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Livres

Mag Bodard,
Portrait d'une
productrice
de Philippe Martin

248 pages dont 16 pages de photos
Préface d'Anne Wiazemsky
Editions La tour verte
Collection La muse celluloïd
Mars 2013

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Analyse et Critique

Que peut-il y avoir de commun entre des films aussi différents que Les Demoiselles de Rochefort, Au hasard Balthazar, Benjamin ou les mémoires d’un puceau ou Je t’aime, je t’aime ? Quel peut être le rapport entre André Delvaux, Robert Bresson, Alain Resnais ou Jean-Luc Godard ? Tous ces films et tous ces réalisateurs ont à un moment ou un autre été soutenus par Marguerite Bodard, productrice méconnue du public qui supervisa, dès les années 60, une quarantaine de films dont un bon tiers sont considérés comme des classiques du cinéma français. C’est cet oubli injuste que le producteur Philippe Martin a sans doute voulu réparer en donnant la parole à celle qu’il considère comme un modèle. Au gré d’une longue conversation, décontractée mais franche, on découvre cette grande Dame du cinéma.

Ce qui apparaît très vite, c’est un caractère solide : Mag Bodard est une femme de principe, au tempérament affirmé. Alors que sa vie la destinait plutôt à une carrière de journaliste (pour l’émission Cinq colonnes à la Une, dirigée par son 2nd compagnon Pierre Lazareff), elle choisit de se lancer dans le cinéma « presque par dépit », « comme on se jette par la fenêtre ! » Ce goût de l’aventure et de l’inattendu, entretenu depuis la guerre (une époque où « tout pouvait arriver »), est sans doute ce qu’elle a tenté de retrouver dans le métier de productrice. L’aventure d’un projet qu’il fallait concrétiser à partir de l’imagination d’un auteur, l’aventure d’un tournage, l’aventure de la rencontre d’une œuvre avec le public : un énorme challenge qui s’associait bien avec sa discrète ambition. Mag Bodard incarne, bien avant l’heure, la femme moderne qui prend son destin en main. Elle s’efface pendant des années derrière un mari diplomate et écrivain, et finit par ressentir le besoin d’exister par elle-même, d’avoir « la sensation de la vie ». L’époque de l’Occupation puis huit années passées en Indochine (« dans un monde très hostile, il fallait faire sa place ») ancrent cette femme dans la réalité du monde : « le pire était toujours possible. » Elle se forge ainsi un tempérament qui l’aidera à devenir la première productrice de cinéma en France. Dans les années 70, lorsqu’elle cherche à financer Benjamin ou les mémoires d’un puceau de Michel Deville, elle rencontre Charles Bluhdorn, le nouveau patron de la Paramount. Loin d’être intimidée, elle y va au culot et négocie son budget « comme une marchande piémontaise ». C’est sa détermination et sa franchise qui lui vaudront le respect des grands décideurs de l’époque : Bluhdorn n’hésitera pas à la prendre sous son aile, elle supervisera pour lui une unité de production à Paris.

Mag Bodard est quelqu’un de fier qui ne veut pas avoir à rougir de son travail. Le souvenir de sa première expérience, La Gamberge (Norbert Carbonnaux, 1962), est toujours vif : c’était une commande de Pathé, acceptée pour pouvoir travailler avec son amie Françoise Dorléac. Mais le résultat fut si loin de ses attentes qu’elle se jura de ne plus écouter que son propre jugement, sans se laisser influencer : « Il faut que tu continues à faire ce que tu veux, le reste ne compte pas. » On trouve toujours chez elle la recherche d’une certaine perfection : « Faire quelque chose simplement parce que c’est tentant, pour le faire moins bien que quelqu’un d’autre, ce n’est pas mon truc. » Mag Bodard regrette l’uniformisation de notre époque, elle qui s’intéresse surtout aux scénarios atypiques : « Dès que je fais les choses que tout le monde pourrait faire, ça ne m’intéresse plus. » Elle n’écoute que son instinct et peut se lancer dans des projets un peu fous, du moment qu'ils ont une résonance en elle. Elle produit Je t’aime je t’aime d’Alain Resnais non seulement pour travailler avec un metteur en scène qu’elle admire mais aussi parce que le thème du film fait partie de ses obsessions. Celle qui aime se retrouver dans l’héroïne de L’Aventure de Mme Muir de Joseph L. Mankiewicz, « une femme qui s’éloigne de sa famille pour vivre comme elle l’entend et devient écrivain sans le vouloir », fut également captivée par le projet de L’Allée du roi (Nina Companeez, 1996) parce que son héroïne était l’incarnation de ce qui l’intéressait : « Savoir se taire, avoir une idée déterminée et tout faire pour y arriver en donnant l’impression qu’on n’y tient pas. »

Mag Bodard est en équilibre constant entre les nécessités du travail en équipe (elle apprécie dès sa jeunesse l’émulation qui peut jaillir au sein d’un groupe) et un caractère intransigeant, très individuel. « J’ai trop besoin de liberté » dit celle qui aime prendre seule les décisions pour éviter tout compromis : « Quand on est artistiquement impliqué dans quelque chose, ce n’est pas facile de partager. » C’est notamment pour cela qu’elle entretiendra peu de rapports professionnels ou personnels avec ses confrères. Il lui arrivera cependant de s’associer avec certains d’entre eux, comme Claude Berri avec qui elle produit L’Enfance nue, impressionnée par la détermination de Maurice Pialat. Pourtant, le talent du réalisateur ne suffira pas pour renouveler l’expérience avec lui (son comportement « n’était pas supportable »). Car dans son travail, Mag Bodard impose une discipline de fer aux autres comme à elle-même : « J’étais extrêmement dure avec moi (…), je ne me pardonnais rien. » Derrière ses airs autoritaires, elle est pourtant quelqu’un de généreux, qui adopte pour son métier les mêmes principes que dans sa vie privée : « A partir du moment où j’entre dans une vie, je suis attentive au bonheur de l’autre. » Elle ressent le besoin de partager, d’aider les autres à réussir : que ce soit épauler un mari diplomate (« J’avais l’ambition qu’il arrive ») ou amener des créateurs à concrétiser leurs projets.

Elle trouve dans la production de films l’opportunité de soutenir les artistes, « des gens qui m’émerveillent et dont j’ai besoin », en les encourageant : « Certains metteurs en scène m’ont dit que si je n’avais pas été là ils n’auraient pas pu faire leur film ; on croit toujours que c’est parce que l’on a apporté l’argent, mais c’est bien plus que ça... » Elle reprend à son compte l’une des règles de vie de son compagnon Pierre Lazareff : « Cela ne sert à rien d’avoir du pouvoir si l’on ne s’en sert pas pour aider. » Et pour elle, produire c’est aussi transmettre ( « On ne produit par pour soi, on produit pour les autres ») et être attentif à la façon dont le spectateur recevra le film. Elle ne se mêlait du tournage que quand elle s’apercevait « que le chemin n’était pas le bon », aidant à sa manière un réalisateur par ce regard un tout petit peu différent. Mag Bodard ne cache pas ses erreurs de parcours, ses déceptions, avouant qu’ « on ne peut pas gagner à tous les coups ». Elle n’a pas produit que des chef-d’œuvres, comme le prouve Nick Carter et le trèfle rouge de Jean-Paul Savignac, un film raté, « produit par inadvertance ». Il y eut pour elle aussi quelques occasions manquées, des scénarios refusés qui sont devenus des grands films dans d’autres mains, ou des projets sur lesquels elle aurait voulu travailler mais qui se sont faits sans elle (comme César et Rosalie de Claude Sautet ou La Vie de château de Jean-Paul Rappeneau). « Quelquefois les gens se donnent et on ne sait pas les prendre » : ce fut le cas avec Pierre Richard qui souhaitait passer à la réalisation. « J’avais envie de le faire et je ne l’ai pas fait. C’était une erreur... »

Le livre revient également sur les rencontres importantes de sa vie. Celui qui déterminera la suite de sa carrière fut sans aucun doute Jacques Demy. Lorsqu’elle découvre Lola, Mag Bodard se fixe sur Demy et ne souhaite continuer dans le cinéma que pour produire son prochain film. Ce sera Les Parapluies de Cherbourg (1964), l’occasion pour elle de travailler enfin sur une œuvre véritablement artistique en s’associant à un créateur qui ne demandait qu’à s’exprimer. Elle s’investit totalement et joue son avenir à quitte ou double : si le film ne marche pas, elle arrêtera le cinéma. Mais tout au contraire, cette aventure est le début d’une collaboration fructueuse qui lance leurs deux carrières : le film a un tel succès (il reçoit notamment une Palme d’Or et une nomination aux Oscars) qu’il ouvre grandes les portes du métier à Mag Bodard. La collaboration Bodard-Demy ne s’arrêta pas en si bon chemin. Quand le duo entreprend ensuite Les Demoiselles de Rochefort (1967), la magie est encore au rendez-vous. La production du film fut l’un des moments les plus heureux de la carrière de Mag Bodard (« Une fête pendant le tournage », « Neuf semaines de bonheur ») malgré les difficultés, l’obstination de Demy et la précision de son travail : « Rien ne se faisait à peu près. » Si elle ne s’est jamais considérée comme l’une de ses amies intimes, elle a gardé pour lui beaucoup d’amour et d’affection. Ils partageaient ensemble « le même regard sur les choses enfantines, les choses simples » et avaient eu cette idée folle de mettre en images les contes de Perrault (dont Le Chat botté, qui ne s’est jamais fait). Peau d’âne (1970) est peut-être la production qu’elle préfère entre toutes : « Ce film a été mon plus grand rêve et quand on peut réaliser son rêve, on est dans la magie. »

Il ne fut pas toujours facile pour Mag Bodard de réunir les fonds nécessaires à ses productions, même après avoir connu des succès énormes comme Les Demoiselles de Rochefort. Mag Bodard, loin d’être découragée, n’hésitait pas à se battre pour un projet auquel elle croyait (« Ce qui compte quand je fais un film, c’est le film, c’est toujours le film ») quitte à investir ses propres deniers. Elle céda ainsi les droits de ses productions (qu’elle ne récupéra jamais) pour obtenir un million de francs et terminer Peau d’âne. Au milieu des années 90, elle se sépara de sa maison de campagne pour compléter le budget de L’Allée du roi. C’est en partie dans ce rapport à l’argent que l’on peut trouver les rares manifestations d’inconscience et de folie chez cette femme dont le caractère en est en apparence dénué. Car si Mag Bodard connaît la valeur de l’argent, qu’elle ne le dépense pas impunément, elle montera pourtant certains films de Robert Bresson en sachant pertinemment qu’ils ne seraient pas remboursés. Pour elle, « ce qui est important c’est de faire un beau film (…) entre la qualité et l’argent j’ai toujours préféré qu’un film soit beau et corresponde à mon rêve. »

Mag Bodard se considère comme une productrice à l’ancienne, elle incarne le cinéma d’une certaine époque et vit mal les changements structurels de l’industrie cinématographique qui apparaissent dans les années 70. Elle se sentait jusqu’ici dans son élément, ces années 60 où la France produisait un cinéma qu'elle trouvait audacieux. « Le réflexe était d’aller vers l’inconnu, qui était promesse de qualité. » L’art primait, on n’avait pas besoin d’argent pour produire un film car « il suffisait de connaître du monde. » Mais dans les années 70, elle ne se sent plus à sa place : l’époque est devenue moins cinéphile (le goût et l’exigence du public se sont adoucis), les questions financières sont omniprésentes. Elle voit que le système se dirige désormais vers un type de cinéma qui fait passer l’argent avant l’aspect artistique. Elle ne se retrouve plus dans cette « espèce de bénitier où tout le monde met un peu d’argent en espérant le rattraper. » Elle s'endettera jusqu'à faire faillite mais prendra cela comme un aléa du métier devenu inévitable à cause de la faible rentabilité du cinéma qu’elle continue de défendre. Car pour Mag Bodard, qui sait toujours rebondir, c’est tout sauf un constat d’échec : « Je devais de l’argent à tout le monde (…) j’ai décidé de tout reprendre à zéro et j’ai tout vendu. » Elle choisit de travailler pour la télévision, qu’elle pense toujours être l’avenir du cinéma : « La qualité sera peut-être le domaine réservé de la télévision. On fera les films pour les enfants au cinéma, et les films de qualité pour les adultes seront faits pour la télévision. » Après quelques longs métrages en commun, c’est pour la télévision qu’elle retrouve la réalisatrice Nina Companeez. Parmi la centaine de films ou d’épisodes que Mag Bodard a produits pour la télévision, le duo qu’elle compose avec Nina Companeez offrira plusieurs œuvres marquantes dont Les Dames de la côte (1979) ou L’Allée du roi (1996).

Le producteur Philippe Martin, fondateur des Films Pelléas, partenaire fidèle de Pierre Salvadori ou Emmanuel Mouret, a voulu partager ce privilège de côtoyer une véritable personnalité tout en racontant une époque et le souvenir d’un cinéma qu’il aurait sans doute voulu connaître. Si sa démarche est celle d’un admirateur, ce « Portrait d’une productrice » (qu’il serait presque plus juste de titrer « Autoportrait ») reste une occasion unique de découvrir une figure méconnue mais essentielle du cinéma français des années 60-70. Mais aussi honorable soit-elle (car il faut saluer cette publication consacrée à un producteur français, qui est loin d’être monnaie courante), c’est une démarche qui a aussi ses limites : l’ensemble est frustrant, car trop parcellaire, et laisse beaucoup de questions en suspens. Si cet entretien est une bonne introduction au travail de Mag Bodard, il ne manquera pas de susciter la curiosité et l’envie d’en savoir davantage avec un récit plus factuel et détaillé, un travail de journaliste ou d’historien en quelque sorte. Malheureusement un tel livre n’existe pas encore. Messieurs les éditeurs...

En savoir plus

"Portrait de Mag Bodard", un documentaire de Jacques Meny (1965) sur le site ina.fr
A propos de Mag Bodard sur le site ina.fr
La collection "La muse celluloïd"

Par Stéphane Beauchet - le 17 mai 2013