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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Contrebandières

L'histoire

Brigitte (Françoise Vatel), déçue par la ville, gagne la frontière pour se lancer dans la contrebande avec Johnny (Johnny Monteilhet). Ce dernier a débauché une autre passeuse, Francesca (Monique Thiriet), qu’il a arrachée des griffes du gouvernement fasciste qui sévit de l’autre côté de la frontière. Comme Johnny partage également la couche des deux femmes, lorsque le pot aux roses est découvert, celles-ci se lancent une compétition sans merci qui les mènera dans une courte poursuite mortelle dans le désert, le trio se trouvant pris en chasse et par les douaniers et par le syndicat des contrebandiers dont ils ont transgressé les règles.

Analyse et critique

Luc Moullet est issu d'une famille très populaire : « un bisaïeul ne possédant que quelques poules et moutons, un grand-père facteur, une grand-mère concierge, l'autre bonne de curé, un père représentant de commerce... » (1) Moullet a trouvé dans l'avarice atavique de sa famille cette capacité à faire les films les moins chers possibles, transformant même ces contraintes en plaisir. Lui même est habitué à vivre de peu et c'est aussi ainsi qu'il produit ses films, tous réalisés dans une grande économie de moyens mais avec beaucoup de bricolage et d'astuces. Les temps de tournage et de post-production sont réduits à l'extrême, un maximum de postes sont tenus par un minimum de gens... Le cinéaste porte bien son surnom de « Moullet bout-de-ficelle ».

Si au moment où il commence à réaliser ses premiers films il décide de mettre le siège social de sa société de production à Saint Syris - village qui était habité par ses ascendant mais qui est entièrement désert dans ces années-là - ce n'est pas par esprit anti-jacobin mais parce que cette astuce le dispense de payer une patente. Plus tard, le fisc lui tombera dessus lorsqu'il se rendra compte que le village a été rayé de la carte par les Allemands pendant la guerre, ce qui ne va pas empêcher notre cinéaste d'obtenir gain de cause devant les tribunaux. Il devra par la suite changer la localisation de son siège social et partira alors en quête de la commune où la patente est la moins chère !

Ce souci de l'économie des moyens de production se retrouve tout entier dans la façon dont Moullet conçoit ses films. Ainsi il sait parfaitement transformer une contrainte en style. Pour des questions techniques, Les Contrebandières doit ainsi être entièrement post-synchronisé mais Moullet décide de pousser le principe jusqu’au bout en construisant son film sur une succession de voix off qui ne cessent de raconter et de commenter l’action. Il y a ainsi très peu de dialogues diégétiques, ce qui renforce grandement l’étrangeté du film. Un jeu se met également en place entre le spectateur et les personnages, chacun d’eux essayant de tirer la couverture à lui, de s’attirer la sympathie du public.

L'économie se retrouve encore plus directement dans un style qui cherche le dépouillement, Moullet ne cessant de retirer tout ce qui est superflu à ses yeux, ne filmant que le strict nécessaire à l'histoire qu'il raconte et fuyant tout ce décoratif qu'il abhorre. Il aime aussi les lieux insolites, peu connus, peu fréquentés et c'est tout naturellement qu’il se retrouve à tourner coup sur coup deux longs métrages - Les Contrebandières et Une Aventure de Billy Le Kid - prenant  pour cadre les roubines des Alpes du Sud qu'il connaît si bien pour les avoir arpentées de long en large. Les roubines lui offrent un décor nu et sec qui correspond tout à fait à sa quête de simplicité, et la géographie particulière de ces lieux lui permet aussi de brouiller nos repères habituels, autre grand principe de son cinéma. Moullet nous amène toujours à regarder différemment ce qui nous entoure, notre quotidien, les gens en nous obligeant à faire un pas de côté, à modifier un peu notre point de vue habituel. Il joue ici d'un côté sur l'agencement si particulier de ces paysages enchevêtrés et de l'autre sur des choix d'angles de prise de vue et de montage qui font que l’on ne sait jamais vraiment où on est, si l'on se trouve devant un paysage majestueux et écrasant ou face à un espace riquiqui. Ces deux caractéristiques des roubines incarnent en fait assez parfaitement le cinéma de Moullet.

Cette économie et cette volonté de bousculer les habitudes du spectateur, on les retrouve dès les premières minutes du film par la manière dont Luc Moullet installe son trio de personnages. Brigitte (Françoise Vatel), qui semble surgir de Brigitte et Brigitte, tombe sur Johnny (Johnny Monteilhet) qui l'agresse avant qu’ils n’échangent un fougueux baiser. Quelques plans plus loin Francesca (Monique Thiriet), poursuivie par les forces de police (une petite 4L), est sauvée par Johnny avec qui elle s'enfuit... Un autre fougueux baiser venant clore la séquence.

Après la naissance éclair de cette double idylle, la passion retombe aussi sec et Brigitte qui rêvait de passion, de liberté et d'ailleurs se retrouve rapidement cantonnée par Johnny aux tâches ménagères. Indépendante et bien au courant des discours féministes, elle envoie tout valdinguer (vaisselle, frigo et vêtements) pour vivre l’aventure avec un grand A. Comme elle n'est pas au bord de l'eau mais perdue au milieu des roubines, elle ne sera pas pirate mais contrebandière ! Francesca, quant à elle, voit dans la contrebande une action politique : elle décide d’œuvrer seulement de la France vers son pays d'origine afin que l’État perçoive moins de taxes et ait donc moins de ressources pour financer la guerre. « Sur 34 millions de taxes, 22 passent à la guerre... la contrebande est le meilleur moyen de lutter pour  la paix ! »... logique imparable !

Mais les théories féministes ou pacifistes de Brigitte et Francesca ne tiennent pas longtemps la route et l'on comprend vite que ce qui les motive c’est simplement l’aventure, la sensation de liberté... mais aussi et surtout conquérir le cœur de Johnny qui lui se verrait bien choyer par les deux belles. Derrière les beaux discours, il y a en fait deux midinettes. Francesca guette ainsi les conducteurs sur les lacets de montagne, s’extasiant sur la façon de rétrograder d’untel, tombant en pâmoison devant la manière dont un autre prend un virage (Les Naufragés de la D17 n’est pas loin)... « Allait-il être comme sa conduite le laissait imaginer ? »

Moullet ne croit pas en Mai-68 et se moque (gentiment au demeurant) des engagements politiques estudiantins qui ne sont pour lui que des réflexes petits-bourgeois. Il imagine ainsi Brigitte et Francesca se lançant dans la réalisation d’un documentaire sur les conditions de vie locales (qui doit être diffusé en Chine) mais qui ne trouvent rien à filmer, personne à interroger, incapables qu’elles sont d’aller au-delà du discours pour appréhender une réalité sociale qu’elles ont sous les yeux. Elles finissent tout de même par interroger un marchand ambulant qui explique de manière très brillante les mécanismes de la vente et de la consommation et la différence entre le petit commerce et la grande distribution qui donne au consommateur l’illusion qu’il choisit les produits qu'il achète.

Johnny est, lui, plus pragmatique et il ne se cache pas derrière des idéaux. S'il fait dans la contrebande, c'est uniquement pour se faire de l’argent. Tout ce qui l'intéresse, c'est avoir un repas chaud qui l’attend sur la table, que tout soit bien rangé, ordonné. Plus de discours libertaire : la contrebande n'est qu'un ersatz du système capitaliste classique. Moullet s'amuse ainsi à imaginer un syndicat des contrebandiers dont il interprète lui même le président. « Le gouvernement en instaurant le marché commun a favorisé notre œuvre. Nous devons continuer à orienter cette politique » : tout contre-pouvoir n’est qu’une émanation du système et les trafics parallèles se conforment au sacro-saintes règles du capitalisme. Ainsi, une des fonctions du syndicat des contrebandiers est de traquer ceux qui, comme Francesca, ne trafiquent que dans un sens, ce qui a pour effet de fausser l’économie de la profession ! Lorsque le syndicat fait l'acquisition d'un hélicoptère pour surveiller les allées et venues de ses membres, la vision de la politique et de la société de Moullet est tout entière là, soit l'image d’un système auquel tout le monde se soumet jusqu’à l’absurde le plus complet.

Johnny se fait ainsi tour à tour arrêté par le gouvernement fasciste du pays frontalier, libéré lorsque la révolution l’emporte et décoré pour avoir trafiqué des armes. Pour montrer le changement de régime, Moullet fait un panoramique sur un coin de verdure tandis qu'une voix off explique le déroulement des évènements et indique le moment précis où la révolution a gagné et où le fascisme a cédé la place à la république. Bien sûr, à l'image, aucun changement n'est perceptible ! Guerre ou paix, fascisme ou république, douaniers ou contrebandiers   tout est interchangeable. On pourrait aisément reprocher à Moullet cette vision caricaturale de la société et de la politique, mais ce serait passer à côté de l'humour d'un cinéaste qui travaille sur l’exagération, l’absurde, qui s’amuse à grossir les traits jusqu’à l’excès.

Cependant pour Moullet tout n'est pas interchangeable. Dans la dernière partie du film, Brigitte et Francesca, lassées de la contrebande, décident de vivre l’aventure de la grande ville. Brigitte, devenue secrétaire, connaît dorénavant le grand frisson lorsqu’elle se demande si elle arrivera à terminer son chocolat en cachette avant que son patron ne débarque dans son bureau. Comparé aux coups de feu, aux courses poursuites dans les ravins, à la chaleur et au froid qu’elles ont connus dans le désert, la ville représente la sécurité et le confort. Mais les deux belles ne supportent pas d'être ainsi encadrées, mises en boîte, privées de leur liberté et elles décident très vite de retourner dans la montagne et de reprendre leur vie de hors-la-loi. Rien n’est pire pour Luc Moullet que la société des hommes et le monde du travail.

Si la première partie du film est un petit régal, la course poursuite dans les roubines se révèle au final assez répétitive et lassante. Moullet a des idées fameuses - lorsque par exemple il met en scène un trip au LSD mémorable - et sait tirer parti de l’absurde des situations qu'il met en place, mais l’ensemble manque singulièrement de rythme et nombre de séquences semblent étirées pour parvenir in fine à la durée d’un long métrage. Mais lorsque l'on est sensible à l'univers de Moullet, on accepte sans peine le côté un peu brinquebalant de ses films, leurs flottements et leurs baisses de rythme.


(1) Sauf indication contraire, les citations de Moullet sont extraites du livre d'entretien Notre Alpin quotidien (éditions Capricci) et du film L'Homme des roubines de Gérard Courant (proposé en bonus dans le coffret édité par Blaq Out).

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La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 9 janvier 2014