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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Trésor de l'île aux oiseaux

(Poklad Ptaciho ostrova)

L'histoire

Ali, jeune pêcheur de l’Île aux Oiseaux, sauve la vie du redoutable pirate Ibrahim au cours d’une sortie en mer. Croyant voir sa dernière heure approcher, celui-ci lui indique l’emplacement d’un fabuleux trésor dont la découverte va bouleverser la vie de l’île...

Analyse et critique

Il était une fois... un animateur de génie nommé Karel Zeman. Zeman avait appris auprès des plus grands, mais son univers était reconnaissable entre mille. Qui d'autre aurait pu, avec cette naïveté malicieuse, mêler acteurs et décors de carton, des décennies après Méliès ? Chez lui, il y a des machines fabuleuses, des inventions de tous genres, des animaux de tout poil, des dinosaures du Voyage dans la préhistoire aux requins du Dirigeable volé. On vole dans les airs, on explore les fonds sous-marins, on voyage dans le temps et l'espace... Bref, chez Karel Zeman, avec un peu d'imagination, tout est possible et tout est permis.

Et tout commence avec un  conte oriental. Le premier long métrage de Zeman, Le Trésor de l'île aux oiseaux, est entièrement un film de marionnettes. Comme toujours, il s'agit d'un voyage. Le spectateur suit les oiseaux migrateurs, et vole avec eux au-dessus de la terre et des mers. C'est un départ doux et mélodieux, scandé par un invisible aède dont la voix se substitue au chant des oiseaux. Voici donc le spectateur transporté vers une terre lointaine, celle du conte, où il fait la connaissance d'Ali, un brave homme un peu paresseux. Son rêve ? Trouver une perle pour devenir riche et cesser à jamais de travailler. Dormir et manger toute la journée, ça c'est la vie, songe le modeste pêcheur. Mais ses tentatives sont vouées à l'échec : à trois reprises - puisque c'est un conte -, le pêcheur échoue à trouver la fameuse perle. Ces séquences sous-marines annoncent une bonne partie de l’œuvre à venir de Zeman. Admirateur de Jules Verne et de ses voyages fantastiques, le cinéaste a imaginé nombre de visites aquatiques, où les hommes font la rencontre de créatures merveilleuses et inquiétantes, réminiscences certaines de Vingt mille lieues sous les mers. Le Trésor de l'île aux oiseaux ne fait pas exception : avec un étonnant dépouillement, le réalisateur plonge sa marionnette dans un environnement matérialisé par quelques simples éléments de décor - des algues et des coquillages. Aussi les péripéties ne sont jamais occultées par une joliesse excessive. Le sens de l'humour de Zeman se déploie également dans ces séquences où le héros se protège des dangers par des ruses amusantes : entre ces mains, une méduse qui passe par là devient une sorte de parapluie, ou de couverture, qui abrite le personnage des dents acérées d'un requin. Le monde est matière modulable, où les êtres passent d'une forme à une autre. De même, à la fin du film, Ali transforme un tapis en serpent avec l'aide de son ami le pélican, jouant sur les formes et les illusions d'optique.

    

L'humour de Zeman est d'ailleurs manifeste tout au long du film. Ainsi, la découverte par les habitants du secret d'Ali est un pur moment de comédie, au rythme parfaitement maîtrisé. La rumeur voyage de personnage en personnage. Mais là où Zeman innove, c'est en montrant toutes les manières d'aller chercher son compère pour lui raconter un secret : écarter les poils d'une barbe, ou carrément déchirer une fenêtre pour attraper le cou de son voisin. Cette description satirique d'une petite ville en proie à la folie de l'or, moment d'agitation et de comédie, contraste avec le sommeil quasi surnaturel qui saisit les habitants, une fois le trésor en leur possession. C'est le pays de la Belle au bois dormant, où sont semés des corps assoupis dans toutes les positions et en tous lieux. Zeman fait preuve de ce même sens du rythme au cours du combat final entre pirates et villageois, dans une séquence endiablée et amusante qui n'a rien à envier au Sindbad de Ray Harryhausen ou au Robin des Bois de Michael Curtiz.

Le bon génie d'Ali sera un pirate, le redoutable Ibrahim, qui lui confie la cachette de son trésor. Mais Ali ne parvient pas à se l'approprier discrètement, et très vite tout le village veut sa part du butin. Chacun est riche, et pourtant, tout le monde est malheureux. Plus personne ne travaille, aussi la petite ville connaît-elle la pire des disettes. A quoi bon tout cet argent si rien n'est à vendre ? A travers cette fable, la valeur symbolique de l'argent est remise en question : le conte rappelle que sa valeur n'est pas intrinsèque, mais donnée de l'extérieur. Il n'a de valeur que dans le cadre de transactions. Au fond, raconte le film, la vraie richesse, ce sont les poteries, les outils, le pain, les poissons, bref, le fruit du travail de l'Homme. A cette leçon de marxisme accélérée et résumée s'ajoute ce corollaire : refuser le travail, s'abîmer dans la paresse, c'est aussi donner libre cours à toutes les passions néfastes qui dévorent le cœur de l'Homme. En effet, pour pouvoir vivre comme un pacha, Ali doit apprendre à vivre comme un voleur, volant des pommes et des pastèques, délit qui préfigure les guerres intestines qui briseront l'harmonie de la petite ville. La vie heureuse est donc la vie active, celle où les Hommes créent de leurs mains les moyens de leur subsistance. Sur l'île aux oiseaux, chacun a son rôle bien défini. Zeman nous présente les différents personnages dans un travelling latéral, qui propose une inspection des occupations de chacun, du forgeron au boulanger en passant par le potier. « Sache rester à ta place, et considère ton travail comme une belle œuvre, et non comme un fardeau. » Des petits bouts de La République de Platon se sont glissés dans ce film tchèque. On retrouve bien sûr, dans cette œuvre des années 1950, une morale propre à satisfaire le pouvoir communiste alors en place. Mais Le Trésor de l'île aux oiseaux est loin d'être une banale œuvre de propagande, un conte à destination du parfait petit communiste.

En effet, le film de Zeman est bien une histoire de création. Et ce qui frappe le spectateur, c'est la richesse de la matière du film, la densité physique de l'univers déployé par l'auteur. Il y a un véritable plaisir des textures, utilisées avec intelligence tout au long de l'histoire pour apporter de la variété à l'image : on pensera avec amusement aux brins de laine qui composent la barbe du sage de la ville, et qui est tour à tour écartée pour murmurer quelque chose à son oreille, ou accrochée à un barreau comme une corde pour immobiliser son propriétaire. On pourrait aussi citer la scène où Ali reprise ses filets, dans un geste d'une grande dextérité, et le plaisir de presque sentir sous ses doigts les mailles rêches qu'il ravaude. Ou l'on retient cette image de la pâte à pain, à la texture compacte, qui s'échappe du seau brisé par le boulanger. En ce sens, la séquence du travelling de présentation des artisans raconte aussi une histoire de création. Les gestes minutieux de chacun des personnages, concentrés sur leur tâche, évoque celui des marionnettistes et des décorateurs, qui ont tenu entre leurs doigts ces jouets et leur ont donné vie. L'éloge de la création manuelle imposé par l'histoire est aussi un éloge de ce cinéma d'animation si précis, où l'infiniment petit prend soudain vie, seconde par seconde.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Anne Sivan - le 16 septembre 2019