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Critique de film
Le film

La Captive aux yeux clairs

(The Big Sky)

L'histoire

En 1832, deux jeunes trappeurs décident de se diriger vers l’Ouest. Ensemble, ils se joignent à l’expédition d’un capitaine français remontant le fleuve Missouri en direction du Montana. A bord du bateau le "Mantan", ce sont les premiers hommes blancs à se rendre dans le territoire des Indiens Pieds-noirs avec lesquels ils souhaitent entamer des échanges commerciaux. Fait également partie du voyage, Teal-Eye, belle princesse indienne, un précieux sauf-conduit pour la réussite de l’aventure. Un triangle amoureux va se nouer entre les deux héros et la jeune Indienne alors qu’une compagnie commerciale concurrente va mettre tout en œuvre pour empêcher le succès de cette expédition...

Analyse et critique

1952. La RKO, l’un des trois plus gros studios du Hollywood des années 30, est assez mal en point. Howard Hughes cherche des noms prestigieux pour apporter une nouvelle vigueur à la compagnie dont il est alors le directeur. Howard Hawks, qui n’a pas connu d’échecs financiers depuis des années, décide de tourner son second western pour son vieil ami. Après La Rivière rouge qui décrivait les premiers convois d’énormes troupeaux se rendant du Texas au Kansas, il cherche avidement une autre histoire concernant une "‘première fois historique" qu’il trouvera dans The Big Sky, un long roman de A.B. Guthrie. Adaptant uniquement le début du livre, La Captive aux yeux clairs narre la première expédition, sur le Missouri, de trappeurs allant explorer le territoire réputé dangereux des Pieds-noirs. Hawks déroule son scénario au rythme des méandres du fleuve. Nous assistons donc à un western lent, majestueux, serein et unique en son genre, un film d’une grande nouveauté. Malheureusement, alors qu’il aurait dû donner un second souffle à la compagnie, il en précipitera au contraire le déclin suite à un cuisant échec commercial. Pourtant, dans les premières semaines d’exploitation, le film démarre très bien et, dans le but d’augmenter le nombre de séances, on décide de couper 12 minutes au métrage initial. Cette hérésie se retournera alors contre les exploitants puisque les spectateurs ne seront plus au rendez-vous. La version initiale disparaîtra de la circulation jusqu’à nous être restituée en DVD.

La Captive aux yeux clairs fait partie de ces quelques films, dans la carrière de Hawks, empreints d’une merveilleuse liberté, à la réalisation transparente et modeste, dont le point culminant sera Hatari !, une expérience jusqu'au-boutiste de fausse roublardise et de vraie modernité. Hawks se soucie ici moins d’une progression dramatique de son intrigue que du parfait fonctionnement de chacune des scènes indépendamment les unes des autres. Déjà avec Le Grand sommeil il avait réussi cet exploit : même si l’histoire demeure toujours aussi peu compréhensible (y compris pour l’auteur et le réalisateur), on peut regarder chaque scène hors contexte et se délecter de chacune d’elles sans avoir besoin de regarder le film dans son intégralité. C’est là que réside la modernité du réalisateur, dans son approche de la narration, assez anti-hollywoodienne, de ne plus proposer d’intrigue millimétrée, mais au contraire de nous faire partager l’existence d’un groupe d’hommes et d’essayer de nous le rendre le plus humain possible en n’ayant pas peur de prendre son temps à le regarder vivre à son propre rythme. Cette démarche donnera également des séquences à la limite du documentaire dignes d’un Robert Flaherty. On comprend alors mieux pourquoi ce cinéaste a été l’un des chouchous de la nouvelle vague et des Cahiers du Cinéma.

Aucune recherche de l’effet voyant, aucun cadrage savant, aucune afféterie dans la mise en scène, c’est là que réside le génie de Hawks, le triomphe de la discrétion sur la virtuosité. Hawks, aidé en cela par le magnifique scénario de Dudley Nichols, s’immisce au plus près de ses personnages, nous passionne sans avoir recours à la multiplication des coups de théâtre ou des séquences spectaculaires, nous conte avec un plaisir non dissimulé une histoire déroulée en de vastes paysages et pénétrée de l’amour d’une existence virile. Hawks se spécialise dès lors dans les scènes qui ne servent justement à rien dans la progression dramatique de l’intrigue mais demeurent inoubliables : comme dans Rio Bravo, ce seront entre autres les séquences musicales et ici en l’occurrence celle de Oh Whisky, Leave Me Alone, chantée avec humour par un Kirk Douglas parfaitement à son aise dans cet exercice dont il n’est pas coutumier. A propos de musique, la partition de Dimitri Tiomkin épouse le minimalisme de la mise en scène par l’utilisation de quelques beaux thèmes discrètement élégiaques.

Dans La Captive aux yeux clairs, l’intrigue possède donc beaucoup moins d’importance que les relations entre les personnages, les scènes statiques étant plus nombreuses et aussi intéressantes que les scènes d’action proprement dites. Tout comme dans Le Convoi des braves de John Ford, un film qui ressemble par le rythme et le thème à celui de Hawks, tous les coups durs n’altèrent en aucune manière l’optimisme des personnages et le scénario ne verse jamais dans le dramatisme outrancier. On peut aussi rapprocher les deux films dans leur approche et leur traitement de la violence. On ne peut pas dire qu’elle soit souvent présente mais quand elle surgit, c’est brutalement et sèchement : la danse sur le bateau violemment stoppée par une flèche venant brusquement percer le cou d’un danseur est totalement inattendue, et son impact en est d’autant plus fort.

L’un des thèmes principaux, typiquement hawksien, de ce film est la description d’une très forte amitié qui devra résister à l’amour que portent les deux hommes pour la même femme. Cette expédition servira de voyage initiatique qui transformera ces grands enfants bagarreurs, susceptibles et chahuteurs en hommes mûrs et sensés, sachant gérer leur vie sans que ce soit au détriment de cette formidable amitié. « Deux hommes sont amis, une fille arrive et bientôt ils ne sont plus amis du tout. L’un s’en va en laissant ce que l’autre aurait donné son bras droit pour garder, et je me demande ce qu’ils vont faire pour pouvoir arranger ça », prononce Arthur Hunnicutt en résumant la situation juste avant le finale. Finale qui, dans un autre film aurait pu se résoudre par un affrontement dramatique, nous dévoile au contraire un Howard Hawks profondément intelligent et d’une grande maturité. La décision respective des deux amis clôt le film en beauté. Beaucoup de critiques ont voulu voir dans cette description de l’amitié virile une homosexualité latente : Hawks a dû en être le premier étonné. Cette mode qui cherche à trouver des traces d’homosexualité dans un film dès qu’il aborde le sujet de fortes amitiés peut se révéler parfois ridicule, et c’est le cas ici.

Hawks aurait voulu Robert Mitchum et Marlon Brando pour jouer les deux personnages principaux, il devra se rabattre sur Kirk Douglas, qui se révèle excellent acteur, et Dewey Martin, un peu plus fade mais correspondant parfaitement à ce rôle beaucoup moins exubérant. L’Indienne est jouée par le mannequin Elisabeth Threatt, qui depuis a complètement disparu de la circulation. Et c’est Arthur Hunnicutt qui se colle au personnage de vieillard picaresque et bourru, personnage récurrent dans tous les westerns de Hawks, et il l’interprète ici à la perfection, un peu plus sobrement même que Walter Brennan, l’inénarrable Stumpy de Rio Bravo. Tout comme Brennan, Hunnicutt était loin d’avoir l’âge du rôle puisque ici, il avait à peine 40 ans ! Une belle interprétation d’ensemble qui ne cherche pas à faire d’étincelles à l’image du ton du film.

Hawks a toujours été discret sur son film, il n’en est d’ailleurs pas très satisfait et l'on se demande vraiment pourquoi tellement cette pépite cinématographique se regarde toujours avec le même intense plaisir et sans la moindre lassitude malgré les multiples visions. Un ton nonchalant, serein, chaud et humain qui nous émerveille et nous fige un sourire aux lèvres à chaque fois. Un très beau film sans aucune descendance puisque les westerns suivants de Hawks (de Rio Bravo à Rio Lobo) ne ressembleront en rien à ce Big Sky.

Bonus critique, un extrait de La Grande aventure du western par Jean-Louis Rieupeyrout (Ramsay Poche Cinéma 1964) : "L’eau de la rivière, les rochers de la montagne, la profondeur des forêts composent le décor classique du western le plus vigoureusement sain, celui qui sait être lyrique sans prétention et laisse la métaphysique à l’ancre."

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 14 décembre 2002