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Critique de film
Le film
Affiche du film

We Can't Go Home Again

L'histoire

We Can't Go Home Again est un film expérimental politique et psychédélique, sans réelle trame narrative, réalisé entre 1971 et 1973 par Nicholas Ray, devenu professeur de cinéma à l'Université, et ses étudiants.

Analyse et critique

En 1962, Nicholas Ray se trouve aux commandes du plus gros budget qu’Hollywood lui ait jamais confié, Les 55 jours de Pékin, lorsqu’il est pris d’un malaise. Le film, achevé par Andrew Marton et Guy Green, sera un énorme échec commercial et mettra un terme définitif à la carrière hollywoodienne de ce cinéaste à la personnalité complexe et au parcours mouvementé.

Quelques années plus tard, en 1970, à un concert new-yorkais de Grateful Dead, Nicholas Ray tombe sur Dennis Hopper, qui lui propose de le rejoindre dans son ranch du Nouveau-Mexique où il travaille sur le montage de The Last Movie. Grâce à son réseau d’influence, Hopper parvient à trouver pour Ray une place de professeur au Harpur College of Arts and Sciences de l’Université de Binghampton. Là, de 1971 à 1973, Nicholas Ray enseignera son art à un groupe d’étudiants avec lesquels il liera une relation particulière, quelque part entre mentorat et complicité. De là naîtra We Can’t Go Home Again, expérimentation filmique mouvante que le cinéaste ne cessera de retravailler, de malaxer, jusqu’à sa disparition en 1979...

Pour qui connaît les œuvres hollywoodiennes les plus marquantes de Nicholas Ray (Johnny Guitare, La Fureur de vivre, Le Roi des Rois...), la vision de We Can’t Go Home Again a de quoi désarçonner, et, ne serait-ce sa présence (au générique ou à l’écran), on pourrait bien vite se débarrasser du film en ne le considérant que comme un maelström décousu d’images indéfinies et de discussions étudiantes sans apparents queue ni tête. Mais outre les fulgurances que (presque) tout travail d’avant-garde sait occasionnellement révéler - souvent au milieu de la confusion - à qui y accorde une attention suffisante, We Can’t Go Home Again se révèle à ce point habité par la figure de son créateur qu’il parvient, finalement, à susciter une curiosité voire une émotion particulières.

We Can’t Go Home Again se présente, pour peu que l’on se lance dans l’hasardeuse entreprise de décrire son dispositif, par le biais d’un cadre rectangulaire - qui n’est pas tout à fait celui de l’image mais qui pourrait être vu comme l’écran d’un drive-in laissant entrevoir, à sa périphérie, un arrière-plan changeant - sur lequel se succèdent des projections diverses (1), créant des cadres intérieurs venant parfois se superposer, se confondre ou s’emmêler, tandis que les sons et les voix provenant de ces cadres nous arrivent indistinctement, de l’un ou d’un autre, pour provoquer des échos désordonnés et inattendus. A l’intérieur de ces cadres, il est question d’un professeur de cinéma rencontrant ses futurs étudiants, des préparatifs de leurs travaux pratiques de réalisation, de leurs aventures personnelles, artistiques, familiales ou sexuelles, mais aussi de l’actualité du pays, à travers des images d’archives... Quelque chose donc qui tiendrait de l’autofiction documentarisée, où la relation entre un professeur et ses étudiants serait mise en perspective (par des moyens davantage formels que narratifs) avec la réalité sociale de l’Amérique de la fin des années 60... Cela semble complexe, et l’est évidemment à l’écran, et le défi du spectateur sera probablement de parvenir à se laisser davantage stimuler que décontenancer par l’abstraction globale du projet.

On pourrait en réalité d’une certaine manière voir dans We Can’t Go Home Again un film qui entreprendrait le récit, forcément désordonné, de sa propre création, comme une tentative de rompre la malédiction consubstantielle à l’art cinématographique - comparativement notamment aux arts scéniques - liée à la non-simultanéité de l’acte créatif et de sa réception par le spectateur. Le procédé contient sa part d’artifice, assumée (voir la rencontre entre Ray et ses étudiants, qui lui demandent si c’est bien lui qui a réalisé tel ou tel titre), mais finit par dégager une spontanéité et une forme de vérité propres : dans la manière dont ils jouent à être eux-mêmes, ces jeunes étudiants révèlent - presque malgré eux - quelque chose de leur nature véritable, de leur ambition comme de leurs fêlures, et émergent ainsi de façon inattendue de belles et furtives figures de la jeunesse, comme celle de Leslie ou celle de Tom, évoquant sa relation avec son père tandis qu’il se rase le visage. Hors-caméra, on entend alors la voix de Nicholas Ray lui demander « Make me believe in you » (« Fais-moi croire en toi »), comme le manifeste d’un projet qui traquerait la sincérité au milieu du chaos.

Le film s’ouvre sur une complainte blues intitulée Bless the Family, tandis qu’à l’image défile, sans aucun commentaire, un montage désordonné d’archives autour de la Convention Démocrate de 1968, du Procès des Sept de Chicago, de la mort du leader Black Panther Fred Hampton... Puis apparaît mot à mot le titre, We Can’t Go Home Again, évocation directe du titre du dernier roman de Thomas Wolfe, You can’t go home again (publié de façon posthume en 1940), qui relatait le récit d’un écrivain qui, après le succès national d’un de ses ouvrages, est abandonné et menacé par les habitants de son village natal, trahis par l’image que le livre renvoie d’eux. Le titre du roman, dont l'action se situait pendant le bouleversement social des années 20 et 30 aux Etats-Unis, possédait évidemment une deuxième signification, symbolique, autour du cours inéluctable du temps, qui éloigne un homme de son passé, de son enfance, de ses idéaux, et d’un monde en constante évolution. Le placement sous cette autorité, dans le cas du film de Nicholas Ray, n’est pas anodin, pas plus que ne l’est ce changement consistant à adopter un « we » inclusif : à l'instar de cette jeunesse soumise aux tumultes de son temps, Nicholas Ray ne peut « rentrer chez lui », redevenir ce qu’il a été, et c’est chargé de cette dimension double (d’une part, un portrait de la jeunesse de son temps -l’une des obsessions récurrentes du cinéaste, de tous temps -, et d’autre part, un autoportrait d’homme au crépuscule de son existence) que We Can’t Go Home Again acquiert toute sa force symbolique comme émotionnelle.

Sur le premier point, le film s’avère un intéressant témoignage de l’atmosphère sociale si particulière qui habitait les Etats-Unis à la fin des années 60 et au début des années 70 : guerre du Viet-Nam, Flower Power, mouvements sociaux, lutte contre la ségrégation raciale, Guerre Froide, paranoïa ambiante, libération des mœurs... le tourbillon de l’actualité engendrait autant d’exaltation que de confusion dans l’esprit de la jeunesse américaine, et le film, par son bombardement d’images autant que par les confessions de ses protagonistes, participe - à sa manière - à décrire cette période de remise en cause de certains fondements de la société américaine, notamment autour du délitement de la cellule familiale ou des questions sexuelles, sujets récurrents du film.

Sur le deuxième point, qui passionnera peut-être encore davantage les cinéphiles, et en particulier les admirateurs de Nicholas Ray, le film décrit la relation très particulière entretenue par le cinéaste avec cette jeunesse : il y apparaît ainsi tour à tour comme un mentor et un confident, comme un observateur distant et ironique (lorsqu’il suggère de jeter des tomates à Leslie !) et un camarade de juvénilité (la séquence où il partage un joint avec eux provoqua un scandale à la sortie du film), comme un père de substitution et un objet de curiosité (notamment pour son fameux bandeau)... Autant que l’instabilité de son temps ou de la jeunesse qu’il décrit, c’est la sienne propre, sa désuétude et son épuisement, que Nicholas Ray semble constater ici, jusqu’à cette mise en scène de sa pendaison, durant laquelle sa voix d’outre-tombe donnera à ses élèves son dernier conseil professoral : « Prenez soin les uns des autres. C’est votre seule chance de survie. Tout le reste n’est que vanité. Et laissez-nous, les autres, nous balancer. » Pour tout dire, la vertu testamentaire de cette scène, à elle seule, nous inviterait presque à surmonter la forme souvent absconse du film, ses efforts avant-gardistes inégaux et son rythme syncopé incommode, pour en louer la sincérité et la témérité. Comme le dit le cinéaste espagnol Victor Erice dans l’ouvrage qu’il a consacré à Nicholas Ray : « We Can’t Go Home Again échoue, mais un film qui demeure exemplaire dans son échec. »


(1) Dans lesquelles le Super 8, le 16mm, le 35mm et des images provenant d’un synthétiseur vidéo se mêlent allégrement.

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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 23 septembre 2014