Nana
L’auteur a mis toute sa fortune dans cette dispendieuse adaptation de Zola. Manifestement influencé par les
Folies de Femmes de Stroheim, il tire la satire du second Empire vers la cruauté, opérant une analyse de la déchéance psychologique et sociale qui prend une femme comme agent de la contagion et préfigure sa double conception du plan : théâtre et biologie. La noirceur du propos est redoublée par le caractère monumental des décors, la présence plastique des étoffes, le jeu outré et truculent des acteurs, et s’il y a ratage ici (simple hypothèse et non fait établi), c’est que Renoir devait en passer par cette entreprise folle pour goûter véritablement au fruit défendu et s’assurer que son désir le portait bien vers celui-ci – car nul ne peut en être certain qui ne l’a goûté jusqu’à l’amertume.
4/6
La chienne
Dès la première séquence, Renoir choisit son parti : intelligence et dignité contre bêtise et vulgarité, solitude face à la coalition des bien-pensants auto-satisfaits. Dans ce précis de décomposition du mensonge et de l’hypocrisie, qu’ils soient dirigés vers autrui ou reflètent les compromissions de chacun avec sa conscience, sa lâcheté ou son inconséquence, le drame des personnages est de faire du désaccord sentimental une fatalité, et de rester aveugle aux intérêts amoureux des autres. Le cinéaste pose sur son petit monde un regard presque anthropologique, installant un coussin d’ironie pour amortir la férocité naturaliste du propos, mais ces qualités ne suffisent pas à masquer la lourde théâtralité de la facture. Par ailleurs, l’inaudibilité de la moitié des répliques m’a flingué une bonne partie du film.
3/6
La nuit du carrefour
Renoir confie le rôle de Maigret à son propre frère et recrée l’atmosphère poisseuse de Simenon tel un océan de nuit épaisse, de brouillard, de pluie et de boue, qui envahit une bourgade aux tranches humaines pittoresques. Hanté d’ombres et troué de béances, le film est un des premiers témoignages de la tendance nocturne et inquiétante de son auteur. Il semble manquer de séquences, impression accentuée par un montage abrupt et chaotique multipliant les inserts déroutants et les plans de coupe. Sa tonalité lugubre est contredite par une cocasserie singulière, par le décalage des situations et l’ambivalence de ses personnages (en premier lieu celui de la pulpeuse Else, beauté danoise à l’accent fleuri, à la fois garce et victime), et par la volonté d’inscrire le fait divers dans un folklore symbolique.
4/6
Boudu sauvé des eaux
L’altruisme libéral peut vite révéler ses limites. Il suffit de le confronter à l’anarchisme de Boudu, pique-assiette sans gêne, invité ingrat, fornicateur invétéré qui met la maison sens dessus dessous, lutine la bonne et couche avec la bourgeoise, en prônant les vertus de la paresse et d’une sexualité bien comprise. Si la subversion et la cocasserie bouffonne de la comédie demeurent truculentes, c’est parce que le libraire Lestingois, homme d’ordre, de négoce et de culture, reconnaît chez le vagabond son double désinhibé, le satyre de ses propres fantasmes de liberté. Renoir ne cache pas sa sympathie pour le bon sauvage, l’électron libre qui scandalise ou décoince les gens honorables, le goujat malicieux et insouciant qui préfèrera, au terme d’un faux mariage en guinguette, se laisser porter par les eaux.
4/6
Toni
On a souvent répété à propos ce drame populaire dans la garrigue, sur laquelle Visconti travailla comme assistant, qu’il anticipa le néoréalisme italien. Tournant au présent, à un moment où la crise économique exacerbait la xénophobie, Renoir concrétise l’utopie cosmopolite du carton inaugural en employant des ouvriers italiens, espagnols et africains, qui s’unissent tous contre un sous-chef parigot, vantard, cruel et machiste. Derrière l’oppression exercée par la masse industrielle, il fait saigner les cœurs pris par la passion, récuse tout effet pittoresque, et suggère l’illusion d’un bonheur constamment repoussé par la fatalité. Une puissante tragédie méditerranéenne, avec quatuor de guitaristes corses en guise de chœur antique et grand viaduc ferroviaire comme ligne d’échappatoire impossible.
5/6
Le crime de Monsieur Lange
Dans cette suite logique de
Boudu, l’influence de Prévert s’est faite collaboration, les pulsions anarchisantes ont mûri, se sont structurées. Bien dans le ton d’une époque, celui du progrès social réalisé dans une euphorie unanimiste, l’œuvre fait ainsi transparaitre une forme d’utopie à partir d’une réalité contemporaine transfigurée. Espace semi-ouvert, la cour autour de laquelle se construit l’intrigue favorise une esthétique du plan-séquence qui culmine lors d’un final d’anthologie en forme de plaidoyer, où Batala devient un corps étranger à éliminer et Lange un justicier de hasard, l’Arizona Jim d’un soir. Quant à la tonalité joyeuse et farfelue, elle est soutenue par l’aisance d’une narration organisant toute une série de va-et-vient entre les lieux, les événements, les personnages. Jules Berry est énorme.
4/6
Les bas-fonds
Renoir francise la pièce de Gorki mais conserve les noms originaux, juxtapose l’atmosphère de la Russie tsariste à celle de la France des années 30 et analyse, en plein Front populaire, les différents mécanismes de l’exploitation sociale. À la cour parisienne de
Monsieur Lange il substitue le capharnaüm d’un asile de nuit peuplé de gueux extravagants, inspiré par les gravures du Londres miséreux de Gustave Doré, et à son ardeur quasi anarchiste un sentiment de fatalisme tranquille qui ne se ferme jamais à la possibilité de lendemains meilleurs (voir la conclusion calquée sur celle des
Temps Modernes). Iconoclaste et nerveux, le film offre surtout une galerie de portraits hauts en couleur dominée par un savoureux Jouvet, baron joueur et déclassé dont la déchéance n’est pas un déclin mais une libération.
5/6
Une partie de campagne
S’il adapte la nouvelle de Maupassant, c’est clairement l’esprit de son père que Renoir convoque dans cette flânerie dominicale d’une extrême légèreté, qui semble voler des moments de bonheur fugaces à l’ordre secret de la nature. Un rayon de soleil à travers les branches, l’onde sur un ruisseau, une sieste alanguie dans les hautes herbes… Autant d’éclats impressionnistes captés par une caméra ultra-sensible, exposant délibérément la tension entre joie éphémère et vie manquée, et parvenant à faire ressentir le poids du temps qui passe, la perte de l’instant par des personnages pris au piège de leur condition ou de leur morale – la toute fin est à cet égard particulièrement belle. L’harmonie est totale mais je reste malgré moi un peu à l’écart de cet état de grâce, sans vraiment savoir pourquoi.
4/6
La grande illusion
C’est à un véritable mémorial de la liberté, à une mise en garde contre toutes les guerres, que se livre ici Jean Renoir. Le microcosme qu’il décrit concentre les mouvances sociales de son époque, depuis l’assimilation réussie de la communauté juive jusqu’à l’aristocratie déliquescente qui ne se reconnaît plus dans un monde où l’honneur semble tombé en désuétude. Modèle d’ambivalence sur l’illusion des frontières (frontières nationales bien sûr, mais aussi frontières sociales et frontières de sexe), cette grande fresque universaliste parvient à faire dépasser ces étanchéités par les bienfaits de la captivité, par le brassage des castes et des mentalités, et par l’expression de la croyance profonde en l’égalité et la fraternité, qui s’exprime dans le plus idéaliste et pacifiste des réquisitoires.
5/6
La Marseillaise
Mieux peut-être que tout autre film de son auteur, celui-ci représente l’époque qui l’a vu naître : celle du Front Populaire, de ses idéaux, de son espérance en un avenir meilleur. Filmant une Révolution à visage humain, voire angélique, escamotant (à l’exception de la famille royale) les grandes figures des manuels scolaires pour favoriser les anonymes, l’évocation historique s’apparente à une sorte de road movie truculent, parfois euphorisant, qui voit un régiment de volontaires provençaux découvrir la pomme de terre sur les bivouacs et faire goûter la tomate aux gens du Nord. Du maquis montagnard aux flancs de Valmy, elle déroule une épopée généreuse, fertile en bons mots, scènes familières, bavardages pittoresques, et fait de la mixité ethnique, sociale et sexuelle une alternative au nationalisme rance.
5/6
La bête humaine
Si ce film marque une pause dans la veine engagée et collective de son auteur, il fait de la machine non seulement la métaphore de passions destructrices, mais aussi le symbole d’une France mondialisée grâce à la classe ouvrière. En reconstituant le microcosme de la vie du rail (popote des mécanos, bal des cheminots, rapport technique au dépôt), Renoir signe une véritable coda du Front populaire et ajuste le déterminisme biologique de son histoire à une analyse sociale des plus aigues – peut-être une certaine définition du film noir à la française. La sobriété rigoureuse et la chaleur humaine de son regard tempèrent le pessimisme d’un drame où les personnages, pas lourd, allure courbée sous la pesanteur de l’existence, essaient en vain de s’extraire de la déchéance à laquelle la société les condamne.
4/6
La règle du jeu
Avec l’aisance d’un Beaumarchais raillant les manèges mondains et annonçant en mineur la Révolution, Renoir dresse une éblouissante étude de mœurs qui érige le faux-semblant en art de vivre et la partie de chasse en allégorie des jeux de séduction, brocarde la futilité des relations amoureuses, l’égoïsme de classe, l’antisémitisme, mêle peinture acide de l’aristocratie, mise en cause explicite du mensonge social, approfondissement psychologique des personnages. Le chevauchement des situations, les filtres clairs sur les paysages de Sologne, les parallèles entre maîtres et valets, la sensation d’un monde finissant qui ne survivra pas à la Seconde Guerre mondiale… tout témoigne d’une plénitude absolue. Vaudeville étourdissant, satire cinglante, marivaudage tragique, cet immense classique se redécouvre avec la même stupéfaction à chaque nouvelle vision.
6/6
L’étang tragique
Son premier long-métrage hollywoodien obéit à une règle d’or de l’auteur : plus c’est local, plus c’est universel. Pour faire exister cette petite communauté bouffie de préjugés, il lui faut toucher du doigt la dureté de l’environnement naturel. Le marais sauvage lui évoque la Sologne (aux lapins et faisans succèdent mocassins et alligators) et lui permet de transposer le conflit individu-collectivité, typiquement renoirien, en conflit homme-nature. Il renoue avec certaines de ses préoccupations à travers une vision nuancée voir sceptique du modèle de société américain, confortée dans ses idées reçues – en cela le film rappelle
Furie, qui fut la première expérience de Fritz Lang outre-Atlantique. Mais il reste assez rigidifié par les conventions dramaturgiques et porte les stigmates d’une production interventionniste.
4/6
Le journal d’une femme de chambre
En "crise d’anti-naturalisme aigüe" (selon ses propres mots), Renoir délaisse son goût du détail et déplace le tragique vers la farce pour le faire revenir au happy end, dynamitant le pessimisme du roman au profit d’une histoire d’amour qui ne s’oppose pas au conflit de classes mais est au contraire imprégnée et issue de lui. Si cette société réactionnaire ne mérite plus l’affection qu’il nourrissait à l’égard de La Chesnaye et de ses invités, elle produit un petit théâtre sauvage issu de
La Règle du Jeu, avec son échiquier social en permanente redistribution, et motive un jeu de positions et d’oppositions par lequel se dessine un rapport inédit au monde. Quant à Paulette Goddard, elle s’affirme par sa fierté altère, sa légèreté et son abattage comme une des actrices les plus brillantes (et les plus belles) de l’époque.
4/6
Le fleuve
Il est intéressant de mettre cette élégie panthéiste en parallèle avec
Le Narcisse Noir de Powell et Pressburger, autre tentative de filtrer les forces mystiques de l’Inde à travers l’expérience initiatique de ses personnages. Puisant son inspiration dans l’eau fécondatrice, la végétation luxuriante, la lenteur du rythme de vie des populations, Renoir suit trois jeunes filles dans leur découverte de l’amour, de la mort et du mystère de l’existence, et transcrit la spiritualité du pays en un hymne quasiment sacré à l’expérience terrestre. Ponctué de séquences splendides (la danse face caméra, le glissement sur les corps endormis…), tendu dans une quête de sérénité que traduit autant la sensualité plastique du Technicolor tropical que l’humanisme fraternel de sa philosophie, ce somptueux poème procure un envoûtement total.
5/6
Top 10 Année 1951
Le carrosse d'or
Renoir revient apaisé de son expérience indienne, cultivant le plaisir d’esthète d’inventer des histoires et des spectacles, ornant son (faux) désengagement politique d’une exaltation virevoltante de l’art et de l’artifice. D’une certaine manière, il franchit le muret de la villa du
Fleuve et offre le contre-champ du colonialisme en le parant des atours bariolés de la commedia dell’arte. Le monde réel et celui de la représentation coulissent en une mosaïque baroque, les portes s’ouvrent comme autant de poupées russes sur un enchevêtrement d’intrigues de cour, saltimbanques et aristocrates font danser ors, velours et pastels en une fantaisie ultracolorée : c’est une fête pour les yeux, qui catalyse l’énergie vitale du théâtre et rappelle l’impossibilité de savoir où s’arrête la scène et où commence la vie.
5/6
Top 10 Année 1952
French cancan
Retour en France, et remémoration vibrante du passé montmartrois de l’artiste : sa mythologie de la Butte et ses verres d’absinthe, ses orgue de barbarie et ses froufrous tourbillonnant exhibés lors du final par les danseuses qui déferlent dans la salle et s’assoient sur les genoux des bourgeois. En coulisse, le maître d’œuvre subit le bon vouloir des financiers, ordonnance le spectacle jusqu’à l’épuisement, lance ses découvertes sur la piste éphémère de la gloire. Sur scène, la blanchisseuse choisit l’art contre la vie de couple, renonce à toute promesse de bonheur durable et de confort matériel pour s’enivrer du plaisir de la création. Parfois un peu rouillé dans sa théâtralité vieille France, le film offre une conclusion étourdissante à la solde du rythme et du mouvement, qui brûle son énergie en une furie de jambes et de jupons, de linges et de musique.
4/6
Le déjeuner sur l’herbe
Renoir convoque à nouveau l’héritage des impressionnistes et laisse sentir plus que jamais la lumière, les couleurs, les formes et les mouvements de la nature : siestes sous les oliviers, frémissements des coteaux, frissons de feuillages ondulants, ruisseaux devenant torrents... Tandis que le pique-nique d’une brochette de bourgeois savoureusement croqués vire à la bacchanale, rythmée par la flûte d’un vieil ermite qui, tel le dieu Pan, affole les sens des convives, le scientifique apôtre de la fécondation artificielle s’abandonne à l’amour dans les hautes herbes avec une paysanne d’une appétissante sensualité (la bombe Catherine Rouvel). Difficile de résister au charme facétieux, à la rayonnante fraîcheur, à la fantaisie bigarrée, au panthéisme méditerranéen de cette comédie champêtre et dionysiaque.
4/6
Mon top :
1.
La règle du jeu (1939)
2.
Le fleuve (1951)
3.
La grande illusion (1937)
4.
Le carrosse d’or (1952)
5.
Toni (1935)
Difficile de porter un jugement qui ne soit pas empli de lieux communs sur l’œuvre d’un cinéaste aussi majeur. Incontournable statue du commandeur, père spirituel et modèle absolu pour au moins la moitié des réalisateurs d’envergure ayant officié sur cette terre, Renoir a construit une œuvre humaniste, truculente et chaleureuse, d’une très grande richesse de forme et de fond, et décliné une comédie humaine attachée à la valeur des lieux, des époques, des sentiments.