Le grondement de la montagne
Comme dans
Crépuscule à Tokyo d’Ozu, l’idée pour la femme de disposer de sa propre existence est ici centrale. Le film est hanté par la fiction favorite de l’après-guerre que nourrit le fantasme de la recomposition familiale, d’une nouvelle répartition des affects, de la maîtrise inédite des désirs. Cinéaste de l’obstination quotidienne, des gestes mille fois répétés, Naruse inscrit la trajectoire de ses personnages dans un décor qui soutient la respiration du récit comme la basse continue dans la musique baroque, multiplie trajets, retours du travail, va-et-vient incessants pour casser toute dramatisation, toute emprise de l’intrigue, pour accroître l’impression de mouvance et d’hésitation sur laquelle il construit cette chronique flottante dont la mise en œuvre ne parvient jamais vraiment à émouvoir.
3/6
Chrysanthèmes tardifs
C’est le parfum âcre de la résignation, envahissant l’âme comme une sourde douleur tancerait le corps, qui émane d’abord de cette chronique du quotidien. Les personnages ne peuvent ici mêler leur amertume à la satisfaction de s’inscrire dans le grand cycle de l’univers, n’ont pas les moyens d’une telle transcendance. Où qu’ils tournent leur regard, celui-ci se heurte à la pesanteur, à la fermeture, à l’opacité du monde. Ainsi vont les jours de Kin, ancienne geisha devenue usurière n’ayant plus d’intérêt dans la vie que ceux tirés des prêts qu’elle octroie à ses ex-collègues. Naruse dépeint l’assèchement de son cœur, la mise au rebut de ses rêves d’amour, le durcissement de sa carapace comme autant d’impératifs à une survie asservie au règne de l’argent. La forme est élusive, le fond sans illusion.
4/6
Nuages flottants
Du mélodrame, le film n’emprunte qu’une trame et quelques thèmes de prédilection (adultère, amours exotiques, prostitution, avortement, maladie) mais aucun effet de style, même à rebours : l’art de Naruse ignore ici l’emphase, gomme le larmoyant au profit du compassionnel, refuse la "scène à faire" non par un quelconque souci d’ellipse ou d’impact suggestif mais parce que cela ne semble pas l’intéresser jusqu’au poignant volte-face final. Dans cette œuvre faite de douceur et d’amertume, la mort est une instance qui ronge, qui n’a rien de sublime ni de sacrificiel, qui scande le récit et exprime l’obsession dévorante et souterraine des personnages. Se confrontant avec un lyrisme sans emphase ni pathos à ce sujet difficile qu’est la passion, l’auteur travaille ainsi en maître sur le fil ténu des sentiments.
5/6
Top 10 Année 1955
Nuages d’été
L’histoire d’une veuve qui tente de maîtriser les insurmontables difficultés d’un clan de paysans ruinés et divisés. Tout en s’abandonnant à des amours interdites avec un journaliste marié, elle déploie beaucoup d’énergie et d’ingéniosité pour aider ses proches dans leur recherche du bonheur, aux dépens des préjugés et des usages. À mesure qu’il progresse et dévoile toujours plus subtilement les nuances psychologiques de chacun, le film élabore ainsi une morale contemporaine, affranchie de la préséance des branches, des âges et des sexes comme du devoir d’engagement dans la hiérarchie sociale. Il gagne en émotion jusqu’à un final doux-amer indiquant que la soumission à la modernité ne demande pas moins de courage que l’ancienne obéissance, mais qui acte que l’essai de la liberté à été bien fait.
4/6
Quand une femme monte l’escalier
Au tournant des années soixante, la femme japonaise est à même de saisir de nouvelles opportunités, s’affranchir en partie de l’héritage traditionnel et faire valoir une indépendance acquise de haute lutte. Mais le combat a un prix, comme le découvre l’hôtesse de bar de cette chronique de l’émancipation féminine, jeune veuve en quête d’un second souffle qui doit jongler entre une réalité économique toujours précaire, des obligations professionnelles faisant du sentiment tarifé un principe inaliénable, et un amour interdit pour le moins disponible de ses clients. Plus amer et désillusionné que celui d’Ozu, sans doute plus cadencé également, le monde de Naruse se développe ici dans toute sa clarté d’énonciation, faisant évoluer le
shomin-geki vers une forme précise de radiographie sociale.
4/6
Une femme dans la tourmente
Une scène de la dernière partie résume à merveille les brisures irrémédiables et les intenses moments de bonheur qui parcourent le film : un voyage à travers le Japon régulièrement scandé par des plans du train en marche, et pendant lequel Naruse recompose toute une mise en scène de l’amour naissant. Des sourires timides, des regards à la dérobée, des gestes complices, et les yeux embués de larmes indiquant enfin que cette relation est condamnée. En racontant comment les sentiments d’un jeune homme pour sa belle-sœur veuve se heurtent au bonheur impossible de l’après-guerre, le cinéaste exprime avec une économie exemplaire la mutation économique d’un pays, l’irruption de la jeunesse, l’omniprésence de la mort, le jeu infime des choses non relevées mais qui disent l’essentiel. Poignant.
5/6
Top 10 Année 1964
Nuages épars
Parce qu’il a renversé par accident le mari de Yumiko, Mishima lui rend des visites qui ne parviennent pas à éteindre sa culpabilité. Et ce qui doit arriver dans la logique mélodramatique survient : l’un et l’autre se plaisent, tombent amoureux, enfreignant ainsi l’interdit posé par le décès de l’époux. Le dernier film de Naruse ressemble à son œuvre. La société y est vue comme un système réglé d’interdictions et d’autorisations. L’emploi de la nature intensifie les sentiments jusqu’à une emphase assumée. La narrativisation du décor et des accessoires indique que le monde n’est pas un échappatoire, qu’il ne fait que renforcer les règles de la vie sociale et qu’il double dramatiquement le destin, comme s’il fallait répéter qu’il existe quelque chose du bonheur mais que celui-ci reste pour toujours inaccessible.
4/6
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1.
Nuages flottants (1955)
2.
Une femme dans la tourmente (1964)
3.
Nuages d’été (1958)
4.
Quand une femme monte l’escalier (1960)
5.
Chrysanthèmes tardifs (1954)
Cinéaste de la douleur muette et de la cruauté en sourdine, tisserand de mélodrames feutrés dont la tristesse s’écoule lentement, comme les grains du temps dans le bulbe d’un sablier, Naruse est le peintre des classes populaires et d’une psychologie féminine typiquement japonaise.