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Critique de film
Le film
Affiche du film

Soy Cuba

L'histoire

En quatre vignettes, l’histoire du Cuba pré-Castriste vue sous le prisme du cinéma de propagande russe. Mais avec un poète derrière la caméra, Mikhail Kalatozov, qui fait de son film un chant d’amour à l’île cubaine, à son peuple et au cinéma. Quatre histoires édifiantes magnifiées par un cinéaste en état de grâce : la honte d’une jeune Cubaine quand son courtisan découvre qu’elle vend son corps aux touristes américains pour vivre ; la détresse d’un petit paysan qui apprend que son terrain a été vendu à une compagnie américaine, la United Fruit ; le destin d’un étudiant abattu par la police alors qu’il distribue des tracts pro-Castristes ; un paysan rejoint la guérilla pour sauver son île et sa famille...

Analyse et critique

La tâche semble à priori insurmontable : convaincre le public d’aujourd’hui de se coltiner un long film en noir et blanc de propagande russe sur le Cuba pré-Castriste, et ce sur près de deux heures et demi... Même à une époque où Wim Wenders convie des centaines de milliers de spectateurs dans son Buena Vista Social Club et où les concerts d’Eliades Ochoa font salle comble dans le monde entier, la perspective d’un film signé d’un certain Mikhail Kalatozov consacré à la vie de petites gens dans le Cuba des années 50 a effectivement de quoi faire fuir jusqu’à certains cinéphiles reconnus. Tant pis pour eux. Ils passeront tout simplement à côté d’un des films majeurs de l’histoire du cinéma, rien de moins.

Pur produit de propagande, Soy Cuba est une commande de l’URSS de Khrouchtchev. Malgré quelques épisodes douloureux dans sa relation avec le 7° art - on se souvient qu'Ivan le Terrible fut charcuté par les ciseaux de Staline, au point que le troisième chapitre de cette fresque épique ne vit jamais le jour - le pouvoir soviétique remet le couvert à l’aune des années 60 : le cinéma, instrument de pouvoir tant culturel que politique, ne peut être mis de côté et se doit au contraire de porter haut le drapeau de la cause communiste à travers le monde. En 1957, Quand volent les cigognes prend son envol au-dessus du rideau de fer et témoigne de la vitalité et du renouveau du cinéma russe jusque sur la Croisette cannoise. Avec ses mouvements de caméra soyeux et son noir et blanc étudié, la Palme d’or cru 58 révèle alors aux yeux du monde un cinéaste talentueux et dont l’éblouissante maestria parvient même à faire oublier la chape de plomb qui pèse sur les scénarios russes de l’époque : Mikhail Kalatozov.

Epaulé de son génial chef opérateur Sergei Urusevsky, Kalatozov se voit confier cinq ans plus tard un scénario de Yevgeni Yevtuchenko (les deux hommes se brouilleront avant le tournage), soit quatre chroniques symboliques du Cuba des années 50 regroupées en un film. Les personnages, archétypes du film de propagande russe, sont des symboles plus que des personnages en chair et en os : une jeune et jolie femme obligée de se prostituer pour survivre, un vieux paysan miséreux exproprié au profit d’une compagnie américaine, un étudiant martyr de la cause castriste et enfin un jeune Cubain rejoignant la guérilla et les troupes de Fidel Castro. Edifiant, le scénario n’évite forcément pas quelques lourdeurs symboliques et autres banalités révolutionnaires : face à un pouvoir corrompu et dictatorial, face à des Américains (touristes, soldats, industriels) imbus de leur propre richesse et bêtise crasse, le peuple cubain, fier et courageux, représente l’idéal révolutionnaire communiste jusqu’au cliché.

Scénario monolithique et édifiant donc, empreint de quelques poncifs (la colombe blanche abattue par l’armée) qui pourtant ne viennent jamais encombrer la vision du film. Au point que l’on sente Kalatozov souvent gêné par la caricature du script qui lui fut offert : ainsi, censé railler la vie de débauche des touristes américains dans le fameux plan de l’hôtel / piscine, le cinéaste russe ne peut s’empêcher de traduire toute la fascination exercée par l’hédonisme américain sur cette île de soleil et de fête. Dès les premières minutes du film, on sait que le ver est dans le fruit, et que ce film de propagande couve son propre anti-poison. Chez les besogneux de l’endoctrinement, qu’il soit russe ou américain, français ou allemand, le fond l’emporte toujours sur la forme. Ici, tout comme chez Eisenstein ou chez Capra pendant la Seconde Guerre mondiale (Why We Fight), nulle lame de fond... Mais bien une majesté de la forme, une audace visuelle et graphique qui emporte tout sur son passage, jusqu’aux clichés les plus éculés sur la révolution cubaine. Avec, cerise sur la gâteau, des acteurs amateurs extraordinaires que Kalatozov souhaitait lancer dans le grand bain : « D’une part nous cherchions à pénétrer l’esprit du peuple cubain, et d’autre part nous voulions intégrer sur le plateau des personnes inexpérimentées afin de leur apprendre diverses notions techniques susceptibles d’enrichir le cinéma cubain. »

Aidés de ces débutants, et ce quinze ans avant l’invention de la Steadicam, Kalatozov et Urusevsky créent avec Soy Cuba un impressionnant poème, véritable symphonie visuelle qui a encore aujourd’hui peu d’équivalents. Hormis une référence à Eisenstein, comme un passage obligé (les étudiants descendant les escaliers de l’université, rime visuelle frappante et hommage évident aux escaliers d’Odessa du Cuirassé Potemkine), les deux artistes russes offrent au monde un inédit et rare récital cinématographique, caméra à l’épaule.

Martin Scorsese lui-même, créateur des éblouissants travellings des Affranchis, en reste bouche bée. Dans les bonus du DVD, le réalisateur américain balaie d’une main la propagande du scénario pour s’attacher uniquement au génie visuel des deux Russes. Ainsi, le mythique plan de l’hôtel qui voit une caméra de l’époque (plusieurs dizaines de kilos au bas mot) littéralement léviter. Où est le caméraman ? Comment fait-il ? Où est le truc ? De truc, il n’y en a tout simplement pas... Passant avec une rare fluidité d’un étage à son rez-de-chaussée dans un même mouvement, puis, toujours sans cut, plongeant dans une piscine, Urusevsky anticipe avec vingt ans d’avance les délires mouvementés d’un Sam Raimi ou d’un Paul Thomas Anderson (référence ouverte au plan susnommé dans Boogie Nights). Plusieurs fois, la caméra fait ainsi preuve d’une liberté ahurissante, tel ce travelling montant un étage d’immeuble, traversant une rue puis une usine à cigares pour mieux redescendre dans la rue se frotter à la foule dans un même plan éblouissant.

Jouant du contre-jour et du clair-obscur comme personne (les gros plans de visages n’ont rien à envier au génie portraitiste de Sergei Eisenstein), Urusevsky compose pour Kalatozov des cadres d’une beauté qui laisse pantois. Rarement les mots n’auront autant fait défaut pour décrire l’éclat brut de ce diamant qu’est Soy Cuba. Face à de tels travellings, de telles audaces visuelles (toute démesure écartée, le plan du paysan besogneux errant dans ses champs en contre-plongée et contre-jour mérite d’entrer au Panthéon des plus beaux plans de l’histoire du cinéma), même Coppola et Scorsese ne pouvaient que s’incliner : ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’on retrouve derrière la ressortie de ce film majeur les deux compères barbus.

A la manière d’un Tarantino avec ses ressorties coups de coeur, c’est la passion du cinéma sans idées préconçues qui a poussé ces deux grands cinéastes à ressortir ce film sur grand écran, puis sur support numérique. L’occasion inespérée de posséder chez soi l'un des chefs-d’œuvre du cinéma Russe... l'un des plus grands films de l’histoire du cinéma.

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La fiche IMDb du film

Par Xavier Jamet - le 5 mars 2004