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Livres

Notre alpin quotidien

Un livre de Luc Moullet

Éditeur : Capricci
Date de sortie : 15 avril 2009
144 pages
Prix public : 13,5 €

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Analyse et Critique

Capricci a pris l’excellente initiative d’éditer deux livres consacrés à Luc Moullet et qui mettent en avant son travail, l’un de cinéaste, l’autre de critique (Piges choisies)

Notre alpin quotidien, consacré à Moullet cinéaste, est découpé en trois parties. La première, « La carte et le terroir » est un long entretien mené par Jean Narboni et Emmanuel Burdeau qui s’ouvre comme dans les contes par « Il était un Foix ». Jeu de mot approximatif, certes, mais qui nous fait entrer de plein pied dans l’univers loufoque de Moullet. Il est donc question dans ce jeu de questions-réponses de Foix, la plus horrible ville de France, du sud des Alpes, dont le cinéaste est originaire (de cœur du moins, Moullet étant parisien mais s'étant fabriqué par l'accumulation de longs séjours dans les Alpes un territoire de cinéma et de vie), de l’Amérique, de cols et de pics, de portraits de villes... beaucoup de géographie donc, cet angle d’approche de la personnalité de Moullet et de son cinéma ayant été très justement choisi par Narboni et Burdeau. Imphy, capitale de France, Le Ventre de l'Amérique, Les Havres, Les Naufragés de la N17, La Terre de la folie... les lieux sont omniprésents dans le cinéma de Moullet : « Je suis passé directement du biberon à la carte Michelin » explique-t-il. « Définir le lieu, le montrer, c'est le principal » poursuit le cinéaste. Moullet raconte que le repérage est une part essentielle de son travail (« Les Naufragés de la N17 était entièrement repéré avant même que ne commence l'écriture »), qu'à partir d'une carte IGN il peut visualiser son film, qu'accumuler des images de lieux, arpenter, voyager (« Mon vrai métier est randonneur ») fait partie de son geste créateur. On découvre un cinéaste extrêmement minutieux qui vient contredire son image habituelle de légèreté : « Il faut en principe faire les rues à la fois le matin et le soir, parce que le soleil change. L'été et l'hiver aussi. » Il semble intarissable lorsqu'il s'agit d'évoquer les roubines, ces terres noires qui sont « l'équivalent des badlands américains », les sphaignes, le lapiaz des paysages karstiques...

On regrette cependant que l’interview colle trop à cet axe d’analyse et que souvent Moullet soit ramené sur ce terrain alors qu’il est parti discourir sur autre chose. On a ainsi quelques très belles réflexions sur Vidor, Mizoguchi, des passages féroces contre la première partie de l'œuvre d’Antonioni (« La Notte, à mon avis, fait partie des dix plus mauvais films de l'histoire du cinéma ») et bien sûr l’évocation de ses propres réalisations. Moullet évoque ses amours littéraires, essentiellement anglo-saxonnes (Faulkner, David Lodge, Thomas Hardy, James Ellroy et surtout Tom Sharpe), lui qui se considère d'ailleurs comme « un cinéaste anglais d'origine arabe » et parle de sa conception du cinéma. Entre autres choses, pour Moullet filmer dans le dénuement est une manière de comprendre ce que l'on fait : « J'essaie d'éviter les "chichis". Le cinéma en général est beaucoup trop fondé sur le "chichi", c'est-à-dire sur un ensemble d'éléments décoratifs qui n'apportent rien à l'expression du sujet ou à la valeur du film. » Fort logiquement, Moullet ne cessera tout au long de sa carrière de se contenter de petits budgets, de très peu, l'essentiel étant d'avoir à disposition juste ce qui est nécessaire au film. Une règle issue de la Nouvelle Vague où l'on doit voir à l'écran tout ce qu'a coûté le film (il se lance dans son texte Les Maoïstes du centre du cinéma dans une attaque en règle des budgets gonflés automatiquement à chaque film). Avec cependant cette précision : « Peut-on dire que Genèse d'un repas a été produit avec un petit budget ? Il y a plus d'un million de caméras en France. Il y a donc au moins un million de films. L'immense majorité des films coûte moins cher (films de famille ou expérimentaux) que Genèse. Mon film est très cher par rapport à cette immense majorité de films, mais c'est un film bon marché par rapport à la petite minorité des produits dits commerciaux. »

« Qu'est-ce qui est superflu ? » est la question que selon lui chaque réalisateur doit se poser et à laquelle chacun doit apporter sa réponse propre, réponse lisible dans ses films. Si l'on ne se la pose pas, on se transforme, c'est son cauchemar, en Claude Berri.

Dans son cinéma, Moullet cultive les paradoxes (« On prend un point de vue qui semble paradoxal (…) on évite ainsi le lieu commun tout en faisant ressortir la problématique »), les pléonasmes, le son qui contredit l'image, la distanciation de la voix off (celle de Terres noires où un commentateur décrit les scènes comme s'il était totalement décroché du quotidien). Il travaille entre le conte et l'hyperréalisme, se situe entre une vision objective du monde et la pataphysique, développe l'art du contre-pied, du comique dans le drame et du drame dans le comique, du documentaire dans la fiction et de la fictionalisation du réel. Au cours de l'interview, Moullet parle aussi de Michèle Frick (critique devenue révolutionnaire et qui se suicida au Costa Rica avant qu'on vienne l'arrêter), de l'aspect autobiographique de son œuvre, de sa peur de sombrer dans la folie destructrice (« Profiter des aspects positifs de ma folie interne et restreindre ceux qui ne mènent à rien ou a de mauvais résultats »), de la nudité, de la politique (« Je me méfie de la politique parce que mon père était pro nazi (…) J'ai su très tôt qu'il ne fallait pas suivre un parcours politique défini »)...

Mais l’espace laissé à ces passages nous semble insuffisant tant Moullet est intarissable et constamment passionnant. On ressent ainsi souvent de la frustration lorsque les questions de géographie et de cartes reviennent sur le tapis et que l’interviewé est rappelé à l’ordre. Plus de digressions, de désordre eut été souhaitable, d’autant que voir Moullet disposer d’autant de place pour s’exprimer est trop rare pour que l’on ne s’empêche de regretter que celle-ci soit mieux exploitée.

La deuxième partie, « Toute loi doit être tournée » est un vade-mecum proposé par Moullet où celui-ci peut enfin pleinement s'exprimer : « Pas de règle absolue, seulement des directives utiles à connaître : toute loi doit être tournée, c'est la seule obligation. Et c'est précisément ce qui peut être génial au cinéma. » Drôle, impertinent, le texte est un véritable régal qui, en outre, nous permet en quelques pages de connaître tous les trucs et astuces pour devenir un parfait cinéaste ! Tout est là. Les règles (la loi des 2/5, l'apparition du héros, la loi de la septième bobine…), les étapes de la fabrication d'un film (tournage, photo, cadre, direction d'acteur, montage) et même la vente et l'après-vente du projet !

La dernière partie, « Les Hauts et les aléas » est la poursuite de l'interview. Moullet revient sur la genèse de quelques uns de ses films, sur Bunuel, sur l'art de l'énumération (« Cette manière de procéder change du flou poétique de départ auquel on a trop tendance à identifier l'art cinématographique »), sur son travail de critique, sur l'aléa et ce qui est déterminé lors du tournage d'un film. Malheureusement, comme on s'y attend, l'entretien est ramené aux refuges, aux lacets de montagnes et autres éléments géographiques. A trop tenir leur fil rouge, Burdeau et Narboni gâchent quelque peu le plaisir du lecteur. Pour tempérer cette critique, il convient tout de même de souligner que cet entretien est extrêmement riche, que la filmographie de Moullet est abordée avec beaucoup d’intelligence et de connaissance par les deux journalistes et que le texte transmet bien sa vision et sa passion pour le cinéma.

En savoir plus

A VOIR EN DVD :

Chalet pointu propose de découvrir avec le DVD « Luc Moullet en shorts », « 10 courts métrages très drôles (sauf un) » du réalisateur. 10 perles qui sont une porte d’entrée parfaite pour pénétrer dans l’univers singulier de Moullet cinéaste.

Blaq Out propose de son côté un coffret regroupant six longs métrages du réalisateur (Brigitte et Brigitte, Les Contrebandières, Une aventure de Billy le Kid, Anatomie d’un rapport, Genèse d’un repas et Parpaillon).

Par Olivier Bitoun - le 24 juin 2008