Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Phare du bout du monde

(The Light at the Edge of the World)

L'histoire

1865. Un phare est inauguré au Cap Horn. Peu de temps après, une bande de pirates sous les ordres du sanguinaire Kongre assassine sauvagement Moriz, le capitaine du phare, ainsi que Felipe, son jeune auxiliaire. Le troisième gardien du phare, William Denton, qui a assisté à cet assassinat, s'efforcera de reprendre le contrôle du phare et de mettre hors d'état de nuire cette horde de criminels dégénérés.

Analyse et critique

Le Phare du bout du monde est à l'origine un roman assez peu connu de Jules Verne. Publié à titre posthume, il fit l'objet de quelques légers remaniements de la part de son fils Michel. Les éditions Folio ont édité la version originale du roman en 1999. Même dans sa version retouchée, il s'agit de l'un des romans plus sombres de l'écrivain, consécutif à une période de dépression. Un gardien de phare, Vasquez (rebaptisé Denton dans le film), se retrouve seul après que des pirates sanguinaires ont sauvagement assassiné ses deux collègues.

« Au moment l'ancre était envoyée par le fond, Moriz et Felipe sautèrent sur le pont de la Maule. Aussitôt, sur un signe de Kongre, le premier était happé d'un coup de hache à la tête et tombait. Simultanément, deux coups de revolver abattaient Felipe près de son camarade. En un instant, tous deux étaient morts. A travers une des fenêtres de la chambre de quart, Vasquez avait entendu les coups de feu, et vu le meurtre de ses camarades. Le même sort lui était réservé, si l'on s'emparait de sa personne. Aucune grâce n'était à espérer de ces assassins. Pauvre Felipe, pauvre Moriz, il n'avait rien pu faire pour les sauver, et il restait là-haut, épouvanté de cet horrible crime, accompli en quelques secondes ! » (Jules Verne, Le Phare du bout du monde, chapitre VI.)

Au vu de ce que le cinéma en général - et Hollywood en particulier - a fait des romans de Jules Verne, le spectateur était en droit de s'attendre à un grand spectacle populaire et sympathique atténuant le caractère tragique de l'ouvrage du romancier. En effet, suite au succès du 20 000 lieues sous les mers de Richard Fleischer en 1954, Hollywood et la Grande-Bretagne se sont emparés des principaux ouvrages de l'écrivain nantais dans les années 1950 et 1960 pour en tirer des adaptations parfois estimables mais plutôt orientées vers un public familial. Ainsi Voyage au centre de la Terre (1959) de Henry Levin, Cinq semaines en ballon (1962) d'Irwin Allen, Les Enfants du capitaine Grant (1962) de Robert Stevenson, Le Grand départ de Don Sharp (1967) ou encore L'Etoile du Sud (1969) de Sidney Hayers. Même les réussites les plus éblouissantes, à savoir 20 000 lieues sous les mers et Voyage au centre de la Terre n'échappaient pas à certains clins d'oeil appuyés au jeune public, que ce soit l'ajout de personnages féminins absents des romans, d'animaux sympathiques ou l'insistance sur les aspects les plus comiques des livres, quand bien même les aspects plus sombres de l'oeuvre initiale étaient parfaitement respectés, ainsi l'âme tourmentée et anti-coloniale du capitaine Nemo dans le film de Fleischer. La présence de stars familiales telles que Kirk Douglas - déjà présent dans 20 000 lieues sous les mers - et Yul Brynner laissait augurer d'un énième divertissement gentillet. Or le résultat ne laisse pas d'étonner : outre le respect de la trame originale, c'est-à-dire le meurtre initial des deux gardiens, Le Phare du bout du monde est un film qui, dans sa version intégrale, ne recule devant aucun détail sadique : étranglement, viol, noyade... Même l'ajout d'un personnage féminin n'est pas de nature à adoucir le propos. Homme, femme, animal : personne n'est épargné par la violence et la perversité des pirates.


Le Phare du bout du monde est un film qui s'inscrit pleinement dans son époque, le début des années 1970, marqué par une représentation plus réaliste et crue de la violence graphique. 1971-1972 voit la sortie de titres aussi marquants que L'Inspecteur Harry, Les Chiens de paille, Les Visiteurs, Orange mécanique ou encore Délivrance. A un niveau plus modeste, celui d'une série B européenne, Le Phare du bout du monde s'inscrit tout à fait dans cette mouvance d'un cinéma qui plonge le spectateur dans un état de malaise durable. Quitte à indisposer certains esprits sensibles, cette description poussée de la violence nous semble avoir plusieurs mérites. En premier lieu, le spectateur a le sentiment que tout peut arriver tant aucune bienséance n'est respectée, tant l'inconfort est la règle, tant un sentiment d'urgence anime le personnage de Will Denton incarné par Kirk Douglas. En outre, certains faits divers contemporains rappellent cruellement ce constat : les pirates ne sont pas les gentils gentlemen ou les sympathiques bouffons vus sur grand écran tels Errol Flynn, Robert Newton dans Barbe-Noire le pirate de Raoul Walsh ou plus récemment Johnny Depp dans la franchise Pirates des Caraïbes. Ce film nous venge du faux romantisme associé aux pirates des XVIIème, XVIIème et XIXème siècles et de toutes les images d'Epinal fabriquées par le septième art en nous montrant des pirates tels qu'ils sont et non tels qu'ils devraient être. A ce niveau-là, le film possède une dimension très moderne, tant le comportement des pirates nous fait penser à celui des fanatiques religieux dont regorge l'actualité la plus brûlante. En y regardant de plus près, cet esprit est déjà celui du roman lui-même. L'écrivain nous décrit bel et bien les pirates comme des brutes sanguinaires : « […] Jamais il n'eût reculé ni devant un vol à perpétrer, ni devant un meurtre à commettre. […] C'était un véritable bandit, un malfaiteur redoutable, souillé de tous les crimes, qui n'avait pu trouver d'autre refuge que dans cette île déserte, dont on connaissait seulement le littoral. » (Jules Verne, Le Phare du bout du monde, chapitre IV).


Le film fait preuve d'audace tant il va par sa violence excessive à l'encontre du public auquel il semblait destiné. Le spectateur s'attend à de la cruauté quand il va voir Saw ou Massacre à la tronçonneuse. Beaucoup moins dans un film de pirates adapté de Jules Verne. Le résultat ? Du cinéma libre, non formaté, presque soucieux de déplaire à son public. L'inverse de la démagogie cinématographique en somme. Plus généralement, malgré des aspects moins réussis, c'est un titre qui a une place unique dans l'histoire du cinéma. Existe-t-il beaucoup d'adaptations adultes de Jules Verne comme celle-là ? Existe-t-il plus globalement beaucoup de films de pirates adultes, voire réservés aux adultes, comme celui-ci ? Ce n'est pas la récente franchise Pirate des Caraïbes made in Disney ni le Voyage au centre de la Terre avec Brendan Fraser qui nous feront répondre positivement. Pour autant, Le Phare du bout du monde fut-il réellement en mesure de choquer un public non averti ? Il semblerait que le film fut exploité en salles dans une version expurgée, en France comme aux Etats-Unis. Mais pas forcément de ses scènes les plus délicates. Ainsi, suivant les informations contenues dans La Saison cinématographique 72 ou dans la biographie consacrée à Kirk Douglas (PAC,1980) par Roland Lacourbe, Le Phare du bout du monde est sorti dans une version de 1h38, soit 25 minutes de moins que la version intégrale. Cette version intégrale est réapparue dans les années 1980 en VHS puis lors des diffusions télévisées du film dans les années 1990-2000 sur Canal +, M6 ou Arte. 

Outre sa violence, le film surprend par une tonalité nihiliste, aux antipodes de l'optimisme associé à l'oeuvre de Jules Verne, voire une bizarrerie confinant au surréalisme. On citera ainsi cette séquence où Kongre poursuit Denton sur un cheval déguisé en licorne, le chapiteau de cirque dressé par la horde sauvage, etc... L'onirisme est omniprésent ici : les personnages positifs, Denton et Arabella surtout, se retrouvent plongés dans un véritable cauchemar éveillé, objets de brutes sanguinaires. Le film fut tourné à Cadaquès en Espagne, patrie du père du surréalisme, Salvador Dali. Est-ce cette proximité qui explique l'onirisme dont se pare l'ensemble du long métrage ? Hélas nous ne disposons pas de témoignage expliquant une telle volonté. Le film est un projet lancé par Alexander Salkind, et son fils Ilya, dont le coup de force cinématographique sera la production des trois premiers Superman avec Christopher Reeve. Dans son autobiographie, Le Fils du chiffonnier, Kirk Douglas raconte simplement qu'il a apprécié le scénario et qu'il gardait un bon souvenir de Jules Verne et de 20 000 lieues sous les mers. Il narre également avec force détails sa rencontre pittoresque avec Dali.


Cet univers violent et étrange serait-il l'oeuvre des autres collaborateurs ? Difficile de l'affirmer avec certitude. Le scénario a été écrit par Tom Rowe, auteur peu connu de films radicalement différents, ainsi le film de science-fiction kitsch du japonais Kenji Fukasaku, Bataille au-delà des étoiles en 1968, et surtout du sujet des Aristochats en 1970. Quant au réalisateur Kevin Billington, il a réalisé quelques films ayant une bonne réputation : Interlude (1968) avec Donald Sutherland, ou The Rise and Fall of Michael Rimmer (1970) avec Peter Cook, mais peu montrés en France. Dans ces conditions, nous sommes amenés à considérer que Kirk Douglas est peut-être le co-auteur d'un film où il a une occasion de développer le masochisme et la noirceur qu'il affectionne particulièrement, loin du cadre hollywoodien dans lequel restait Les Vikings. D'ailleurs, Douglas passera un an plus tard à la mise en scène avec Scalawag, un autre film d'aventures maritimes. Une étape un peu plus erratique dans la carrière de l'acteur commence, marquée par des films plus contestables que ses sommets des années 1950-1960, souvent réalisés en Europe. Mais on le verra encore dans quelques films dignes d'intérêt comme sa propre réalisation La Brigade du Texas (1975) ou Furie de Brian De Palma (1978).

Dans certaines interviews récentes, Ilya Salkind a pu dévoiler quelques clés du mystère : Cy Endfield, réalisateur de Zoulou - mais aussi des Sables du Kalahari, film de survie assez cruel pour l'époque, ayant quelques points communs avec Le Phare du bout du monde - était le premier réalisateur pressenti. Omar Sharif ou Gregory Peck furent approchés pour jouer le rôle de Denton cependant que Kongre devait être incarné par Peter O'Toole. Catherine Deneuve avait été approchée pour le rôle féminin et James Mason pour celui du capitaine Moriz, finalement confié à Fernando Rey. Visiblement, de nombreux détails sadiques ou étranges sont dus au metteur en scène, Kevin Billington, et ont été greffés à l'intrigue au moment du tournage. Le producteur, le scénariste et le metteur en scène étaient tous trois au moment du tournage de jeunes gens décidés à donner un coup jeune au film d'aventures maritimes.

Quelques défauts gênants parsèment toutefois le film : l'adaptation du livre est par exemple sujette à contestation. L'absence de personnage féminin dans de nombreux romans de Jules Verne a souvent dérangé les adaptateurs de l'écrivain nantais, qui ont souvent ajouté artificiellement ces personnages absents des livres afin de ne pas rebuter le public féminin. On n'échappe pas ici à la règle avec le personnage d'Arabella, incarné par une actrice remarquable, Samantha Eggar, qui doit défendre un personnage assez mince et artificiel, que Kongre utilise pour piéger Denton-Kirk Douglas. Elle reprend d'une certaine manière le rôle qu'elle tenait dans L'Obsédé (1965) de William Wyler : la femme belle et gracieuse qui doit faire face à des détraqués.

Par ailleurs, certains aspects de la psychologie de Kongre restent peu développés : sa relation amoureuse avec Virgilio, son caractère suicidaire qui le conduit à vouloir se retrouver seul à seul avec Denton, quitte à laisser son équipage se faire décimer. La tentative de donner à Denton un passé n'est pas entièrement convaincante et s'exprime surtout par un flash-back assez insolite qui fait penser à Dialogue de feu, un western américain assez fauché qu'avait interprété le même Kirk Douglas quelques mois auparavant. La deuxième heure de projection est sans doute plus filandreuse, peu aidée par un montage erratique. Elle s'écarte du roman pour inventer quelques péripéties dispensables, ainsi lorsque Luigi, naufragé devenu l'auxiliaire de Denton-Kirk Douglas, complètement saoûl brûle divers objets et se fait repérer bêtement par les pirates.

Il faut reconnaître que le roman est assez minimaliste, pauvre en péripéties, et creuse assez peu les personnages. Dans le livre, le gardien de phare et son coéquipier essayent de retenir dans l'île les pirates désireux de prendre la fuite pour des eaux plus tranquilles, afin de les confronter au bateau chargé de la relève des gardiens. Respecter cette situation aurait certainement donné lieu à un film très ennuyeux, quand bien même faire du survivant une sorte de John McLane (le personnage incarné par Bruce Willis dans la série des Die Hard) du XIXème siècle, un homme seul se débarrassant d'une horde de voyous en milieu hostile, peut paraître excessif.

Ceci étant dit, d'autres aspects de l'adaptation s'avèrent beaucoup plus convaincants et le film possède une tension plus forte que celle qui présidait au roman. Ainsi cette façon d'entrer tout de suite dans le vif du sujet, de mettre en scène l'inauguration du phare dès le générique de début, le fait de ne pas faire de présentation préalable des pirates sadiques et d'exposer le drame qui intervient au bout de 90 pages au bout de 20 minutes de film. En outre, Kongre semble ici obsédé par le seul survivant des trois gardiens de phare, quitte à sacrifier ses hommes ; dans le roman, les pirates sont surtout préoccupés de réparer leur bateau pour repartir dès que possible. Le dénouement imaginé par les scénaristes reste un moment très intense, quasi apocalyptique, qui va jusqu'à la destruction du phare. Le triomphe du Bien ne parvient pas à effacer une profonde amertume.

La mise en scène est sans doute inégale. Le cinéphile pense forcément à ce qu'aurait fait Richard Fleischer, le metteur en scène des Vikings et de 20 00 lieues sous les mers : un travail dénué de maladresses et au souffle indéniable. Mais force est de constater que la mise en scène de Kevin Billington ne manque ni d'efficacité ni de propreté : en témoignent la beauté des images et le nombre faible de zooms, en comparaison avec de nombreux films des années 1970. Mais surtout, vue de 2015, cette coproduction hispano-américano-liechtensteinoise est un peu handicapée par des effets spéciaux qui paraissent assez cheap, eu égard au réalisme de la violence et des situations dramatiques. Notamment les mannequins de mousse utilisés pour figurer les personnages qui chutent dans le vide ou l'utilisation, occasionnelle il est vrai, de maquettes de bateaux. On peut se demander s'il n'aurait pas mieux valu un ou deux noms prestigieux en moins dans le casting pour fournir un ou deux navires. Mais souvenons-nous de Pirates (1986) de Polanski, qui se révèlera un gouffre financier en raison de l'utilisation de navires grandeur nature. La faute en incombe surtout à un montage maladroit, qui aurait gagné à être plus concis au lieu de s'attarder maladroitement sur les plans d'effets spéciaux dignes d'être relevés par nos collègues du site Nanarland. Sur ce point précis, ce film n'a peut-être pas tout à fait les moyens de ses ambitions même si ce sont des yeux avisés et exigeants qui tiqueront devant la faiblesse des truquages.

Mais malgré ces aspects plus ou moins rédhibitoires, Le Phare du bout du monde s'impose comme un spectacle unique en son genre. Le casting superpose plusieurs familles d'acteurs avec un bonheur inattendu. Le duel Kirk Douglas / Yul Brynner ne déçoit guère. Kirk Douglas, 54 ans au moment du tournage, reste un bel athlète parfaitement crédible en gardien de phare. On peut juste, comme souvent, lui reprocher de jouer un peu trop de sa mâchoire. Il correspond à la description faite par le romancier : « Il était âgé alors de 47 ans. Vigoureux, d'une santé à toute épreuve, d'une remarquable endurance [...] résolu, énergique, familiarisé avec le danger, il avait su se tirer d'affaire en plus d'une circonstance où il y allait de sa vie. » (Jules Verne, Le Phare du bout du monde, chapitre III). Quant à Yul Brynner, vêtu d'une tenue noire comme il les affectionnait, rarement il aura dégagé autant de charisme que dans le rôle de ce pirate sadique au comportement mystérieux. Le personnage de Kongre a été retaillé à sa mesure, devenant une sorte de souverain asiatique. 


Les rôles secondaires sont tous prestigieux, même les plus épisodiques. Nous retrouvons Fernando Rey, comédien espagnol à la carrière pléthorique, souvent associé à Buñuel, idéal en gardien de phare expérimenté. Rey trouvera à la même époque son rôle le plus célèbre : le trafiquant de drogue de French Connection. L'autre gardien est joué par le jeune Massimo Ranieri, chanteur, acteur fétiche de Mauro Bolognini, revu récemment chez Claude Lelouch (les deux personnages sont exécutés au bout de vingt minutes). Renato Salvatori, acteur italien en vogue, surtout connu en France pour avoir été l'époux d'Annie Girardot, interprète de grands classiques du cinéma italien, incarne le naufragé Luigi Montefiore, allié de Denton. Jean-Claude Drouot, éternellement associé à la série Thierry la Fronde, trouve ici un rôle étonnant, celui de Virgilio, bras droit de Kongre muet et complètement fou, assez proche de ceux qu'il incarnait au théâtre dans Le Cimetière des voitures de Fernando Arrabal ou l'année précédente dans La Rupture de Claude Chabrol. Cette volonté dans cette période de sa carrière de rompre avec l'image de jeune premier angélique donne beaucoup de folie au film. Nous n'oublierons pas de sitôt cette scène où, déguisé en femme, il prend un malin plaisir à effrayer la douce Arabella - Samantha Eggar ! La bande de Kongre ressemble à celle d'El Indio (Gian Maria Volonte) dans ...Et pour quelques dollars de plus, et pour cause : elle est constituée d'acteurs vus dans les westerns italiens, notamment Aldo Sambrell, second rôle fétiche de Sergio Leone.

On pouvait craindre le pire de cette "auberge espagnole" typique des coproductions de l'époque, mais force est de constater qu'elle tient parfaitement la route. Les concepteurs ont adapté les nationalités des rôles à celle des acteurs, et ils ont choisi une distribution anglophone pour n'avoir aucun recours au doublage, qui était alors la règle des coproductions notamment italiennes de la même époque. Le bout du monde est à la fois un lieu isolé mais aussi un vrai carrefour de toutes les nationalités qui y passent en bateau. C'est la mondialisation avant l'heure.

Le choix d'un décor rocailleux crédible, peut-être moins verdoyant encore que la véritable île des Etats, constitue l'un des points forts du film et accentue la sauvagerie, voire l'austérité, du climat dans lequel baigne l'histoire. « Le littoral de l'île des Etats est extrêmement déchiqueté. C'est une succession de golfes, de baies et de criques dont l'entrée est parfois défendue par des cordons d'îlots et de récifs. Aussi, que de naufrages se sont produits sur ces côtes, ici murées de falaises à pic, là bordées d'énormes roches contre lesquelles, même par temps calme, la mer se brise avec une incomparable fureur. » (Jules Verne, Le Phare du bout du monde, chapitre II)

Dans de nombreux westerns italiens, on ne croit guère aux paysages espagnols comme représentation de ceux du Far West. Ici à l'inverse, le cadre est constamment crédible, parfaitement mis en valeur par la mise en scène. Un décor naturel, un terrain de jeu, un cadre sauvage constamment battu par les vagues qui constitue peut-être l'atout numéro un du film, même si le phare reste un élément majeur où auront lieu quelques morceaux de bravoure, notamment une fin assez remarquable et différente du roman. Le film possède un souffle évident, enivrant, qui n'est pas seulement celui du vent, mais celui de l'aventure. On ne saurait passer sous silence la beauté de la photo d'Henri Decae, grand chef-opérateur français, véritable génie de l'image au palmarès impressionnant : Les Quatre cents coups, Le Samouraï, Le Beau Serge, Le Cercle rouge. Decae montre, plus de dix ans après Plein soleil, son talent à photographier la mer et les paysages maritimes et ensoleillés. De nombreux plans sont un régal pour les yeux. Beauté et cruauté se rejoignent en un même mouvement.

Plus étonnante est la musique lyrique de Piero Piccioni, surtout connu comme compositeur attitré de Francesco Rosi. Autant ses compositions pour Les Hommes contre ou L'Affaire Mattéi étaient atonales, s'apparentant à des bruitages, autant il propose ici une musique parfois menaçante mais le plus souvent caressante, épique, intimiste, éloignée de toute austérité. Une vraie réussite, qui contraste parfois avec la dureté du film.

Le Phare du bout du monde, derrière le jeu du chat et de la souris, peut se lire comme une réflexion intéressante de la lutte du Bien contre le Mal. Un regard sur la part animale de l'homme, que Denton doit intégrer dans sa volonté de survie. Un film sur l'absence de civilisation : le bout du monde est aussi le bout de la civilisation. Une zone de non-droit où ceux qui perturbent le business de la horde sauvage sont éliminés, au mépris de toute vie humaine. Une violence hélas indémodable. Le film joue d'une symbolique assez discrète mais passionnante, ainsi l'opposition entre le blanc du phare et le noir des tenues arborées par Kongre - Yul Brynner. L'opposition est aussi sociale : Kongre est un homme très violent mais aussi une sorte d'esthète et d'aristocrate soucieux de régner sur son royaume. Il se place souvent en hauteur ou sur un trône. Même dans le duel final, il surplombe Denton - Kirk Douglas. Le phare lui-même a une part symbolique très forte : c'est d'abord une prison puis un symbole d'espoir à défendre coûte que coûte, avant de devenir finalement un précurseur de la Tour infernale ou de Piège de cristal. Le film d'aventures se fait presque fable métaphysique. Tout ces éléments contribuent à donner de l'âme à un film que tout destinait à être un "euro-pudding" du genre de ceux que commettait un Terence Young à la même époque, ainsi Soleil rouge.

En dépit des outrages du temps et d'indéniables scories, Le Phare du bout du monde s'impose dans sa version intégrale comme un film singulier, difficilement oubliable, constamment audacieux. Un film visiblement coupé en son temps, sorti en cachette, dont l'audace fut suicidaire sur le plan commercial. Ce film maudit aurait mérité d'être chéri par les surréalistes ou ceux qui voulaient faire découvrir la face sombre de Jules Verne même si certains critiques ont salué ses mérites, ainsi Jean Tulard dans son Dictionnaire des films. Peut-être la distribution à la sauvette par la MGM et la censure expliquent cette éclipse. Cet objet filmique non identifié, sans postérité notable, hormis peut-être L'Île sanglante de Michael Ritchie, dut attendre les années 1980 (via la VHS), voire les années 1990-2000 (grâce aux diffusions TV) pour sortir des limbes.

Le Phare du bout du monde est un film presque beau, se parant en tout cas de quelques qualités assez exceptionnelles, dont on ne se défait pas facilement malgré ses pénibles imperfections. « Les noces de la mer et du sang sont toujours belles en couleurs et sur grand écran » comme l'écrivit Gilles Plazy dans le numéro 256 de la Revue du cinéma Image et son lors de la sortie française du film en janvier 1972. En guise de conclusion, permettons-nous de souligner à quel point, surtout, le film se démarque des actuels divertissements formatés, ce qui n'est pas, finalement, la moindre de ses qualités !

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Pierre Jean - le 5 juin 2015