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Une œuvre longtemps déconsidérée

Il n’y a guère que Jean-Luc Godard pour percevoir très tôt ce qu’avait tenté Roberto Rossellini dès les années 60 : faire de la philosophie avec la télévision. Une vraie entreprise de connaissances, une machine à penser qui allait lui attirer les foudres de la critique et même de ses anciens amis. À son retour d’Inde en 1957, le cinéaste diffuse pour l’ORTF une série de films documentaires tournés en 16 et en 35 mm et intitulée J’ai fait un beau voyage. Il proclame l’inefficacité du cinéma qui a fini par se fourvoyer. Ses propos sont terribles : le cinéma s’est éloigné de l’homme, il est devenu un métier de fonctionnaires et n’a jamais cessé d’être fasciné par l’Amérique. Plus grave encore, il abhorre les continuateurs d’une modernité cinématographique dont il fut pour beaucoup l’initiateur, le parangon. Ce cinéma ne traite plus désormais que de quelques sujets abstraits sur lesquels on bâtit d’innombrables variations codifiées par un nombre restreint de possibilités formelles : cadrage, mouvement d’appareil. François Truffaut qui avait été à la fois son assistant et son plus fameux admirateur (n’a-t-il pas écrit que Les Onze Fioretti de Saint-François d’Assise était « le plus beau film du monde » ?) ne comprend pas ce revirement spectaculaire, se sent orphelin de ce père spirituel au moment où lui-même prend son envol avec la Nouvelle Vague. Que serait d’ailleurs la Nouvelle Vague sans l’impulsion donnée par le néo-réalisme qui aura d’abord été, de l’aveu de Rossellini lui-même, un projet essentiellement esthétique fondé sur le devoir de sortir des studios où « l’on célébrait le cinéma » ?

L’incompréhension à laquelle dut faire face Rossellini à partir des années 60 a toujours déteint sur la réputation de son œuvre télévisuelle. Elle représente pourtant, en terme de durée, la moitié de tout ce qu’aura filmé le réalisateur de Voyage en Italie. Non distribuée en salles, peu ou plus diffusée à la télévision, elle semble avoir été vouée aux gémonies de ses anciens admirateurs, piqués au vif par le didactisme de son dispositif filmique. En effet, la critique la plus courante aura d’abord consisté à lui reprocher son didactisme alors que le cinéaste employait très ouvertement et consciencieusement cette méthode. À cet égard, reprocher à Rossellini d’être didactique est absurde, procède d’un raisonnement tautologique et reviendrait à reprocher à Hawks d’être classique, à De Palma son maniérisme ou à Pialat de vouloir montrer les choses telles qu’elles sont. Notre propos ici est justement de trouver des corrélations évidentes entre le format télévisuel, la méthode dialectique employée et une certaine proximité avec la pensée humaniste de la Renaissance.

L’ambition d’une vaste utopie

Lorsqu’il réalise pour l’ORTF sa série de documentaires sur l’Inde, Rossellini est d’abord frappé par l’extraordinaire audience qu’on lui accorde. Des millions de téléspectateurs ont regardé sa série de plus de quatre heures alors que ses films avec des stars hollywoodiennes n’attiraient que des dizaines de milliers de personnes dans les salles. La télévision est bel et bien un moyen de communication pour toucher le plus grand nombre. Il porte ainsi tous ses espoirs dans ce nouveau média, contre lequel le cinéma se battait depuis au moins dix ans en perfectionnant ses techniques pour confondre les apparences (Cinémascope, Technicolor). Il considère la télévision comme un moyen de toucher l’homme individuellement alors que le cinéma produit des réflexes de masse. Ce qu’on diffuse alors sur les ondes le plonge dans un profond désarroi. Il s’étonne qu’on ait utilisé jusqu’alors un si puissant moyen de diffusion pour en faire un médiateur de jeux du cirque. Il s’incombe le devoir d’user à bon escient de ce pouvoir extraordinaire en le détournant de la voie vulgaire dans laquelle il est en train de s’empêtrer. Puisque l’homme dispose désormais d’un vrai temps de loisirs, il faut user de la télévision pour l’instruire, lui donner autre chose à regarder que des sous-produits culturels, de simples passe-temps, qui lui ne lui procurent qu’un plaisir immédiat et facile, tout en le détournant de son lien véritable avec autrui.

Son projet télévisuel consiste à raconter l’histoire de l’Humanité sous la forme d’une encyclopédie monumentale qui contiendrait le maximum d’informations sur le passé. Il divise son encyclopédie en d’innombrables sujets à traiter, depuis la lettre A (Préhistoire : paléolithique, mésolithique) jusqu’à la lettre Q (histoire des problèmes de l’Italie du Sud) en passant par C (histoire des mathématiques et de la géométrie) ou O (histoire de la recherche pour le développement de la transformation des sources d’énergie : de l’eau au pétrole à l’énergie nucléaire). Jusqu’alors, Roberto Rossellini s’était intéressé à des microcosmes, à l’Homme en particulier, en tentant de comprendre son intériorité et ses liens au monde. On se souvient du personnage campé par Ingrid Bergman dans Voyage en Italie qui trouvait dans les décombres de Pompéi, dans la nudité des statues antiques des échos à ses doutes. On se rappelle aussi de Saint-François rencontrant un lépreux sur son chemin et, incapable de maîtriser ses larmes avant de l’enlacer. À partir du moment où Rossellini s’active à bâtir son projet télévisuel, il va user de son format pour pénétrer le devenir de l’Humanité, allant « au plus grand, qui ne se comprend qu’en analysant le petit. » Il avait prévu d’inclure tous ses films précédents à l’intérieur de cette encyclopédie, considérant que ses œuvres néo-réalistes montraient l’Europe de l’Après-guerre, que ceux avec Ingrid Bergman traduisaient un certain état de la spiritualité (les titres parlent d’eux mêmes : La Peur, L’Envie). Jeanne d’Arc, Saint Français d’Assise, sont tous des portraits de grands personnages en accord avec le sens de l’histoire, tel Garibaldi dans Viva l’Italia (1) qui allait mener à l’unification italienne.

En s’intéressant à des personnalités comme Saint Augustin, Pascal, Descartes, Cosme de Médicis ou Léon Battista Alberti, Rossellini cherche avant tout à dépeindre des hommes en accord avec l’évolution du monde à l’époque où ils le vivent. Son œuvre télévisuelle s’oppose à une représentation du monde telle qu’elle est donnée à voir dans le cinéma de la modernité, à l’avènement duquel pourtant il avait contribué. Les cinéastes de la fin des années 50 qui ont choisi de filmer certains sujets alors à la mode comme l’aliénation, la violence, les aberrations sexuelles ou l’incommunicabilité (tel Michelangelo Antonioni qu’il réprouve) doivent nécessairement choisir pour illustrer leur propos des individus inadaptés à leur monde. L’œuvre didactique de Rossellini a pour tâche essentielle d’accorder l’homme avec son monde : il s’agit donc de montrer l’exemple d’individus en pleine accordance avec les progrès de la société. Montrer ce qui fonctionne permettrait l’accession à des révolutions durables, tandis que les pathologies sont toujours signe d’inadaptation. Pour Rossellini, c’est un problème de responsabilité tant le cinéma et la télévision ont pour tâche d’instruire les hommes pour les lier les uns aux autres. Cette notion d’instruction trouve ici une acception essentiellement morale chez ce cinéaste qui s’est toujours posé la question du regard et de la bonne mise à distance des hommes à observer. Instruire signifie montrer pour comprendre, tandis qu’éduquer induit nécessairement une relation de pouvoir, un désir d’imposer des idées, et laisse peu de place à la liberté de juger. Rossellini veut montrer et non démontrer : il veut trouver une méthode, semblable à celle de Descartes, qui permettra aux hommes de se prendre en main eux-mêmes. Il va donc montrer le passé, disposer le maximum d’informations possibles à l’intérieur de l’image, pour permettre aux spectateurs de s’aiguiller dans le monde, de trouver leur voie au milieu d’une réalité apparemment indéchiffrable.

En disposant, à l’intérieur de l’image, les techniques du passé, les costumes d’époque, les plans des architectes, il veut allier tous les savoirs de la connaissance et sortir l’homme de la spécialisation où l’a plongé le monde moderne à partir de la révolution industrielle. Car le drame de notre époque, selon Rossellini, est celui de la spécialisation par l’éducation qui n’offre qu’un seul type d’enseignement. Le cinéaste déplore qu’un artisan ne connaisse rien d’autre que son artisanat, alors que selon lui la meilleure manière de se repérer dans le monde est de suivre la voie humaniste en cumulant les savoirs, les connaissances et les différents arts. Rossellini veut unifier l’Humanité. Tel est pour lui le sens de l’histoire. Et cette unification est désormais possible grâce aux développements techniques et scientifiques, aux méthodes de communication.

La méthode dialectique

La dialectique employée par Rossellini a souvent été mal comprise. Elle est sans doute l’expression de son humanisme, de son amour pour les hommes sans lequel l’art n’existerait pas, mais aussi, peut être, la conséquence d’une nécessité économique.

1 : Dialectique et humanisme

Chaque personnage parle à son tour, s’écoute et laisse soliloquer son voisin. Il y a comme un droit à l’image dans ces quatre films, une liberté accordée par le cinéaste à tous les hommes de venir raconter son époque, son histoire et surtout son point de vue. Rossellini ne porte pas de jugements sur ceux qui se trompent ; il les laisse affirmer leurs idées, même si celles-ci ne leur appartiennent pas. D’ailleurs, si ces idées ne sont pas totalement les leurs, elles sont de toute façon des expressions de leur époque. Dans L’Âge de Cosmes de Médicis, une bigote n’arrive pas à comprendre que Masaccio ait représenté le Seigneur sous une apparence humaine. Elle explique pourquoi cela choque ses convictions. Alberti, lui, s’extasie devant la peinture, exprime pourquoi il la juge libre, sensuelle et d’une géométrie si extraordinaire, si exceptionnelle que « les hommes ne pourront plus dorénavant composer sans la connaître. » Il a exposé ce qu’il avait vu et pensé, la bigote a pu faire de même. Dans Descartes, le cinéaste filme son personnage récitant des passages entiers de ses Méditations métaphysiques tandis qu’on lui oppose les fameuses objections auxquelles Descartes avait dû répondre en son temps. Au terme de certaines joutes, quelques débatteurs sortent convaincus, d’autres non. Rossellini affirme la nécessité du débat d’idées, de la discussion, de la pure dialectique qui doit déboucher sur l’ébranlement des convictions les mieux ancrées en l’homme. Semblable aux débats qu’il filme, son œuvre télévisuelle doit permettre aux hommes de comprendre pour juger et remettre, si nécessaire, en question leurs opinions. Ses films sont l’illustration par la dialectique de l’efficacité de cette méthode dans l’histoire ; mais aussi d’un souci de comprendre l’homme, de savoir l’écouter et percevoir en quoi son discours est généralement l’expression de son temps. (Il se s'articule à l’intérieur des films et entre les personnages exactement le même procédé qu’entre le téléspectateur et l’œuvre).

2 : Dialectique et économie

Si chaque personnage de ces quatre films s’exprime longuement tour à tour, ils véhiculent des informations, rappellent des faits qui viennent d’avoir lieu. On peut penser qu’en racontant, en expliquant, en ergotant parfois, ils évitent aussi au cinéaste d’avoir à faire des dépenses superflues pendant le tournage. Par l’extraordinaire richesse de leurs propos, ils comblent certaines ellipses narratives, et permettent au cinéaste de ne pas avoir à sacrifier au faste des grandes reconstitutions historiques. C’est à la fois un gage d’économie de moyens mais aussi un garde-fou sans lequel il risquerait de s’encombrer de soucis matériels. Assailli d’assistants, de maquettes, il perdrait la liberté à laquelle il tient tant comme artiste et manquerait de sombrer dans l’illustration. Sans ces longs monologues, semblables à des bulletins d’informations, comment aurait-il sinon comblé les ellipses dans L’Âge de Cosmes de Médicis ? Comment aurait-il trouvé les moyens de filmer la guerre contre Lucques, ou les divers chantiers mis en place par Alberti ? Le moyen discursif se sauvegarde lui-même : il travaille à sa propre préservation en ne menaçant point la liberté du cinéaste qui craignait tant d’avoir à s’encombrer de détails matériels et techniques. Depuis qu’il s’est aventuré avec Rome, ville ouverte dans une œuvre de la connaissance et de l’intelligence, Rossellini a toujours tenu à minimiser les coûts de production, à accélérer le rythme des tournages, et à se prémunir à la fois contre les immenses machineries des studios et contre les producteurs peu scrupuleux.

La Dialectique matérialiste et le projet utopique de l’Encyclopédie

Enfin, en disposant dans l’image les outils de la vie quotidienne, en suivant donc la genèse matérielle d’un système de pensée, en focalisant son étude sur des périodes transitoires, voire révolutionnaires de l’Humanité, on peut bien affirmer le caractère matérialiste et marxiste de la dialectique rossellinienne. L’un de ses derniers projets était d’ailleurs de raconter la vie de Marx et il avait déjà donné comme titre à son scénario : Travailler pour l’humanité.

Pour comprendre les intentions révolutionnaires de Roberto Rossellini, il faut suivre toute la genèse et tout le cheminement d’une imposante œuvre télévisuelle qui, si au prime abord elle peut rebuter par son austérité, a cherché sans cesse à trouver des moyens d’échapper à la rhétorique pour donner aux hommes les moyens de rester libres de leurs jugements et capables de prendre en main leur destin commun.

Son premier véritable film pour la télévision, réalisé par son fils Renzo, est une série en cinq épisodes intitulé L’Âge de Fer qui raconte l’évolution de ce matériau à travers les époques, de la Grèce Antique jusqu’à aujourd’hui en passant par la Renaissance, la Révolution industrielle et la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit précisément de montrer l’évolution de l’Humanité au travers des outils et des armes. Le caractère didactique de l’œuvre se met ici intégralement en place puisque, à la manière d’Alfred Hitchcock, Rossellini présente sa série en début d’émission. Il se tient près d’une mappemonde et explique ce qu’il va montrer. A l’origine, cette mise en scène avait été imposée au cinéaste par l’ORTF qui avait accepté de produire sa série indienne à la condition qu’il apparaisse à l’écran comme une sorte de professeur ou d’érudit. Après L’Âge de Fer, il réalise en 1966 La Prise de pouvoir par Louis XIV, conçu préalablement pour la télévision mais qui sortira en salles et obtiendra en France notamment un joli succès. Il montre également les conditions de vie matérielles à l’époque du Roi Soleil et filme son règne comme une « mise en spectacle de l’univers politique. » (2) De 1967 à 1971, il propose une série en douze épisodes : La Lutte de l’homme pour sa survie qui est, comme l’écrit Adriano Aprà (3) : « le moins connu parmi les films méconnus de Rossellini pour la télévision. » En douze heures, il remonte depuis l’homme des cavernes jusqu’aux derniers développements scientifiques. Conçu à l’origine comme une histoire de l’alimentation, le projet s’est peu à peu étoffé. Difficilement visible, il semble donner une véritable idée de l’ambition encyclopédique du cinéaste. Après cette longue série élaborée essentiellement autour des conditions de vie et des grandes innovations humaines, il focalise son attention sur des acteurs précis de l’histoire humaine. Cette focalisation, sur un personnage qui servira à la fois de guide dans l’époque puis de symbole d’une révolution durable, s’effectue pas à pas. Rossellini tourne d’abord Les Actes des apôtres (1969) et raconte l’itinéraire de Pierre, de Paul et de Jean qui ont proclamé la parole de Dieu et effectué, selon Rossellini, des actes révolutionnaires. Ce n’est qu’à partir du film Socrate (1970) qu’il se rapproche de quelques figures qui allaient changer ou influer sur le devenir de l’Humanité. Il filme la mort de Socrate : son procès, son martyre, l’exemple d’un homme qui a cessé d’avoir peur. En 1971, il tourne Pascal, premier des quatre films proposés par Carlotta dans son coffret, et qui marque un tournant dans la radicalisation de ses procédés de mise en scène.

La méthode didactique de Rossellini

Quelle impression peut ressentir un spectateur qui découvrirait pour la première fois les téléfilms de Roberto Rossellini ? D’abord, la certitude d’être effectivement devant un téléfilm, une œuvre plate, austère, comme on en produit encore aujourd’hui et comme on en produisait beaucoup au début de la télévision. On aurait l’impression de naviguer entre quelque chose comme La caméra explore le temps et les fictions de l’Ecole des Buttes-Chaumont. On chercherait en vain une vraie intrigue, un conflit dramatique fort, une carotte à laquelle se raccrocher. Las de courir après ce qui n’est pas, on tenterait de retenir son attention sur les personnages eux-mêmes. Sans doute on les trouverait figés, monotones et peu expressifs, leurs dialogues trop discursifs, trop longs, débordant d’un savoir aussi prodigieux qu’assommant. Ces impressions ne vont pas forcément changer avec le temps. Ce qui fait la validité de l’œuvre encyclopédique de Rossellini se mesure plutôt à la curiosité qu’elle va susciter en nous, aux recherches que nous allons entreprendre par la suite pour mieux comprendre ce que nous avons vu.

Rossellini est moins intéressé par la reconstitution scrupuleuse du passé que par trouver les moyens de montrer des idées encore susceptibles de nous être utiles. Il cherche à enregistrer les concepts du passé, le cheminement d’une pensée, pour nous permettre de mieux nous repérer aujourd’hui. Pour y arriver, il doit mettre au point une méthode d’instruction dont le commandement pourrait être le suivant : se garder de rhétorique mais instruire tout en amusant (dans une certaine limite, cela va sans dire). Pour mettre au point sa méthode, il prend comme modèle le grand pédagogue morave du XVIIème siècle, Cormenius, et son concept de « pansophie », c’est-à-dire une « science qui englobe toutes les sciences, pour enseigner à tout le monde. » La télévision sera un moyen de diffuser la méthode d’éducation intégrale de l’Humanité.

De plus en plus désireux d’en finir avec le cinéma, et son culte, Rossellini va démonter peu à peu tous les acquis modernes obtenus décennie après décennie. Il va minimiser la dramaturgie à presque rien, réduisant à une peau de chagrin les conflits et les intrigues majeurs. Nous verrons que s’il y a une vraie tension dans la dialectique rossellinienne, il préfère se garder de tout suspense artificiel. Le montage est ainsi réduit à intercaler de très longues séquences, à les faire se succéder. Il abandonne, à partir de Saint Augustin, les ouvertures et les fermetures au fondu. Toute une forme de grammaire cinématographique est évacuée. Ces longues séquences sont en réalité des tableaux tournés parfois en un seul plan. Ces plans séquences interminables, dont la durée peut varier, sont débarrassés de tous mouvements d’appareil, à quelques exceptions près. S’il y a mouvement, il se trouve plutôt à l’intérieur de l’image et non en sa périphérie. La méthode mise au point par Rossellini pour parvenir à transmettre un savoir intégral varie de manière infinitésimale d’un film à l’autre du coffret : il ouvre sur un plan moyen, choisit délibérément plus tard de zoomer sur un personnage en train de converser, s’attarde longuement sur son visage et ses paroles, puis effectue à nouveau un zoom arrière pour revenir au plan moyen, ou au plan général, inaugural. C’est à la fin de la séquence que l’on peut mesurer ce qui s’est passé entre-temps, entre l’ouverture du tableau et le retour par le zoom arrière au plan inaugural : on regarde la scène, le décor, différemment. On reconsidère la scène dans sa globalité, avec désormais de nouveaux acquis de connaissance pour mieux la voir. Le zoom est effectué par Rossellini à l’aide d’une télécommande qu’il a mise au point lui-même et qui lui permet de focaliser le regard et l’attention sur ce qui lui semble important. Tandis que l’opérateur effectue une manipulation hardie pour garder sa mise au point, Rossellini dirige l’œil du spectateur, le fait respirer.

Rossellini veut soustraire son projet à la fiction par une mise à plat totale. Dans l’image, comme dans un tableau ancien, avant la perspective, on voit au premier plan un ou plusieurs personnages. Ils semblent être sur une scène où l’espace leur sert de toile de fond. On a parlé de « primitivisme » pour signifier l’apparente théâtralité de ce dispositif scénique. Comme du temps des pionniers du cinématographe, la caméra est effectivement posée au-devant d’une scène et enregistre ce qui se joue juste devant. De primitif, on pense peut-être plutôt à Griffith par la manière quasi invisible, ultra rapide, avec laquelle Rossellini intercale des plans de coupe, des contre-champ. Cela lui permet souvent de montrer ce que voit le personnage principal pour comprendre le cheminement de sa pensée. Il utilise aussi des techniques mises au point par Méliès comme celle du miroir (qu’il a considérablement simplifiée) pour utiliser des maquettes de lieux historiques et les placer derrière les acteurs. On a évoqué Giotto pour ramener Rossellini vers une forme toujours plus ancienne, comme pour en faire une sorte d’aberration cinématographique, voire un mystique, victime des contraintes imposées par son ambition utopique. Mais ces scènes de genre austères avec ces dévots, ces savants, ces artistes, ces comploteurs en longues robes rouge et noir, ces barbons figés dans leurs draperies ou ces scènes de campagne et d’auberge ne rappellent-ils pas d’abord la peinture nordique de la Renaissance ?

L’hypothèse Giotto (et celle du primitivisme de Rossellini) incombe en grande partie à sa direction d’acteurs réduits à leur plus simple expression. Tout se passe comme si Rossellini voulait sans cesse débarrasser le cinéma de toutes ses afféteries, de ses trucs d’illusionniste. Ses acteurs sont souvent doublés, ils interprètent leur rôle dans des langues qu’ils ne connaissent ou ne maîtrisent pas. Dans Descartes, par exemple, il a forcé ses acteurs italiens à s’exprimer en français. Souvent amateurs, ils ne connaissent pas ou peu leur texte et ne le comprennent pas du tout. Ils sont ainsi secondés par des prompteurs, des souffleurs ou alors ils lisent dans des livres ce qu’ils doivent réciter devant leur auditoire. Cette méthode permet aux acteurs de ne pas avoir à se regarder jouer, ni à regarder leurs interlocuteurs. Leurs yeux sont souvent tournés vers le hors champ, ou au-delà du visage de la personne avec qui ils conversent. Cette pose a elle aussi dû inciter les commentateurs à rapprocher l’imagerie rossellinienne de la peinture médiévale. Ces visages tournés hors du cadre semblent de profil, réduisant la troisième dimension de l’image. Rossellini détestait les acteurs et en particulier leurs trucs qui leur enlevaient du naturel. Ils étaient tous dans la reproduction. En les forçant à lire leur texte, il désirait faire oublier aux comédiens leurs techniques de jeu. Il voulait les voir s’oublier. Cette méthode permet également de filmer des cheminements de pensée, d’enregistrer des idées. En exprimant d’une manière monocorde des raisonnements, Roberto Rossellini veut les faire mieux entendre. Ses personnages sont réduits parfois à des porte-voix, des hauts parleurs, des récitants d’idées, des communicateurs d’informations. C’est l’image qui doit s’effacer devant les idées qui sont exprimées.

Toutes ces considérations sur la mise en scène ont souvent donné lieu à trop de généralisations, notamment sur l’utilisation de la musique expérimentale de Mario Nascimbene, des décors naturels, voire du concept même de reconstitution. Nous observons pourtant, dans les quatre films proposés, quelques variations notables, toujours au service des idées et de l’Homme.

Chaque film, à la révision, éclaire les autres. Ils se répondent et discutent avec l’œuvre complète du réalisateur de Païsa. Dans la nature même des sujets abordés, on retrouve de film en film le thème et le motif de la tension. Il y a une vraie tension à l’intérieur des cinq personnages abordés dans les films présentés sur ce coffret. Pascal est pris entre la religion et la science, la spiritualité et son corps malade. Saint Augustin est partagé lui-même entre une civilisation vouée à disparaître mais dont il est urgent de préserver certains acquis. Quant à la Renaissance de Cosmes de Médicis, elle voit affluer un nouvel ordre économique tandis que se développe la pensée humaniste. Et enfin, Descartes est tenaillé entre les faiblesses de son humanité et sa pensée prodigieuse. C’est à l’intérieur de ces apparentes contradictions, au cours de conflits plus profonds que ceux de la dramaturgie traditionnelle, que l’Encyclopédie historique de Rossellini va se révéler parfois passionnante, souvent complexe mais nécessairement intime.

  

1. Viva l’Italia est un film de cinéma réalisé en 1961 mais qui est considéré, de par ses partis pris et son ambition, comme le premier jalon de l’oeuvre encyclopédique historique de Rossellini.
2. Adriano Aprà : Roberto Rossellini: la télévision comme utopie. Page 146
3. Adriano Aprà : Ibid. Page 26

Deuxième partie : Blaise Pascal

Troisième partie : Augustin d'Hippone

Quatrième partie : L'Âge de Cosme de Médicis

Cinquième partie : Descartes

Par Frédéric Mercier - le 30 octobre 2009