans le cadre d’un voyage collectif organisé par L’Association des Amitiés Franco-Chinoises (liée au PCF), à l’occasion du VIe anniversaire de la République populaire. Alors que des écrivains comme Paul Ricoeur et Michel Lleiris se chargent de faire découvrir la nouvelle Chine par des écrits, Chris Marker préfère quant à lui conjuguer la lettre à l’image. Armé d’une caméra 16mm prêtée par le cinéaste et producteur Paul Paviot, Chris Marker se lance dans ce documentaire et voit rapidement ses ambitions revues à la baisse, faute de moyens : « Evidemment, j’aurais voulu montrer bien d’autres aspects de Pékin, aller filmer les usines et les ouvriers : mais cela aurait exigé des éclairages, et c’était au dessus de mes possibilités. » (2) Il choisit alors de filmer un jour où les Pékinois ne travaillent pas, le dimanche, et c’est là tout le tour de force de Chris Marker : choisir un jour d’inactivité pour montrer la modernité et le dynamisme de la nouvelle Chine.

Durant toute la première partie du court métrage, il construit son commentaire autour de la dialectique de la tradition et de la modernité. Il est le témoin oculaire de ce point de basculement entre le passé et le futur. « On peut se poser bien des questions sur le passé et l’avenir » dit-il en conclusion, comme si la Chine du présent n’existait que dans cet écartèlement vertigineux entre la Chine traditionnelle, porteuse d’un passé encore lourd et douloureux, et cette Chine de l’an 2000, que connaît désormais le spectateur du XXIème siècle.

Embrasser l’Histoire de la Chine au détour de l’anecdote, du portrait d’un passant, de la posture courbée d’une vieille dame qui porte encore les stigmates du régime impérial, c’est tout le pouvoir de l’œil photographique. Dimanche à Pékin ressemble à un carnet de voyage : si la qualité photographique est incontestable, elle ne cache pas les faibles moyens cinématographiques, que la voix off permet tout de même de compenser.

Chris Marker dépeint une Chine onirique pleine de couleurs vives, de légendes, sur un ton parfois léger, parfois grave. Il fait preuve d’une liberté de ton et joue sur les formes avec beaucoup d’audace, juxtaposant dessins-animés, spectacle de marionnettes, peintures et intermèdes musicaux. Le narrateur est un véritable chef d’orchestre, plein d’humour. Celui-ci est présent dès le générique : le cinéaste s’est en effet amusé à créditer Agnès Varda comme « conseillère sinologique » ; cette blague valut à la jeune réalisatrice d’être invitée en Chine.

Formellement, ce court métrage préfigure Lettre de Sibérie. Au cours de son voyage en U.R.S.S., il approfondit les mêmes procédés sur un format plus long, avec plus de moyens. Mais la forme courte a aussi ses vertus, elle permet une concision dans le style et un dynamisme salutaire. Le commentaire poétique s’avère très musical : grâce à ses phrases rythmées, à ses sonorités accrocheuses, celui-ci vient non seulement compléter l’image, mais aussi former une certaine complicité avec la partition énergique de Pierre Barbaud.

En plus d’être un document historique précieux, Dimanche à Pékin est une promenade rendue plaisante grâce au regard aiguisé et facétieux de Chris Marker, attentif aux détails et libre dans son propos.


(1) « Marker mémoire », Images documentaires, n°31 (1998), p. 78
(2) « Un dimanche à Pékin au pas de Chris Marker. Interview recueillie par Yves Benot », Les Lettres françaises, n°647 (29 novembre 1956), p. 5

DANS LES SALLES

MARKER "TOUt COURT"
Un programme de quatre courts metrages de chris marker :
la jetee - dimanche a pekin - junkopia - vive la baleine

DISTRIBUTEUR : TAMASA
DATE DE SORTIE : 16 OCTOBRE 2013

Le Dossier de presse

La page du distributeur

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Par François Giraud - le 11 février 2014