Menu
Critique de film

L'histoire

Klouk (Bernard Crombey) doit livrer une belle Chevrolet dans le Sud de la France pour un client de son patron. Il invite son pote Philippe (Xavier Saint-Macary) à l'accompagner dans ce périple qui doit les mener de Lille à Cannes. Le duo, en route vers la Côte d'Azur, devient trio lorsqu'ils prennent en stop le sympathique mais pénible Charles (Etienne Chicot). Ce dernier, à force d'insistance, leur fait faire un détour par Aix-en-Provence où il souhaite se rendre pour récupérer (de force s'il le faut) son gamin qui est chez sa femme dont il est séparé. En chemin, ils récupèrent son copain Daniel (Patrick Bouchitey).

Analyse et critique

Alain Cavalier a tourné quatre films en jouant le jeu du système, en acceptant les règles qui régissent la production française et la fabrication d'un film, et il arrive à un moment de son parcours d'artiste où il ne veut plus - ne peut plus - participer à ce cinéma. Il a posé sa caméra là où il est de coutume de la poser, à cette place descriptive qui correspond au « il » des romans. Or depuis cette position, pour aussi efficace soit-elle sur un plan narratif et cinématographique, Cavalier ne parvient pas à transmettre ce qu'il a en lui, ce qu'il ressent et vit. Il ne se sent pas cinéaste mais simple illustrateur.

C'est ainsi qu'à partir du Plein de super démarre une période où il va tout remettre à plat. De film en film, il va opérer une profonde et constante (r)évolution dans sa manière de faire du cinéma, s'approchant toujours plus de ce qu'il attend vraiment de cet art. Après La Chamade, il lui faut quatre ans pour retrouver l'envie de filmer. Il pense alors réaliser un film sur son couple, une œuvre intime tournée hors du circuit traditionnel. Mais le décès accidentel d'Irène Tunc, sa compagne, met fin au projet et crée un trou noir dans sa vie. Il lui faut du temps pour se ressourcer, pour retrouver goût à la vie et au cinéma. Temps nécessaire aussi pour lui permettre de saisir vraiment ce vers quoi il veut se diriger. Trois ans plus tard, c'est Le Plein de super, premier pas vers ce cinéma qu'il appelait de tous ses vœux.

C'est par hasard qu'il fait la rencontre de ceux qui deviendront les quatre acteurs du film, ces compagnons de route qui deviendront aussi de proches amis. Ils ont dans les vingt-cinq ans, sortent du Cours Simon et sont inséparables dans la vie. Complètement sous le charme de ces fortes personnalités, Cavalier propose qu'ils réalisent un film ensemble. Pendant trois mois, ils écrivent tous les cinq le scénario d'un road movie. C'est un véritable atelier d'écriture qui se met en place, la confiance entre les cinq auteurs leur autorisant à remettre en question chaque idée, chaque dialogue, sans que viennent sur la table les questions d'ego ou une quelconque gêne. Il a effectivement été décidé que chaque idée doit être entérinée par tous et le film s'invente ainsi, par de longs échanges, des contre-propositions, des argumentations, un flot incessant d'idées et de palabres. La verve, l'humour, la vitalité des quatre hommes ressourcent Cavalier, lui redonnent l'envie de filmer. Et si l'écriture est déjà une aventure en soi, le tournage ne va ressembler à aucun autre.

Celui-ci repose sur un dispositif très léger, les jeunes Productions de la Guéville lancées par Yves Robert ne pouvant consacrer qu'un microscopique budget au projet. Mais cette économie de moyens correspond parfaitement au ton du film, et permet à Cavalier d'opérer sa première mue de cinéaste qui consiste à évacuer les plans d'ensemble et à filmer « à portée de main ». Pas de grue, de projecteurs (sur les sept semaines de tournage, quatre se font sans même un projecteur, des draps blancs suffisant à éclairer les visages), de grands préparatifs, de figurants, de pompiers pour la pluie... L'équipe (tout le monde touche le même salaire) se tasse dans la Station Wagon Chevrolet achetée d'occasion pour le film : les quatre acteurs à leur place dans le véhicule, Cavalier, le chef opérateur Jean-François Robin (qui accompagnera le cinéaste dans toute cette période de transition qui va du Plein de super à Un étrange voyage) et l'ingénieur du son tassés dans le coffre. Le film se tourne sur la route, dans le trajet du récit. Ils arpentent sept mille kilomètres de bitume, mangent des pâtes et des sardines, carburent au diabolo grenadine. Du scénario au tournage, tout concourt à rendre réel l'idée de cinéma portée par Cavalier : le choix du road movie pour échapper aux studios, des acteurs scénaristes car le film doit absolument venir d'eux afin que la frontière entre réel et fiction s'estompe et soit oubliée, la Chevrolet qui limite au minimum le nombre de techniciens... Tout est convoqué pour qu'avec sa petite caméra et le dispositif du tournage, Cavalier puisse capter l'instant, une vérité, bref tout ce qu'il attend du cinéma.

On est vraiment dans les prémisses de ce que sera le cinéma de Cavalier à partir du Filmeur. Les caméras vidéo n'existent pas encore, mais déjà l'appareil de prises de vues est très maniable (en revanche, le chargeur est très réduit) et le son peut être enregistré en direct, ce qui permet au cinéaste de filmer lorsque l'envie est là, lorsque des choses inattendues adviennent, lorsque frémit dans l'air cette sensation de vérité qu'il veut coucher sur pellicule. Une méthode de tournage qui ne peut se faire avec une équipe - même réduite - qui attend derrière. Que les collaborateurs de Cavalier se prêtent au jeu, en acceptent les règles, est bien sûr une condition sine qua non du projet ; et c'est certainement parce que cette alchimie est rare qu'il finira par tourner en solitaire, avec son appareil numérique, ces petits films qui seront parmi les plus belles pages de son parcours de cinéaste. Sur Le Plein de super, l'alchimie est totale et Cavalier se régale de pouvoir enfin filmer des acteurs qui ne sont pas maquillés. Pour lui, lorsque l'on est maquillé, on est tous pareils or ce qu'il cherche, c'est justement ce que chacun a d'unique, de mystérieux.

La légèreté du dispositif et la loufoquerie des quatre acteurs font du Plein de super un film d'une incroyable vitalité. On sent la complicité du groupe, un naturel dans le jeu rendu d'autant plus flagrant que la mise en scène, d'une grande humilité, est entièrement au service des acteurs. Tout semble couler de source et pourtant tout est écrit à la virgule près. Malgré son apparence, Le Plein de super n'est pas un film improvisé, tourné au petit bonheur la chance, un « film de potes » (1), mais un film de cinéma pensé et scénarisé ; et c'est bien le dispositif mis en place par Cavalier qui permet au film d'atteindre cette incroyable vérité, de transcender le matériau écrit.

Le Plein de super est aussi trivial que délicat, bouleversant qu'ironique, burlesque que poétique. Les quatre gus sont insolents, exaspérants, parfois un peu bêtes voire insupportables, mais toujours touchants. Un peu paumés dans cet après-68, ils sont pris par le spleen, ne savent pas vraiment comment faire avec la vie, avec les femmes ; et l'on partage totalement ce sentiment de perdition qui ne cesse de les traverser. Comme nous, spectateurs, Alain Cavalier est constamment porté par ses acteurs, presque dans la fascination. Ce qui fait que le film ne se tient pas toujours, que certaines séquences tombent un peu à plat, qu'on a l'impression que Cavalier se sent presque parfois forcé de filmer certaines scènes auxquelles il ne croit pas vraiment. Si les quatre acteurs nous emballent, leur jeu n'est pas non plus exempt de défauts. Peut-être par crainte d'être assimilés à leurs personnages et qu'on leur reproche par la suite de ne pas jouer mais d'être simplement « eux », ils se mettent à en rajouter un peu, à faire « l'acteur ». Même si Cavalier rêve d'un naturel immédiat, d'un jeu surgi de la vie, il faut bien composer avec cette vérité qui est qu'un acteur reste au fond de lui un acteur. Dans ses films suivants, même si son rapport avec les acteurs restera singulier, Cavalier acceptera l'idée d'une nécessaire direction de leur jeu. Mais même si ici le quatuor cabotine parfois, on les excuse sans peine de ces quelques écarts, au final très mineurs au regard de cette incroyable vitalité et de cette vérité qui émanent du film.

Au début du Plein de super, une belle et étrange scène - très différente du reste du film - montre Xavier Saint-Macary faisant la toilette d'un mort. Dans l'attention portée aux gestes de l'acteur et dans la douceur avec laquelle Cavalier filme le visage du jeune défunt, on trouve en germe ce qui caractérisera ses futures réalisations. Le Plein de super est un film de transition, moins satisfaisant en terme de cinéma que Martin et Léa, film très proche de par sa confection et bien plus marqué dans le même temps par le regard du cinéaste. Mais même si Cavalier pêche un peu à trop vouloir tourner un film « communiste », libre et affranchi des contraintes, Le Plein de super reste une petite merveille, un film d'une immense humanité et d'une incroyable modernité qu'il faut découvrir absolument.


(1) Et pourtant, même la musique est faite « maison » par Etienne Chicot qui, avec Patrick Bouchitey, a monté un improbable duo rock tribal dans les années 70.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 2 novembre 2011