La fille sur la balançoire (Richard Fleischer, 1955)
D’un fait divers criminel qui défraya la chronique au début du XXème siècle, Fleischer tire un film aussi peu réductible à l’étiquetage générique (il n’a pas le pathétique du mélo) que représentatif de son temps : la thématique de la cruauté du spectacle et de la femme offerte en pâture au public invite ainsi au parallèle avec
Lola Montès. Sa facture ouvragée exsude le capiteux parfum de la déviance, suggère le gouffre possible de l’inconscient, accuse tantôt l’étouffement de l’espace bourgeois, tantôt la blessure vive de l’obsession, par le biais d’une palette raffinée qui alterne le sombre (noir, gris perle, ocre et brun), l’ambre violet du music-hall ou le rouge vif de la passion. Images troublantes ne cessant de saper tout académisme pour mieux exprimer l’interdit, sa transgression, son vertige et son issue tragique.
4/6
Allô… brigade spéciale (Blake Edwards, 1962)
Mieux vaut préférer au français, bien peu inspiré, le titre original de ce suspense qui se présente comme une habile variation sur le thème de la terreur. Affranchi du genre qui a fait sa gloire, Edwards crée sans recourir à des moyens grand-guignolesques un climat d’angoisse d’une certaine efficacité et tisse la toile de son thriller en témoignant d’une adresse consommée. Si le scénario accuse son lot d’invraisemblances (la disponibilité du FBI et l’importance des moyens déployés dans une telle mission préventive ne sont guère plausibles), l’art de prolonger les plans sans perte d’intensité impose la présence corporelle du criminel et l’angoisse de la victime (à laquelle Lee Remick prête une belle présence) aussi vivement qu’une poursuite dans la cohue ou dans l’agencement inquiétant du décor urbain.
4/6
Veuve mais pas trop (Jonathan Demme, 1988)
En bonne histoire de gangsters, celle-ci est aussi une histoire de famille(s). Demme le facétieux la fait glisser du côté du pastiche et atteindre un degré supérieur de comique vaudevillesque. Bâti sur un rythme allegro évoquant celui qu’aurait une bille d’acier lancée dans une spirale sans fin, son film balaie avec malice tout un funk américain qui va du salon de coiffure jamaïcain au bal portoricain en passant par les hôtels luxueux et vulgaires de Miami. Il anticipe ainsi les peintures démystificatrices de Scorsese et de David Chase, épinglant férocement un mode de vie qui n’a que son apparence pour exister, tout en cultivant en moraliste le zeste de romantisme qui garde la caricature à distance. Au sommet d’un casting savoureux : la toujours ravissante Michelle, trésor de charme, d’abattage et de sensibilité.
5/6
Ghost in the shell 2 : Innocence (Mamoru Oshii, 2004)
2032, la frontière séparant l’homme de la machine est définitivement abolie. Toutes les créatures cohabitent dans une curieuse ambiance de cauchemar urbain et de paranoïa généralisée, propice à d’insolites glissements hallucinatoires (apparitions de dragons, poupées désarticulées se faisant hara-kiri). Ceux qui y cherchent une enquête policière aux tenants et aboutissants classiques en seront pour leurs frais : l’œuvre, émaillée de références abstruses à Confucius et Milton, Descartes et les frères Grimm, les plongera dans un abîme d’incompréhension comparable à celui du collégien acnéique planchant sur l’exam’ d’un étudiant de Maths Sup. Les autres se laisseront fasciner par ce rébus hermétique et somptueux aux allures de songe éveillé, qui leur laissera quelques traces indélébiles au fin fond de l’encéphale.
4/6
La victoire en chantant (Jean-Jacques Annaud, 1976)
Janvier 1915 à Fort-Coulais, petit poste frontière et comptoir marchand d’Afrique noire. Apprenant la déclaration de guerre, quelques Dupont-Lajoie se laissent aller leur patriotisme le plus viscéralement cocardier. L’attaque militaire ressemble à une partie de campagne et tourne à la déroute, si bien qu’un jeune normalien enrégimente bien vite les indigènes, domine les colons d’une autorité méprisante qu’ils savourent comme on savourait, du temps de Déroulède, la souveraineté du chef. Tout ce microcosme réfléchit le modèle d’origine, ses préjugés d’ethnie, de caste, ses valeurs, ses systèmes, ses alibis. Et Annaud s’adonne avec une légèreté narquoise aux ravages de l’ironie, quand bien même le récit fléchit régulièrement dans son rythme et les scènes durent un peu trop dans l’exploitation du comique.
3/6
Bienvenue à Marwen (Robert Zemeckis, 2018)
Avec ce film singulièrement dépressif, l’auteur conserve sans parader son statut de grand
storyteller aux ambitions d’expérimentateur forcené. Fidèle à sa manière, il transforme la confession intime en opulent spectacle (à moins que ce ne soit l’inverse), recréant un monde alternatif qui sache rendre compte de la douleur du réel et de l’en guérir. Pour approcher l’état mental de son héros traumatisé, il ose une œuvre intriquée, hybride, étonnante, toujours brillante dans l’inventivité des jeux d’échelle, la fluidité des transitions entre le fantasme et la réalité, des glissements entre la vie et la création. Et par-delà le caractère un peu édifiant de la fable, il exalte les vertus de l’imaginaire comme outil salvateur de résilience, en mettant sa luxuriance technique au service d’un propos personnel et généreux.
4/6
Les camarades (Mario Monicelli, 1963)
Prolétaires, unissez-vous ! Par son atmosphère et son sujet (les luttes syndicales dans le Turin des années 1890 et plus précisément la première grève déclenchée en Italie par les employés d’une filature), cette superbe fresque ouvrière évoque rien moins que le
Germinal de Zola. D’abord chancelant et instinctif, le geste de révolte est organisé par un militant socialiste sorti de chez Dostoïevski : barbu, idéaliste, persécuté, un peu perdu mais très avisé, le professeur est le seul intellectuel qui comprenne ce qu’est véritablement la lutte de classes. Il est l’âme d’une œuvre glorifiant le collectif tout préservant les individualités de chacun, d’un film beau, grave et poignant comme l’image finale où se perpétue amèrement un système brisant les plus faibles, quand bien même la graine de l’espoir a été plantée.
5/6
Top 10 Année 1963
Julia (Fred Zinnemann, 1977)
Tiré d’une nouvelle autobiographique de Lilian Hellman, le film se présente comme une élégie tranquille à la gloire de l’amitié liant deux femmes courageuses, engagées chacune à sa manière contre la barbarie fasciste. Pour quelque peu convenue qu’elle soit, la mise en scène en réfère tour à tour aux prestiges de l’impressionnisme, aux charmes rétro du suspense hitchcockien (la longue séquence du train) ou au romanesque généreux d’un cinéma d’aventures fertile en péripéties. Autant de directions qui apparentent le tout à un grand repas d’apparat, culminant avec la rencontre tant attendue des héroïnes dans un bistrot berlinois, où se cristallise le meilleur d’une sensibilité à mi-voix franchement émotionnelle, prémunie de toute surenchère spectaculaire. Et que dire de Jane Fonda, forcément magnifique...
4/6
High hopes (Mike Leigh, 1988)
Le réalisme de ce cinéma est trompeur. Ici plus que jamais, il ne fonctionne pas pour lui-même et, tout en conservant sa propre dimension, sert une autre visée : l’humour, qui marque le brassage des tons (burlesque, caricature, exagération), produit un véritable déphasage et favorise un discours à la fois complexe et solidement structuré. Si son analyse critique n’épargne rien ni personne, s’il décrit scrupuleusement un patchwork de milieux entrant dans un système d’oppositions multiples, l’auteur réserve la primeur de sa bienveillance au couple de prolétaires qui refuse de participer au simulacre de la réussite sociale. D’où l’équilibre d’un film plein de fourrés épineux, d’allées traversières ramifiées, mais dont l’amertume et l’acerbe férocité sont toujours contrepesées par une sincère tendresse.
4/6
La mule (Clint Eastwood, 2018)
On a beau avoir appris à ne plus se surprendre de son éternel retour devant sa caméra, il est toujours émouvant d’assister au spectacle de ce visage vieilli mais sémillant, à ce numéro de réac libertarien que l’auteur s’emploie à retourner comme une crêpe. L’argument (pourtant inspiré d’une histoire vraie) pourrait être prélevé à la plus banale série B : flics de la DEA, cartels mexicains et vague suspense traité avec une crâneuse indolence. Eastwood en tire un road-movie détendu, une réflexion sur le rapport contradictoire entre moralité et rédemption, sur l’imprévisibilité du temps qui file comme une routine et confronte soudain aux plus grandes exigences. Voilà comment, en se soumettant in extremis à la lucidité, au regret, à la nécessité de la réconciliation, il nous touche et nous parle encore de l’essentiel.
4/6
Green book (Peter Farrely, 2018)
Parce que le film relate la tournée historique, dans le Deep South encore ségrégué de 1962, d’un pianiste noir dandy, hautement éduqué, et de son chauffeur-garde du corps italo-américain, rustre et bourrin, on se doute que les deux finiront par faire la paire. Mais comme dans tout road-trip, l’arrivée compte moins que le chemin, et l’intelligence de Farrely consiste à déjouer non pas les préjugés des personnages mais ceux que le spectateur entretient vis-à-vis d’eux. Accordant le raffinement de l’humour à la pudeur de l’émotion, il aborde avec finesse les liens entre classe et ethnie, balaie les systèmes d’identification factices, préserve une véritable complexité à ses protagonistes, et préfère au piège de la mièvrerie cette attitude de bienveillance poussant à voir en chacun ce que l’autre révèle en lui de meilleur.
4/6
Le château de Cagliostro (Hayao Miyazaki, 1979)
Premier d’une longue série dans l’œuvre du maître, bâti dans un pays fictif de Cocagne qui emprunte à la fois aux paysages ensoleillés du sud de l’Europe et aux grands palais de Bavière, ce château de style gothico-romain s’avère un formidable décor. L’enchaînement des péripéties, gags et cascades se construit autour de jeux scéniques inséparables de la configuration des lieux, chemins de ronde, aqueducs, sombres cachots, énormes machineries intérieures et autres tourelles amovibles. Il favorise une aventure rocambolesque, trépidante, multipliant enjeux et pistes narratives avec une fantaisie quelque peu désordonnée, jusqu’à une conclusion en forme de credo idéologique : c’est le passé de la contrée lui-même, et son héritage de culture et d’histoire, qui constitue un trésor de connaissance offert à tous.
4/6
Un jour dans la vie de Billy Lynn (Ang Lee, 2016)
On les connaît bien, ces épopées du retour hantées par les images du front, élégies post-traumatiques où les heures sont des années et inversement – Wyler et Cimino en ont tiré des chef-d’œuvres. L’exploit qu’accomplit le cinéaste est d’autant plus remarquable, qui construit sur une journée à la gloire du faux, parcourue de fantasmes et de souvenirs, un examen de conscience confronté au show géant de la récupération médiatico-patriotique. Parce que l’héroïsme guerrier, le mythe, la culture et l’art qui s’en sont fait les porte-voix n’ont jamais servi que les intérêts de quelques-uns, parce qu’il renvoie le reflet irréel d’une starification obscène exaspérant une sensibilité à vif, le film s’affirme comme l’un des plus témoignages les plus fascinants et perspicaces de son temps : celui de l’Amérique trumpienne.
5/6
Top 10 Année 2016